S. ASSEFA, New left Review, 13 octobre 2021
Les élections législatives du 21 juin devaient être un jour de triomphe pour le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed. Premier test électoral du prix Nobel depuis son arrivée au pouvoir il y a trois ans. Dans l’intervalle, il avait emprisonné ou contraint à l’exil presque toute l’opposition crédible ainsi que des challengers potentiels au sein de son propre parti. Il avait également envahi deux États régionaux, utilisant des troupes fédérales pour éliminer les administrations indésirables, et déclenché un règne de répression sur d’autres parties indisciplinées du pays. De telles actions ressemblent à celles du régime précédent de l’EPRDF, durant lequel Abiy était ministre et chef de la sécurité. Mais le niveau actuel de répression est tel qu’il rappelle davantage le régime sanglant de Mengistu Hailemariam.
Abiy avait pris toutes les précautions possibles pour garantir son succès électoral. Dans de nombreuses circonscriptions – en particulier dans la vaste région agitée d’Oromia – seul son parti, le Parti de la prospérité, était sur le bulletin de vote. Dans d’autres endroits, où l’emprise de son parti est plus faible et où la répression est par conséquent plus forte, les élections n’ont pas eu lieu du tout. Cela comprenait l’intégralité de la région nord du Tigré. Dans les régions où le vote a eu lieu, toute la force de l’État s’est mobilisée pour faire campagne pour le parti d’Abiy, tandis que ce qui reste de l’opposition a largement boycotté le spectacle. Le décor était planté pour une victoire retentissante, digne du « septième empereur » (comme Abiy s’est décrit lui-même). Pourtant, alors que les Éthiopiens étaient appelés dans les bureaux de vote, les Forces de défense du Tigré animaient la résistance armée.
La guerre
Cette résistance brisé toute illusion que la guerre était terminée, comme Abiy l’avait proclamé fin novembre. Les forces tigréennes ont mis en déroute l’armée éthiopienne à travers le centre, le nord et l’est de la région, forçant leur retrait précipité. Depuis lors, les forces tigréennes ont pénétré dans l’État régional voisin d’Amhara, capturant des pans de territoire, dont la ville de Woldiya, qui abrite près de 200 000 personnes. L’armée éthiopienne a répondu à la défaite par des atrocités contre les Tigréens. Le 24 juin, les forces aériennes ont bombardé le bourg de Togoga, tuant des dizaines de civils, et ont par la suite empêché les ambulances d’évacuer les blessés. (Les forces tigréennes ont répondu en abattant un avion le même jour.) Peu de temps après la retraite de l’armée, les corps de Tigréens torturés et exécutés ont été aperçus flottant sur la rivière Tekeze depuis Humera, la ville la plus à l’ouest de la région toujours détenue par les forces d’Abiy. Le retrait ayant été redéfini comme un « cessez-le-feu unilatéral », il a été immédiatement remplacé par l’encerclement et le blocus du Tigré, refusant à sa population l’accès aux biens de base tels que la nourriture et les médicaments. Des centaines de milliers de personnes souffrent désormais de famine et des enfants malnutris dépérissent dans les hôpitaux sous-financés de la région. Les forces tigréennes ont tenté en vain d’échapper au blocus en étendant leurs opérations vers le sud. Avec la fin de la saison des pluies en Éthiopie, les combats se sont à nouveau intensifiés, les forces d’Abiy cherchant à regagner le territoire perdu.
La crise s’étend
En plus de leur mésaventure au Tigré, Abiy et son gouvernement sont confrontés à une crise sur plusieurs fronts. Deux armées officiellement non invitées opèrent sur ce que l’Éthiopie considère comme son territoire souverain. L’Érythrée s’est livrée à des abus systématiques contre des citoyens éthiopiens et reste ancrée dans le nord-est et l’ouest du Tigré malgré l’insistance d’Abiy sur le départ imminent de ses forces. Qu’il veuille vraiment qu’ils partent est discutable : Abiy n’a aucun moyen d’imposer sa volonté. L’armée soudanaise occupe quant à elle un triangle autour de la région d’Al Fashaga – que l’Éthiopie a dans le passé reconnu comme soudanais, mais dont elle a néanmoins conservé un contrôle partiel jusqu’à ces derniers mois. L’Éthiopie a alors renoncé à sa reconnaissance de la souveraineté soudanaise sur le triangle, ce qui a incité les forces armées soudanaises à expulser les troupes éthiopiennes de la région. Le Soudan constitue désormais une menace militaire sérieuse pour le gouvernement d’Abiy et ses alliés de la milice Amhara, s’ils ne renoncent pas à leur nouvelle revendication sur al Fashaga.
Dans les deux cas, l’impuissance d’Abiy est patente. Dans la région d’Oromia, l’insurrection de l’Armée de libération oromo s’est renforcée, remportant une série de victoires qui ont considérablement élargi ses zones d’opération. Cette armée oromo est maintenant suffisamment confiante pour organiser des cérémonies de remise des diplômes publiques pour ses nouvelles recrues. Ici aussi, les atrocités ont succédé à la frustration du gouvernement central. En mai, un adolescent a été promené en public sur une place centrale de la ville de Dembi Dollo, où il a été exécuté pour suspicion de liens avec les rebelles d’Oromia.
