La mine à ciel ouvert de Garzweiler, près du village dévasté de Lützerath

Par João Camargo pour Common Dreams – Traduction par Johan Wallengren

Le système dominant du capital et de l’État a déjà fait son choix : il veut l’effondrement et réprimera violemment tout récalcitrant.


Au début du mois de janvier 2023, dans un minuscule village de l’ouest de l’Allemagne, des dizaines de milliers de militants pour la justice climatique ont confronté des milliers de policiers dans une épreuve de force ayant pour enjeu l’avenir de l’industrie fossile en Europe centrale. L’énormité des moyens mobilisés pour procéder à la destruction d’un village et à l’agrandissement de l’une des plus grandes mines de charbon à ciel ouvert au monde, Garzweiler, au centre même de l’Europe, marque un jalon historique. Considérer ce qui s’est passé à Lützerath comme une défaite du mouvement serait mal interpréter l’histoire.

Lützerath a été le théâtre d’une conflagration entre deux forces de portée historique : d’un côté, le mouvement pour la justice climatique, qui se développe depuis des décennies et est devenu un mouvement de masse mondial depuis 2019, et de l’autre, la multinationale allemande du charbon RWE, appuyée par des milliers de policiers venus d’au moins 14 villes allemandes pour défendre les décisions du gouvernement fédéral et de celui de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Plus que symbolique, la bataille de Lützerath a été instiguée par le mouvement pour la justice climatique, qui s’est battu pour qu’on tire un trait sur l’extraction de 280 millions de tonnes de charbon du sous-sol de ce village dévasté.

Au cours des deux dernières années, des centaines de militants ont occupé les maisons du village. Pendant ce temps, le gouvernement fédéral et celui du Land, flanqués de RWE, ont négocié et tordu des bras pour que les habitants de Lützi (petit nom donné au village) abandonnent leurs foyers. Au début de cette année, plus de 300 personnes ont échafaudé diverses structures pour résister activement à la poussée destructrice en prévenant les évictions, protégeant le parc immobilier et empêchant que la forêt soit rasée, – un ultimatum ayant été fixé au 10 janvier par un tribunal allemand -. C’est ainsi que les militants sur les lieux, épaulés par d’autres qui ont rejoint leurs rangs, se sont préparés au coup de force à venir en placardant les portes et les fenêtres des maisons, en barricadant des rues et en construisant des cabanes dans les arbres.

Il s’agissait de faire face non seulement à une grande entreprise, mais également à un lourd contingent de l’appareil d’État allemand, qui avait concentré beaucoup de ses forces sur le terrain aux fins de l’extension de la mine de Garzweiler et de l’expansion de l’industrie des combustibles fossiles. L’État allemand a recruté sur tout son territoire des milliers de policiers avec leur matériel logistique pour chasser les militants et libérer le terrain pour que les engins puissent passer. Dans le cadre de son intervention, la police allemande s’est servie des organes médiatiques de RWE et a utilisé ses camions, installations et machines, formant ainsi un véritable partenariat capitaliste public-privé. L’État allemand a dépensé des millions d’euros pour que RWE puisse s’assurer de rayer Lützi de la carte.

Les Verts, un parti politique allemand, sont au cœur de la décision de détruire le village pour agrandir la mine de charbon. Au niveau du gouvernement de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, les Verts font partie d’une coalition avec la CDU (droite). Au niveau du gouvernement fédéral, les Verts sont présents aux côtés du SPD (centre-gauche) et du FDP (centre-droit). Le vice-chancelier et ministre des Affaires économiques et de l’action pour le climat du gouvernement fédéral est Robert Habeck, qui a été dirigeant et membre des Verts. Le score de 14,8 % recueilli par les Verts aux élections fédérales de 2021 a été obtenu après les grandes mobilisations pour le climat à l’échelle nationale. Les Verts justifient leur soutien à la décision de détruire Lützi pour faire plus de place à Garzweiler en arguant que cela reviendra pour RWE à ramener l’année de la fin du traitement du charbon de 2038 à 2030. Or, l’agrandissement de Garzweiler ne signifie rien d’autre qu’une accélération de la combustion du charbon, ce qui se soldera par des conséquences pires encore du point de vue de la crise climatique.

