Guillaume Long, Le Monde diplomatique, 6 février 2021
Ancien ministre des affaires étrangères de l’Équateur, analyste au Center for Economic and Policy Research (CEPR), Washington, DC
La dernière campagne présidentielle équatorienne avait été marquée par un projet : la continuité que M. Lenín Moreno promettait de mettre en œuvre avec le mandat de M. Rafael Correa — avant de trahir son bilan en tous points (1). Quatre ans plus tard, tous les candidats à la magistrature suprême s’entendent sur une urgence : rompre avec M. Moreno, qui ne se représente pas.
C’est que l’Équateur va mal. La pandémie de Covid-19 y a été particulièrement sévère. Le gouvernement a recensé 13 932 victimes de la maladie en 2020 (2), mais l’excès de mortalité par rapport aux années précédentes s’élève à près de 40 000 personnes, dans un pays de 17 millions d’habitants (3). Bien que l’on ne puisse pas affirmer avec certitude que toutes ces disparitions sont une conséquence du coronavirus, elles résultent néanmoins de la crise sanitaire provoquée par la pandémie.
Ce bilan aggrave une récession économique entamée bien avant l’apparition du SRAS-CoV-2. Estimé à 10 %, le plongeon du produit intérieur brut (PIB) en 2020 sera le plus vertigineux jamais enregistré dans la comptabilité nationale, dont les séries statistiques remontent à 1927. Le chômage (6,6 %) est au plus haut depuis 2009, et le sous-emploi atteint 23,4 % (4).
À la crise le gouvernement répond par l’austérité. En 2020, le budget de l’éducation nationale, qui avait déjà été réduit en 2019, a été amputé de 25 % (5). Au moment le plus critique de la pandémie, M. Moreno a annoncé une réduction des dépenses de l’État de 4 milliards de dollars supplémentaires (6). Il en a profité pour faire passer une loi qui flexibilise le droit du travail. Dorénavant, les employeurs pourront changer les contrats de façon unilatérale et modifier les heures — et horaires — de travail à leur guise. Ainsi, donc, que les salaires de leurs employés (7).
Alors que la dette publique agrégée avoisinait les 40 % du PIB à son arrivée aux affaires, M. Moreno, qui avait pourtant fortement critiqué le niveau d’endettement de son prédécesseur, a élevé les encours du pays à 65 % du PIB (la dette atteignait déjà 53,4 % en janvier 2020, avant la pandémie). Au début de l’année 2019, le président avait sollicité l’aide du Fonds monétaire international (FMI), qui, en dépit des tirades contre l’austérité de sa nouvelle directrice, Mme Kristalina Gueorguieva, conditionne son intervention à la mise en œuvre de réformes qui approfondissent la récession. Éprouvées dans la région, les recettes de l’institution établie à Washington suscitent à ce point l’opprobre de la population que même la droite libérale promet de fouler aux pieds ses recommandations. « Nous dirons clairement au FMI que cette voie qu’ils suggèrent est récessive », proclamait par exemple M. Guillermo Lasso, l’un des trois candidats (sur seize) en tête des sondages, le 14 octobre 2020 (8). En 2018, M. Lasso avait pourtant exhorté le gouvernement Moreno à passer un accord avec le FMI « au plus vite (9) ».
