ROMARIC GODIN, Médiapart, 5 juin 2021
Joe Biden a fait de nouvelles concessions aux républicains en abandonnant son projet de hausse du taux d’impôt sur les sociétés et en réduisant son plan d’investissements. Retraite tactique ou renoncement ?
Très ambitieux dans les premiers mois de son mandat, le président étasunien Joe Biden n’en finit pas d’exercer des retraites stratégiques sur ses projets économiques. Après avoir revu à la baisse ses ambitions sur le niveau du taux minimum global sur les multinationales de 21 % à 15 %, il a, cette semaine, proposé un nouveau compromis très à la baisse sur son plan d’investissements aux républicains du Congrès.
Cette proposition abandonne entièrement un des points centraux de ce plan : le relèvement du taux fédéral de l’impôt sur les sociétés de 21 % à 28 %. En conséquence, pour continuer à rendre le reste du plan « finançable », l’administration Biden a encore une fois revu à la baisse le montant global de son plan d’investissements. En mai, il était déjà passé de son niveau initial de 2 300 milliards de dollars à 1 700 milliards de dollars. Désormais, il est réduit à 928 milliards de dollars. L’enveloppe a donc été divisée en deux mois par 2,5, ce qui est considérable.
Le détail de ce nouveau plan n’est pas encore connu, mais il y a fort à parier que ce qui en faisait l’originalité et lui donnait un caractère de rupture sera grandement affecté. Dans le plan initial, la notion d’« infrastructure » concernait non seulement les routes, le rail ou les bâtiments publics, mais aussi la santé, l’éducation ou l’enseignement. Toutes ces dépenses étaient considérées comme des préalables nécessaires à la croissance, ce qui représentait une première rupture idéologique avec une vision centrée sur le secteur privé qui dominait jusqu’ici chez les démocrates comme chez les républicains.
L’autre rupture majeure était fiscale. En relevant le taux d’impôt sur les sociétés pour financer ce plan, Joe Biden traduisait sa fameuse phrase prononcée en avril : « La théorie du ruissellement n’a jamais fonctionné. » Il prélevait sur les profits privés la part qu’il estimait nécessaire à des investissements que les entreprises privées refusaient de réaliser. L’État, de simple véhicule des intérêts du capital, redevenait donc un acteur à part entière, capable de redistribuer, de se substituer au privé et d’investir dans sa propre économie.
Ces deux ruptures seraient évidemment en danger si l’on en restait là. Il serait alors inévitable que le plan d’investissements se concentre sur les dépenses classiques d’infrastructure. Quant à l’abandon de la hausse des impôts sur les sociétés, il n’est certes pas complet. Joe Biden propose de le remplacer par un taux minimum payé par toutes les entreprises sur leurs profits à 15 % (contre 10 % aujourd’hui) et par une lutte sévère contre l’évasion fiscale. Mais la sauvegarde de la réforme fiscale passée par Donald Trump en 2017 est clairement un signal négatif dans cette logique de redistribution.
Certes, il y a sans doute un élément tactique dans cette nouvelle retraite. Dans les règles du Sénat, il est possible de bloquer de fait un texte par ce que l’on appelle la « flibusterie parlementaire » (les élus peuvent prendre la parole autant qu’ils le souhaitent et sur tous les sujets). Pour contourner cette difficulté, il faut une majorité élargie des trois cinquièmes, soit de 60 sénateurs au lieu des 51 pour la majorité simple. Or, les démocrates ne disposent à la Chambre haute que d’une majorité très théorique de 51 voix en prenant en compte le vote de la présidente du Sénat, la vice-présidente des États-Unis, Kamala Harris. D’où la volonté de négocier un compromis avec le groupe des moins sectaires des républicains, dirigé par la sénatrice de Virginie-Occidentale Shelley Moore Capito. Le but est d’obtenir ces 10 voix pour faire passer le texte.