L’économie éthiopienne souffre également de graves problèmes, exacerbés par la détérioration des relations extérieures. La plupart des anciens mécènes d’Abiy en Occident – dont le soutien était crucial pour la consolidation de son règne – l’ont abandonné. À la suite des violations des droits humains au Tigré, les États-Unis et l’UE ont gelé les paiements d’aide et les États-Unis ont imposé des sanctions économiques susceptibles de restreindre l’accès de l’Éthiopie aux fonds de la Banque mondiale et du FMI. Les crédits et les prêts de ces institutions, qu’Abiy a autrefois comparé à « emprunter à sa mère », ont été dans le passé essentiels pour éviter une crise de la dette à grande échelle.
La réaction internationale
Il ne faut pas s’attendre à ce que Washington promeuve une solution démocratique aux problèmes de l’Éthiopie. Les États-Unis sont motivés par leurs propres intérêts – limités à maintenir l’Éthiopie dans une forme suffisamment stable pour qu’elle puisse continuer à soutenir le statu quo dans la région, qui a été mis en péril par la mauvaise gestion d’Abiy. Depuis son arrivée au pouvoir, Abiy a souhaité des relations plus étroites avec les pays occidentaux et les institutions financières, se présentant comme un partisan de l’ouverture des marchés ouvrant l’économie aux investisseurs étrangers. Le programme de «réforme économique locale» de son gouvernement est une copie conforme des recommandations mises de l’avant par Washington au cours des dernières décennies,. Par ailleurs, le chef d’état éthiopien cultive des alliances avec des évangéliques américains, y compris le sénateur républicain d’extrême droite Jim Inhofe. Initialement, le gouvernement d’Abiy a cherché – et a partiellement réussi à atteindre – un réalignement international qui amènerait l’Éthiopie davantage dans l’orbite des États occidentaux. La première réponse de Washington à la guerre contre le Tigré a donc été de la soutenir. Cela n’a changé que lorsque Abiy s’est avéré inefficace sur le champ de bataille.
Le désaccord avec les États-Unis a compromis la position régionale de l’Éthiopie, sur fond de relations déjà aigries avec l’Égypte, le Kenya et le Soudan. En réponse à cette conjoncture, Abiy a annoncé qu’il fermerait plus de la moitié des missions diplomatiques du pays, invoquant des pressions financières. Pour un État avec une forte tradition diplomatique –membre fondateur de la Société des Nations, de l’ONU et de l’OUA, et l’hôte du siège de l’Union africaine – qui s’est toujours érigé en pivot du panafricanisme, cela a certainement signale une baisse d’ambition. Les missions dont la fermeture est prévue comprennent les ambassades à Nairobi, Le Caire, Dar es Salaam, Abidjan, Accra, Kigali, Dakar, Kinshasa, Harare et Alger.
Tensions politiques
La ferveur que le régime a attisée au début de la guerre reste forte dans certaines régions de la fédération, avec des déclarations des dirigeants politiques et religieux que l’on ne peut qualifier que de génocidaires. Mais à Addis-Abeba, se perçoit une rumeur de désespoir et de découragement. Ceci est en partie dû au bilan économique de la guerre : l’inflation est vertigineuse, le chômage monte en flèche. L’optimisme qui existait il y a quelques années à propos de l’économie en croissance a maintenant disparu. Dernièrement, une dissidence prudente vis-à-vis de la vaine poursuite d’Abiy d’une victoire militaire à n’importe quel prix a commencé à s’exprimer au cœur du régime. Le fait que 24 ONG éthiopiennes – dont certaines avaient précédemment exprimé leur soutien aux objectifs de guerre du gouvernement – ont récemment demandé des négociations et un cessez-le-feu est une indication du changement d’humeur dans la capitale du pays. Le candidat à la mairie du parti jusque-là fortement pro-guerre (Citoyens éthiopiens pour la justice sociale), a exhorté le gouvernement à négocier la fin du conflit. De tels appels doivent être compris dans le contexte des positions différentes des deux parties : alors que le gouvernement régional du Tigré a exprimé à plusieurs reprises sa volonté de négocier, le gouvernement d’Abiy a refusé d’en tenir compte.
Fuite en avant
En dépit d’être à court d’argent, de perdre sur le champ de bataille et de faire face au scepticisme croissant de la part d’anciens alliés étrangers et du public éthiopien, le régime s’entête. Les hauts responsables ont redoublé de rhétorique belliqueuse, tandis que la mobilisation du régime des milices ethniques s’est accélérée. Abiy est allé acheter des drones et des armements pour restaurer l’avantage que l’aviation des Émirats arabes unis lui offrait au début de la guerre. Son gouvernement a traité avec une hostilité ouverte les envoyés étrangers et les responsables de l’ONU cherchant à dialoguer sur la situation humanitaire. Le 30 septembre, il a annoncé l’expulsion de sept hauts fonctionnaires de l’ONU impliqués dans les programmes humanitaires. Le secrétaire général de l’ONU, jusqu’alors considéré comme proche d’Abiy, a exprimé son opposition face à cette décision. En réalité, affamer le Tigré jusqu’à ce qu’il se soumette est un objectif du gouvernement d’Abiy depuis les premiers mois de la guerre. Ce projet s’est maintenant transformé en une crise grave et multiforme qui traverse tous les coins du pays. D’autres convulsions sont à prévoir.