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Comment les féministes peuvent soutenir les femmes afghanes

Depuis que les talibans ont pris le contrôle de Kaboul et du gouvernement central le 15 août 2021, les efforts pour soutenir les femmes afghanes sont devenus extrêmement difficiles. Selon certaines féministes éminentes étasuniennes ayant des liens étroits avec les femmes afghanes, les talibans «n’ont aucune légitimité au-delà de la force brutale qu’ils commandent». Et les gouvernements, les Nations unies et les acteurs régionaux ne devraient pas les reconnaître ni travailler avec eux. Pour certains, cela signifie isoler les talibans en continuant à geler les fonds afghans détenus à l’étranger et en suspendant toute aide coordonnée avec une agence gouvernementale. Mais cette position aide-t-elle vraiment les femmes afghanes?

Il ne fait aucun doute que les progrès réalisés par des femmes afghanes au cours des 20 dernières années, en particulier les femmes des zones urbaines, ont été réduits, du moins temporairement. Depuis leur arrivée au pouvoir, les talibans ont déclaré que les filles seraient autorisées à aller à l’école, mais dans certaines régions du pays, les filles sont exclues des classes des degrés de l’école secondaire [par contre, selon l’Unicef, elles peuvent fréquenter l’école primaire; Omar Abdi de l’Unicef a déploré le 15 octobre que «des millions de filles en âge d’aller à l’école secondaire soient en train de passer à côté de leur éducation pour le 27e jour consécutif»].

Et si les étudiantes ont continué à fréquenter les universités privées, la plupart des femmes inscrites dans les universités publiques n’ont pas assisté aux cours par peur, en raison de l’annulation des cours ou des restrictions imposées par les talibans. Même si les porte-parole des talibans insistent sur le fait que les femmes peuvent continuer à travailler, on signale fréquemment que des militants talibans ordonnent aux femmes de quitter leur lieu de travail.

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Si nous devrions tous et toutes être indignés par les abus et la détérioration des droits que subissent les femmes afghanes, les talibans ne sont pas la seule cause de détresse des femmes en ce moment. L’économie et les services publics sont paralysés parce que la communauté internationale a cessé de les financer. L’Afghanistan est un pays qui a compté sur les donateurs extérieurs pour financer ses services vitaux pendant la majeure partie de son existence dite moderne. Lorsque les Etats-Unis se sont retirés de l’Afghanistan, ils ont gelé 9,5 milliards de dollars d’actifs de la Banque centrale afghane et ont poussé le Fonds monétaire international à bloquer l’accès de l’Afghanistan à plus de 450 millions de dollars destinés à l’aide au titre du Covid-19. Ajoutant de l’huile sur le feu, la Banque mondiale a suspendu le financement du système de santé afghan par le biais de son Fonds fiduciaire pour la reconstruction de l’Afghanistan. Etant donné que l’aide étrangère à l’Afghanistan s’élevait auparavant à environ 8,5 milliards de dollars par an – soit près de la moitié du produit intérieur brut du pays – l’impact du gel de ces fonds est catastrophique pour les femmes et leurs familles.

Il y a environ 220 000 enseignants en Afghanistan, et l’Unicef estime qu’environ un tiers d’entre eux sont des femmes. Depuis juin, la plupart des enseignant·e·s n’ont pas reçu leur salaire. Le 6 octobre, l’Association des enseignants afghans, qui compte 45 000 membres, a lancé un appel urgent pour attirer l’attention sur leur situation désastreuse. «Le ministère de l’Education dispose de très peu de ressources, et il est difficile de demander à nos enseignants de continuer à travailler sans salaire. Beaucoup d’entre eux sont les seuls soutiens de famille, et ils sont vraiment en difficulté. Il sera difficile de garder les écoles ouvertes si nous n’avons pas de fonds.»