Bourdes et bouffonneries
Ex-président du groupe Banco de Guayaquil, dont il demeure l’un des principaux actionnaires, M. Lasso est le candidat du patronat et du secteur de la finance. Sa campagne jouit de l’appui des grands médias, dont M. Moreno s’est employé à renforcer l’emprise sur la société (10). Battu au premier tour par M. Correa en 2013, puis au second en 2017, M. Lasso tente sa chance pour la troisième fois. Sa campagne semble tout droit tirée d’un bréviaire libéral et conservateur : critique de l’État, des impôts et de la bureaucratie ; louanges du secteur privé, dont il s’agirait de « libérer » l’énergie ; célébration des libertés individuelles ; autorisation du port d’arme comme meilleur moyen de lutter contre la délinquance…
Malheureusement pour lui, les Équatoriens connaissent bien M. Lasso. Notamment grâce à sa participation au gouvernement de M. Jamil Mahuad (1998-2000), d’abord en tant que gouverneur de la province du Guayas, puis, brièvement, en tant que « superministre » de l’économie et des finances. Cette période a été le point culminant d’une décennie (1996-2006) marquée par une profonde crise politique et économique. Sept présidents et une junte d’une nuit défilent en dix ans. Aucun président élu ne parvient au terme de son mandat. Plus grave encore pour la population, seize banques font faillite en 1999 : les comptes des déposants sont gelés et la monnaie nationale, le sucre, s’effondre. Le 9 janvier 2000, le pays adopte finalement le dollar comme monnaie officielle, une mesure radicale destinée à en finir avec l’inflation et les dévaluations, dont le coût social peut difficilement être surestimé. Le pays subit alors une vague d’émigration massive et sort meurtri de ces années noires. Une telle carte de visite embarrasse d’autant plus M. Lasso qu’il est accusé de s’être enrichi en rachetant à la moitié de leur valeur des certificats publics d’avoirs gelés de déposants désespérés, et de posséder, encore aujourd’hui, de nombreux comptes offshore dans des paradis fiscaux (11).
Autrefois appelé Carlos Pérez Guartambel, le deuxième membre du trio de tête des sondages a changé son prénom pour « Yaku », qui signifie « eau » en kichwa. Il axe sa candidature sur les thématiques indigéniste et écologiste. Actuellement à la tête du gouvernement régional d’une province méridionale de l’Équateur, il a surpris par une campagne dynamique visant à attirer les jeunes, notamment ceux que la question environnementale préoccupe. Plus intéressé par la pratique du yoga sur la plage et la néospiritualité andine que par l’exposition du modèle de développement qu’il prône, M. Pérez Guartambel mise sur les symboles et les coups d’éclat médiatiques tout en surfant sur la vague identitaire, communautariste et antiextractiviste qui a nourri l’opposition au courant universaliste et développementiste de la gauche latino-américaine. Son animosité envers celle-ci est telle que, le 11 novembre 2019, au lendemain du coup d’État contre le Bolivien Evo Morales, M. Pérez Guartambel qualifiait le président renversé de « petit dictateur (12) », avant de reprendre les accusations — infondées (13) — de fraude électorale portées par l’Organisation des États américains (OEA) (14).
M. Pérez Guartambel s’appuie sur une partie du mouvement indigène équatorien, qui fut jadis le plus important du continent. Si l’historique Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (Conaie) n’est plus ce qu’elle était dans les années 1990, les grandes manifestations d’octobre 2019 lui ont permis de recouvrer un certain poids politique. Toutefois, les divisions internes abondent. Son bras politique, Pachakutik, bien ancré dans le système politique équatorien, a soutenu M. Moreno à l’Assemblée nationale. « Yaku », qui a appelé à voter Lasso en 2017, émane de cette frange droitière du mouvement indigène en conflit avec l’aile gauche, incarnée par MM. Jaime Vargas et Leonidas Iza. Ces derniers ont accepté l’invitation de M. Morales — rentré en Bolivie après la restauration de la démocratie dans le pays, en octobre 2020 — à se réunir de façon très publique avec le candidat de la gauche équatorienne, M. Andrés Arauz.
Né avec l’arrivée au pouvoir de M. Correa en 2007, le mouvement de la « révolution citoyenne » a désarçonné ses adversaires en optant pour cette candidature plutôt que pour celle d’un de ses cadres historiques. Ancien ministre de la connaissance et du talent humain (2015-2017), M. Arauz est peu connu du grand public. De sorte qu’il n’a pas fait partie des cibles privilégiées du pouvoir, déterminé à discréditer les principales figures (et candidats potentiels) du « corréisme » avant la présidentielle de 2021. À 35 ans, l’âge minimal fixé par la Constitution pour exercer la fonction suprême, M. Arauz espère que sa candidature résonnera dans un pays où 40 % de la population a entre 16 et 39 ans et où le vote est facultatif à partir de 16 ans et obligatoire à partir de 18.