C’est ainsi que la porte-parole de la Maison-Blanche, Jen Psaki, a expliqué jeudi 3 juin 2021 ce nouveau compromis : « Le président a décidé de se concentrer dans les négociations sur les plans qui devraient être complètement acceptables pour la partie des républicains qui avait fait du maintien de la réforme fiscale de 2017 leur ligne rouge. » Certes, comme certains élus démocrates le réclament, il existe une autre possibilité : la procédure dite de « réconciliation », qui porte fort mal son nom puisqu’elle permet de faire passer un texte budgétaire à la majorité simple. En théorie, l’administration Biden pourrait donc s’appuyer sur sa double majorité théorique à la Chambre des représentants et au Sénat pour faire passer l’intégralité du plan.
Mais il existe deux obstacles : le nombre de ces procédures est limité et les démocrates ne disposent plus que d’une possibilité d’y avoir recours en 2021. En 2022, on sera déjà dans l’année de campagne électorale pour les élections de mi-mandat et une telle procédure sera très délicate. Aussi faut-il bien choisir le texte qui suivra cette procédure. Mais on bute alors sur un autre obstacle : il faut disposer d’une majorité. Or, au Sénat, de nombreux démocrates, comme Joe Manchin, de Virginie-Occidentale, ou Kyrsten Sinema, de l’Arizona, sont très sensibles aux intérêts des entreprises privées. Ils jouent souvent sur le chantage à l’emploi local et réclament, pour le moment, un accord bipartisan pour voter le texte. Il n’est donc pas certain qu’ils acceptent de voter aujourd’hui un texte de « réconciliation ».
L’administration Biden doit donc jouer serré et on peut comprendre cette nouvelle proposition de plan réduit de deux façons. D’abord, il permettrait de constater l’impossibilité d’un compromis bipartisan. En réduisant son plan par 2,5 et en abandonnant la mesure clé de la hausse des impôts sur les sociétés, la Maison-Blanche montre sa volonté de prendre en compte les demandes républicaines. Mais les « modérés » du Grand Old Party sont encore loin de trouver ces mesures acceptables. Ils ont relevé leurs propositions de dépenses à 257 milliards de dollars, soit plus de quatre fois moins que l’offre révisée de Joe Biden et refusent de fournir les moyens aux services fiscaux de lutter contre l’évasion fiscale. En réalité, ils rejettent toute hausse d’impôts et il en existe encore dans le plan Biden, notamment sur les revenus du capital ou le taux minimum.
Pour Joe Biden, de deux choses l’une. Si les modérés républicains ne veulent pas bouger, malgré ses propres concessions, il lui sera aisé de montrer aux démocrates centristes que leur exigence de compromis bipartisan est impossible. Il pourra alors faire passer le plan d’investissements par la procédure de réconciliation, y compris avec des hausses du taux d’impôt sur les sociétés (sans doute seulement à 25 %, car les démocrates centristes n’acceptent pas 28 %). Et si les républicains modérés acceptent finalement ce plan rabougri, l’administration pourra alors faire passer le reste du plan plus tard par la voie de la procédure de réconciliation. À condition, bien sûr, que les démocrates modérés votent ce texte.
Pour résumer, il n’est certes pas possible de prendre cette proposition de compromis comme le signe d’un abandon pur et simple et de la logique et de l’ampleur des ambitions de Joe Biden. Il faut néanmoins souligner que l’aile modérée des démocrates lui pose un sérieux problème. Si le parti était uni derrière le plan d’investissements, il passerait, comme le plan d’urgence Covid de 1 900 milliards de dollars en mars, par la procédure de réconciliation.
La révolution Biden est-elle toujours d’actualité ?
La question est alors de savoir ce que l’administration est réellement prête à abandonner. S’il est impossible de le savoir réellement pour l’instant, on peut émettre une hypothèse à partir de l’étude des rapports de force actuels. Concrètement, on constate que les points de crispation se situent dans le domaine fiscal. Joe Biden peut sans doute compter sur sa majorité pour la plupart des dépenses qu’il envisageait de lancer, au moins dans la configuration de son plan de mai de 1 700 milliards de dollars. Mais il lui est, de fait, quasiment impossible de faire passer un durcissement des conditions fiscales pour les entreprises.