Et il n’y a pas que les enseignants afghans. La plupart des professionnels de la santé du pays travaillent également sans salaire. A l’heure actuelle, le système de santé du pays est au bord de l’effondrement. Le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a déclaré qu’en raison de la suspension du financement, les établissements médicaux afghans n’ont pas été en mesure d’acheter des fournitures et de payer les salaires. Selon la directrice du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) pour la région Asie-Pacifique, Kanni Wignaraja, seuls 17% environ des quelque 2200 établissements de santé afghans sont pleinement opérationnels et le personnel qui travaille l’est sur une base volontaire. «Il y a un risque que le peuple afghan n’ait pratiquement aucun accès aux services de santé primaire», a-t-elle déclaré.

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Avant le retrait militaire des Etats-Unis, la Banque mondiale finançait le projet Sehatmandi [créé en mars 2018], un projet administré par des ONG qui, en 2020, fournissait des services de santé à 30 millions de personnes. Pour éviter un effondrement total des soins de santé, le Fonds de développement des Nations unies a récemment annoncé qu’il reprendrait temporairement la gestion du projet Sehatmandi de la Banque mondiale, mais il ne s’agit que d’une mesure provisoire.

L’annonce par l’Union européenne, le 12 octobre, d’un programme d’aide de 1,2 milliard de dollars est certainement une bonne nouvelle. Il en va de même pour l’annonce du secrétaire d’Etat Antony Blinken selon laquelle les Etats-Unis contribueraient au financement de l’aide humanitaire. Mais il sera presque impossible de distribuer efficacement l’aide tant que les banques afghanes resteront sous sanctions des Etats-Unis et de l’ONU, incapables ainsi d’accéder aux dollars physiques. Et l’aide humanitaire ne permettra pas de payer les salaires des fonctionnaires du pays.

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Pour cela, les fonds afghans gelés doivent être libérés. Nous comprenons l’opposition à ce que les mécanismes de paiement passent par les mains des talibans. Pour les salaires, l’option des paiements directs par l’intermédiaire des agences de l’ONU et des ONG est effectivement l’option préférée, comme cela a déjà été le cas pour de nombreux travailleurs et travailleses de la santé. Mais cela peut-il vraiment être réalisé pour les plus de 350 000 travailleurs publics du pays? Et comment sauver le système bancaire sans lever les sanctions? Ce sont des questions que l’administration Biden et les dirigeants mondiaux doivent résoudre. Les subtilités seront discutées lors des réunions de la Banque mondiale et du FMI du 11 au 17 octobre à Washington et lors du sommet du G20 à Rome à la fin du mois [1].

Les féministes doivent également discuter de ces questions complexes. Elles ne doivent pas adopter le point de vue simpliste selon lequel une politique de non-coopération avec les talibans est le moyen de soutenir les femmes afghanes. Comme l’a déclaré John Sifton de Human Rights Watch: «les problèmes économiques et humanitaires sous-jacents de l’Afghanistan, qui touchent de manière disproportionnée les femmes et les filles, ne peuvent pas être simplement ignorés en raison du bilan des talibans». Nous, Occidentales, qui nous qualifions de féministes, devons débattre de ces questions complexes et devenir de ferventes défenseures du déblocage de fonds qui peuvent empêcher une nation entière de 40 millions de personnes d’affronter un avenir de famine et de misère. (Article publié sur le site Counterpunch, le 15 octobre 2021; traduction par la rédaction de A l’Encontre)

 

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[1] Selon le quotidien Le Monde, du 13 octobre: «A l’ouverture du sommet du G20, l’UE a promis 1 milliard d’euros, dont une partie est destinée aux besoins humanitaires urgents et aux voisins de l’Afghanistan qui ont accueilli les Afghans fuyant les talibans après la prise du pouvoir de ces derniers, à la mi-août.» La porte-parole de l’UE, Nabila Massrali, a souligné: «Une aide spécialisée pour les vaccinations, l’hébergement, ainsi que la protection des civils et des droits humains» est également prévue. Quant au chef du gouvernement italien Mario Draghi, il a souligné, selon la même source, que le G20 envisageait «un mandat général» aux Nations unies (ONU) afin de superviser la réponse internationale aux problèmes socio-économiques de l’Afghanistan. Mais selon lui, il est encore «tôt» pour une reconnaissance du régime des talibans bien qu’une «sorte d’implication» de leur part serait nécessaire pour fournir l’aide à leur pays.» (Réd.)