Le mercredi 11 janvier, des rangées de policiers à pied, à cheval et en jeep ont marché sur ce hameau comme une armée – avec l’attirail complet : tanks, hélicoptères et canons à eau – prête à combattre un véritable ennemi. À Lützi, les forces policières ont trouvé des dizaines de militants suspendus à des trépieds dans toutes les rues, sur les toits des maisons et en équilibre sur les cimes des arbres. L’appareil policier avait besoin de grimpeurs, mais a apporté des boucliers, des matraques et du gaz poivré à la place. Les effectifs policiers étaient prêts à en découdre, mais n’ont que sporadiquement eu affaire à de petites poches de violence. Le personnel de RWE s’employait pendant ce temps à couper à la tronçonneuse les arbres sur lesquels les militants faisaient acte de résistance, abattant la forêt pour faire place à plus de charbon. Les policiers n’ont pas cessé leur manège un seul instant au cours des trois jours qui suivirent, se relayant pour déloger les militants et les arrêter un à un, jusqu’aux petites heures du matin. Les apparences pouvaient laisser croire que tout serait réglé avant le week-end, mais alors la nouvelle est tombée qu’un souterrain avait été creusé par les militants et que deux personnes se faisant appeler Pinky et Brain [Ndt : d’après le nom d’un dessin animé américain] s’y étaient réfugiées – sous Lützi, plus près du charbon, mais hors de portée de la lourde main policière. La force brute, les milliers de policiers déployés, le véritable arsenal de guerre utilisé et les millions d’euros dépensés n’ont donc pas permis un contrôle intégral de la situation.

Hors de Lützi, la nouvelle a créé une tempête médiatique : une partie de la presse allemande et certains éléments d’extrême droite se sont mis à traiter les militants de « terroristes climatiques », il y a eu occupation des sièges des Verts et de RWE et des actions de solidarité internationale ont été déclenchées un peu partout sur la planète. Un sondage sur le sort de Lützerath a été mené en Allemagne : 59 % des personnes interrogées se sont prononcées en faveur de la survie de Lützi et seulement 33 % en faveur de sa démolition.

Au moins 35 000 manifestants ont convergé sur Lützi le samedi, parmi lesquels Greta Thunberg. Des milliers de policiers ont encerclé la manifestation au fur et à mesure qu’elle avançait, tandis que d’autres encerclaient le village. Plus d’un millier de manifestants ont pris d’assaut la mine de Garzweiler et ont forcé l’arrêt des travaux d’extraction de charbon. La police a procédé à de violentes et bruyantes charges par petits groupes, tentant d’user de tactiques de guérilla contre les militants. Cependant, dans la guerre des images, les plus saisissantes se sont révélées être celles de l’arrestation de Greta et puis celles d’un groupe de policiers enlisés dans la boue, rampant pour essayer de se remettre debout, devant un « mage/magicien/moine » sur lequel la boue n’avait pas prise. La police a réussi à empêcher les manifestants de « reprendre Lützerath », mais a dû faire flèche de tout bois pour y parvenir. Dans les jours qui suivirent, Ende Gelände [Ndt : mouvement actif en Europe – dont le nom peut se traduire en français par : ça s’arrête là – fédérant des groupes d’action directe contre l’exploitation des hydrocarbures] a pris d’assaut la mine de Garzweiler et y a forcé l’arrêt de l’extraction du charbon à de nombreuses reprises.

Ce n’est que le 16 janvier que Pinky et Brain sont sortis du souterrain sous Lützi, de leur propre chef, car la police n’avait pas réussi à les en extraire. Le 23 janvier, la police et RWE ont déclaré que l’expulsion était terminée.