La Maison-Blanche pourrait alors être tentée d’abandonner ses ambitions fiscales pour se concentrer sur le plan de relance. Elle rejoindrait ce faisant la position du lobby patronal étasunien qui, précisément, fait pression sur les républicains pour qu’ils soient fermes sur le plan fiscal et n’acceptent aucune hausse d’impôt, mais se montrent, en revanche, plus souples sur les dépenses d’infrastructure (tout en limitant les dépenses sociales). Rien de plus logique : les grandes entreprises ont besoin à la fois d’infrastructures et de nouveaux marchés qui pourraient s’ouvrir avec ce plan, notamment en matière de « dépenses vertes ». Mais elles ne veulent pas voir leur rentabilité entachée par des hausses d’impôts.
Or Joe Biden n’est pas Franklin Delano Roosevelt. Sa volonté d’entrer en conflit avec le capital est réduite et sans doute limitée à quelques secteurs comme le secteur pétrolier (il vient de suspendre un projet en Alaska). Le nouveau président accepte certes de faire intervenir l’État dans l’économie de façon plus directe, mais son schéma reste très classique : pour lui, ce sont bien les entreprises qui créent des emplois. Et créer « des emplois stables et bien payés », comme il l’avait déclaré en février, est la priorité du président.
C’est une ambition avant tout politique qui correspond à plusieurs constats : la montée de l’extrême droite dans plusieurs États touchés par la désindustrialisation comme la Virginie-Occidentale, par exemple, mais aussi la situation difficile des Afro-Américains, socle électoral du parti démocrate et, enfin, sur le plan géopolitique, la volonté de défier l’émergence d’un contre-modèle chinois de capitalisme d’État autoritaire. Pour relever tous ces défis, Joe Biden estime avoir besoin du secteur privé, y compris dans le déploiement de ses plans d’infrastructures.
On ne peut donc pas exclure que, derrière la cuisine parlementaire, le nouveau point d’équilibre de l’administration Biden soit celui qui correspond à la volonté majoritaire du capital étasunien : un État dépensier mais fiscalement indolore. Cela est d’autant plus probable que le marché du travail étasunien reste très affecté par la crise, comme l’a montré le dernier rapport sur l’emploi publié ce vendredi 4 juin. Si le taux de chômage a reculé en mai de 6,1 % à 5,8 % et que l’économie étasunienne a créé 559 000 emplois, le taux de participation est resté faible, à 61,6 %, et ces niveaux, encore très éloignés de ceux de début 2020, étaient inférieurs aux attentes des économistes. Par ailleurs, le taux de chômage chez les Afro-Américains reste très élevé (9,7 %). Il y a donc urgence à agir pour Joe Biden avant les élections de mi-mandat de 2022. Ceci pourrait l’inciter à revoir ses ambitions à la baisse.
En soi, ce projet pourrait être intéressant, tant les besoins d’infrastructures sont criants outre-Atlantique, alors même que l’État fédéral dispose, privilège exorbitant du dollar oblige, d’une capacité d’endettement immense. Mais les choses ne sont pas si simples. Parmi les démocrates, le camp de ceux qui sont soucieux des grands équilibres budgétaires est encore puissant, à commencer par Janet Yellen, secrétaire au Trésor, qui n’a jamais été convaincue par le concept de multiplicateur budgétaire et garde un œil sur la possibilité du retour à l’équilibre. Dès lors, la réduction des ambitions fiscales supposera aussi la baisse des ambitions de dépenses.
Aussi, il serait étonnant que l’on retrouve, à la fin, les 2 300 milliards de dollars prévus au début du plan Biden. Mais où se feront alors les choix ? Quels domaines seront abandonnés ? Inévitablement, ce seront les domaines « improductifs », ceux qui ne viendront pas directement impacter la croissance et les profits. On peut notamment penser aux dépenses sur le logement ou la santé, qui sont d’ailleurs les plus contestées par les républicains. Dès lors, il sera plus facile de convaincre l’aile centriste du GOP au Sénat. Bref, ce scénario d’un redimensionnement du plan d’ensemble semble très probable.