En choisissant un profil technique — M. Arauz est un économiste reconnu —, le corréisme mise sur le souvenir des succès économiques qui ont caractérisé les mandats de son fondateur. Il souhaite également afficher les compétences dont il dispose dans un contexte de ras-le-bol général face aux bourdes et aux bouffonneries de M. Moreno — s’en moquer est devenu un sport national. Une telle option évoque celle du Mouvement vers le socialisme (MAS) bolivien, qui a choisi l’ancien ministre des finances de M. Morales, M. Luís Arce, pour la présidentielle de 2020 — avec succès. Si, en Amérique latine, la bataille entre keynésiens et néolibéraux fait encore rage, le fameux « Il n’y a pas d’autre solution [que le néolibéralisme] » de Margaret Thatcher semble toutefois révolu.
Les attaques contre la candidature de M. Arauz reprennent le chœur entonné depuis plusieurs années par toutes les droites du continent, notamment la dénonciation de la corruption — parfois réelle, le plus souvent exagérée ou fantasmée —, dont la gauche aurait l’apanage. La persécution juridique, accompagnée de campagnes médiatiques nourries, a porté ses fruits dans l’opinion (15), même si aucune accusation n’implique M. Arauz.
Condamné pour « influence cognitive »
Mais le processus de « décorréisation » institutionnelle officiellement brandi par le gouvernement Moreno s’essouffle. Le voile est depuis longtemps levé sur l’alliance qu’il a scellée avec les grands médias et les élites économiques pour bannir un courant politique qui avait menacé leurs privilèges. Le verdict de la justice à l’encontre de M. Correa, prononcé le 7 avril 2020 — huit années de prison pour l’exercice d’une « influence cognitive [sic] » sur ses collaborateurs —, est tourné en dérision dans la population. La motivation apparaît clairement à tous : empêcher M. Correa, qui vit en Belgique, d’être candidat à la vice-présidence ou à l’Assemblée nationale, ou d’être présent dans le pays pendant la campagne. D’autres procès, qui se sont soldés par l’emprisonnement ou l’exil de plusieurs dirigeants et anciens hauts fonctionnaires de son gouvernement, ont néanmoins renforcé l’hostilité au corréisme, déjà bien ancrée dans les classes sociales supérieures.
Autre axe de la critique contre M. Arauz : la menace d’une « dédollarisation » de l’économie. En dépit des lourdes contraintes que celle-ci impose à l’économie nationale, l’adoption du dollar américain comme monnaie courante à l’issue de la grande crise de 1999-2000 demeure associée à la fin de l’instabilité monétaire ; elle est donc populaire. Si les corréistes ont toujours critiqué une décision qui a privé le pays d’un important outil de politique économique, ils répètent à l’envi qu’il ne serait pas viable de revenir en arrière. Mais la campagne se déchaîne, notamment sur les réseaux sociaux… M. Arauz rétorque que ceux qui menacent la dollarisation sont plutôt les partisans d’une dérégulation financière qui occasionnerait une fuite massive de dollars vers l’étranger. M. Lasso et M. Pérez ont en effet annoncé qu’ils souhaitaient éliminer l’impôt sur la sortie des devises (ISD).
Comme M. Correa avant lui, et M. Pérez, M. Arauz se voit enfin renvoyé au spectre du « castro-chavisme (16) ». De sorte que la presse de droite — c’est-à-dire pratiquement tous les titres — couvre la campagne en traitant à longueur de page des pénuries à Caracas. L’arrivée d’une importante vague de migrants vénézuéliens en Équateur au cours des dernières années renforce sans doute l’efficacité de cet angle d’attaque.
Si le corréisme perd, il s’agira de sa première défaite à une élection présidentielle depuis sa victoire de 2006, puisque M. Moreno l’avait emporté en 2017 sur une promesse de continuité — bref, la consécration de l’entreprise de « décorréisation » de l’Équateur entamée depuis quatre ans. En revanche, le succès de M. Arauz validerait la puissance populaire de la « révolution citoyenne », en dépit des attaques subies. Il confirmerait par ailleurs le retour en force de la gauche en Amérique latine, après les succès progressistes lors des élections présidentielles au Mexique (2018), en Argentine (2019) et en Bolivie (2020), ainsi qu’à l’occasion du référendum chilien d’octobre 2020 destiné à débarrasser le pays de la Constitution léguée par le dictateur Augusto Pinochet. Une telle victoire témoignerait aussi des difficultés des élites, qui, malgré le soutien sans faille que leur a apporté l’administration de M. Donald Trump aux États-Unis, peinent à consolider leur emprise sur le pouvoir politique dans la durée.
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