Lützerath est maintenant complètement rasé. La mine de charbon attenante qui va commencer à l’engloutir ressemble à la surface de la lune et le territoire avalé restera irrécupérable pendant des milliers d’années. Voilà ce qu’a accompli l’alliance entre le capital fossile et l’État allemand.

L’arrestation de centaines de militants et la condamnation attendue de certains d’entre eux à des peines de prison seront les prochaines étapes du processus institutionnel. Reste que quelque chose d’essentiel a changé avec la bataille de Lützerath. On a estimé nécessaire de recourir à une mobilisation massive et à l’utilisation de ressources de l’État pour s’assurer que la destruction puisse suivre son cours. Et cette façon de procéder ne fera que s’intensifier avec l’aggravation de la crise climatique.

Au Royaume-Uni, de nouvelles lois draconiennes contre le droit de grève et les manifestations politiques ont été adoptées dans le cadre d’un effort pour stopper les militants de Just Stop Oil, Insulate Britain et ce qu’il reste de Extinction Rebellion et arrêter le déferlement de grèves. Dans plusieurs pays d’Europe, des militants pour le climat sont détenus à titre préventif pour essayer d’empêcher des actions perturbatrices de grande ampleur. Aux États-Unis, un militant engagé dans la cause climatique qui participait à une opération de protection d’une forêt en Géorgie aurait été assassiné de sang-froid par la police.

Évidemment, rien de tout cela ne constitue une nouveauté pour les pays pauvres d’Amérique latine, d’Asie ou du continent africain. Ce qui est nouveau, c’est que même les centres de pouvoir du capitalisme sont touchés.

Face au choix entre l’arrêt de l’effondrement climatique et la fin du privilège du profit capitaliste, le système a tranché : il mobilisera toutes les ressources nécessaires pour maintenir la destruction. On entend donc non seulement renoncer à faire ce qui a été reconnu nécessaire et renier les accords déjà signés, tels que celui de Paris, mais également utiliser la force brute pour faire en sorte que l’insatiable machine à profit ne cesse de tourner, même au prix de l’effondrement climatique.

Toute action d’envergure sur le front climatique – ou tout acte de résistance sociale perçu comme menaçant – devra être bâillonné.

La répression se fera avec le soutien des Verts en Allemagne, et des travaillistes au Royaume-Uni. Ailleurs dans le monde, une multiplicité d’organisations politiques plus soucieuses de l’ordre que de la vie seront également complices. Tous ces acteurs ont choisi le camp de la catastrophe.

Quand on pense au fait que la personne annoncée pour présider le sommet sur le climat de cette année est le PDG de l’une des plus grandes compagnies pétrolières au monde, on se dit que la boucle est bouclée : la voie institutionnelle pour mettre fin à la crise climatique s’est donné la mort en public et son cadavre est exposé à la vue de tous. Aucune élection, aucun sommet ne pourra se mettre en travers du chemin de la catastrophe tracé par le capitalisme. Sans l’action et le courage du mouvement pour la justice climatique, pas d’issue. Non seulement celui-ci devra-t-il arrêter le saccage actuel, mais il lui incombera également de construire la transformation qui s’impose dans les moments historiques que nous vivons.

La bataille de Lützerath marque le début d’une ère nouvelle. Le système dominant a déjà fait son choix : il veut l’effondrement et réprimera violemment tout récalcitrant. À Lützi, le mouvement a déjà montré qu’il ne reculera pas; le moment est venu pour lui d’aller de l’avant.


La Fondation Rosa Luxembourg – New York, en collaboration avec Alternatives et le Comité pour les droits humains en Amérique latine propose une discussion sur l’extractivisme à la conférence La Grande Transition, qui se tiendra du 18 au 21 mai.

Pour prendre connaissance de l’évenement FB