Tout cela remet-il en cause la « révolution Biden » ? Il faut d’abord rappeler que rien n’est encore écrit. La Maison-Blanche continue de défendre la hausse du taux d’impôt sur les sociétés comme nécessaire et on voit combien tout cela relevait de la stratégie politique. Mais il n’empêche : la hausse de la fiscalité est un élément clé des ambitions de l’actuelle administration étasunienne parce qu’elle montre précisément en quoi le « ruissellement » est une erreur. Elle permet de s’attaquer au cœur de la fabrique des inégalités et de désarmer le discours austéritaire dominant dans le parti démocrate. Ce n’est donc pas anecdotique.
Pour autant, le cœur du projet de Joe Biden est sans doute ailleurs. Il a été dévoilé dans un discours prononcé le 27 mai dernier à Cleveland et c’est celui d’un authentique plein emploi, très différent du plein emploi statistique de 2019-2020. « Dans l’économie que nous construisons, la hausse des salaires n’est pas un dysfonctionnement, c’est une de ses caractéristiques », a ainsi déclaré Joe Biden dans l’Ohio. Et d’ajouter : « Au lieu que les travailleurs entrent en compétition entre eux pour des emplois qui sont rares […], nous voulons que les entreprises entrent en compétition pour attirer les travailleurs. » Pour lui, il s’agit là d’une question de « dignité ».
C’est sans doute ici le centre de l’ambition de la nouvelle administration : construire une nouvelle société sociale-démocrate où le travail reprenne, par le plein emploi, sa dignité et sa valeur. Mais Joe Biden agit ici dans le cadre classique du capitalisme. C’est bien, pour lui, les profits des entreprises qui doivent construire ce plein emploi et c’est sans doute pour cette raison que sa priorité, ce sont davantage les dépenses capables d’augmenter la productivité de façon durable que la simple fiscalité. De ce point de vue, on pourrait dire qu’il réfléchit davantage du côté de la production que de la circulation.
Avec un bémol cependant : donner la priorité à la répartition de la valeur ajoutée en faveur du travail suppose une remise en cause de quelques éléments structurels centraux. La financiarisation est un frein à l’investissement, mais aussi aux hausses de salaires par le choix du dividende ou du rachat d’action par rapport aux salaires. Le désarmement politique des syndicats est également un obstacle à la hausse des salaires. Joe Biden le sait puisqu’à Cleveland, il a fait ce constat : « Nous avons les profits les plus élevés depuis des dizaines d’années et les salaires sont les plus bas depuis 70 ans. Nous avons donc plus qu’un large espace pour augmenter les salaires sans augmenter les prix. »
On peut par conséquent émettre l’hypothèse que le président étasunien fera le choix des salaires par rapport aux impôts. Il renoncerait à taxer davantage les entreprises et se contenterait de combler les « trous » de l’évasion fiscale, pour permettre une hausse des salaires et de l’emploi. Le plan de relance assurerait alors à la fois le volume d’activité nécessaire et la hausse de la productivité.
Ce plan n’a néanmoins que peu de chance de réussir sans un renforcement net des droits des travailleurs et un combat contre la financiarisation. Pour l’instant, les signaux montrant que Joe Biden serait prêt à mener ce combat sont très faibles, voire inexistants. Au contraire, il a accepté de repousser à plus tard l’instauration d’un salaire minimum fédéral à 15 dollars par mois et soutient, à la différence de Donald Trump, les gouverneurs républicains qui coupent les allocations-chômage complémentaires mises en place pendant la crise dans plusieurs États. Il ne resterait donc de ses ambitions initiales qu’un plan de relance réduit et sans doute trop faible pour être réellement capable de transformer la première économie mondiale.
Mais, s’il se confirme, cet épisode sera porteur d’une leçon : un simple keynésianisme de relance ne sera pas suffisant pour dépasser la crise actuelle du capitalisme. Et désormais – ce sera l’apport de Joe Biden – la question du dépassement du néolibéralisme devient une question centrale pour les futures politiques économiques. Quoi qu’il advienne, la question de la fiscalité des plus riches et des entreprises, mais aussi celle de la transformation du système productif, est désormais posée.