Roger Martelli, Regards, 20 septembre 2019
- « Regarder en face » la réalité, nous dit aujourd’hui le chef de l’État. Encore faut-il les bonnes lunettes, la bonne échelle et les bonnes clefs pour le faire. Si l’on prend le cas des pays les plus riches, ceux de l’OCDE, les données disponibles évoquent certes une hausse des flux migratoires dans leur ensemble : la proportion d’immigrés dans la population (12%) a augmenté de 3% depuis 2000. Toutefois, les déplacements ne viennent pas avant tout des populations les plus démunies. Les principaux pays d’origine sont le Mexique, l’Inde, la Chine et les pays de l’Est européen : pas les plus favorisés, mais pas non plus les plus misérables… De ce fait, on compte dans les pays de l’OCDE plus d’immigrés diplômés du supérieur que d’immigrés ayant un faible niveau d’éducation et le taux d’emploi des immigrés est à peine inférieur à celui du reste de la population. Dans l’ensemble, la population immigrée, réfugiés compris, contribue comme les autres à la production de la richesse nationale. Comme l’a montré un étude savante parue en juin 2018, les demandeurs d’asile ne sont pas un « fardeau » pour les riches et, selon les auteurs, les « chocs migratoires » ont rapidement un effet positif en augmentant le PIB par habitant, en réduisant le chômage et en améliorant l’équilibre des dépenses publiques[1].
- L’essentiel des migrations dans le monde se font à l’intérieur des États et pas entre les États. Dans leur grande majorité, il s’agit de migrations liées au travail. Les migrations dites « humanitaires » sont quant à elles plus limitées : en 2018, le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU a dénombré 41 millions de déplacés internes (à la suite de conflits, de désastres climatiques ou d’épidémies) et un peu plus de 20 millions de réfugiés. Or l’écrasante majorité de ces réfugiés se trouve dans les pays du Sud. L’Europe et les Amériques n’en recueillent que 17%, alors que l’Afrique à elle seule en absorbe près d’un tiers. Si l’on s’en tient aux pays de l’OCDE, les statistiques les plus récentes indiquent que les migrations humanitaires reculent : la part des réfugiés a baissé de 28% par rapport à 2016 et celle des demandeurs d’asile de 35% (600.000 de moins qu’en 2016). La « réalité » des réfugiés est d’abord celle des millions concentrés dans les États les plus pauvres.
- L’attention officielle est portée exclusivement sur les demandeurs d’asile. Le prétexte ? Alors que le nombre de demandeurs d’asile a baissé à l’échelle de l’OCDE, celle de la France a augmenté (+19.000, soit une hausse de 20%). Au total, la France enregistre 110.000 demandeurs d’asile sur les plus de 600.000 recensés dans l’Union européenne. Quant à l’Aide médicale d’État (AME), dont on suggère qu’elle est gangrenée par le « tourisme médical », elle concerne un peu plus de 300.000 personnes (soit à peine plus d’un dixième de la population qui y a théoriquement droit) et voit 70% de ses coûts résultant de frais hospitaliers, pour des traitements de maladies (tuberculose, VIH ou accouchement) qui relèvent de la santé publique et pas seulement de l’engagement humanitaire.
- Ce sont donc une vingtaine de milliers de demandeurs d’asile et quelques poignées de milliers d’euros d’hypothétiques économies qui légitimeraient un tournant de la politique française d’asile et d’accueil. C’est à la fois dérisoire et inadmissible. Le flux des demandeurs d’asile a augmenté à l’échelle mondiale (+400.000) et a baissé dans les pays riches (-175.000). La baisse est due avant tout au durcissement des politiques migratoires aux États-Unis (-77.000), en Italie (-73.000) et dans une moindre mesure en Allemagne (-36.000). Emmanuel Macron propose donc d’aligner la France sur le modèle proposé par la droite américaine radicalisée et par l’extrême droite italienne.
La France sans grandeur
- La France s’enfoncerait ainsi un peu plus dans cette politique de l’autruche qui caractérise le nouveau monde des puissances souveraines. Nous en avons souvent évoqué les contours à Regards (ici et là, par exemple). Au nom de la présumée « crise migratoire », la propension des gouvernants, à droite comme à gauche, est de réduire au maximum le volume des flux entrants. Pour cela, tout est bon, la méthode brutale de la fermeture (Orban, Trump, Salvini) ou l’expédient plus feutré des « hotspots » qui consiste à déléguer à certains pays du Sud, comme la Turquie, le Niger, le Sénégal ou le Mali, le soin de réguler en limitant le volume des candidats à l’entrée dans l’Union européenne.
Ce faisant, les plus riches ne font qu’accentuer la logique en œuvre depuis des décennies : les migrants qui se déplacent du Sud vers le Nord ne représentent qu’un peu plus du tiers des migrants internationaux. La plupart des migrations se font en grande partie vers les pays les plus proches, donc du Sud vers le Sud. Les plus pauvres vont vers les pauvres ; les plus riches (et mieux formés) et les moins pauvres vont vers les riches. Nous n’accueillons qu’une part infime de la « misère du monde » : sa plus grosse part revient aux miséreux. À qui peut-on faire croire qu’ajouter de la misère à la pauvreté contribue à rendre moins explosif un monde que la spirale des inégalités déchire déjà si cruellement ?
La grandeur de la France, si toutefois elle voulait être fidèle au meilleur de son passé, serait de dire qu’il faut renoncer à cette conception égoïste. Elle a la voix nécessaire pour clamer haut et fort que les choix faits en Hongrie, aux États-Unis ou en Italie vont à rebours des exigences raisonnables du partage. Hélas, le Président, au contraire, nous explique qu’il convient de se mettre à leur remorque.
- La décision d’Emmanuel Macron n’a rien d’un coup de tête conjoncturel. Pour une part, le nouveau discours ne fait que prolonger une évolution sensible depuis quelque temps. « Nous ne pouvons accueillir tout le monde », affirmait-il déjà dans ses vœux de décembre 2017. À plusieurs reprises, entre 2016 et 2018, il a repris à son compte la formule de « l’insécurité culturelle » de l’animateur du Printemps républicain, Laurent Bouvet, qui reliait directement l’immigration et le sentiment de dépossession des couches moyennes et des classes populaires.
En difficulté sur le plan social, Macron veut consolider son socle électoral autour des questions ainsi nommées « régaliennes » (l’ordre et l’immigration). Le candidat Macron flirtait avec le « libéralisme culturel » d’une partie de la gauche. Mais dès le soir du second tour, le Jupiter monarchien arpentait, ostensiblement seul, la grande cour du Louvre. Malmené dans la société, l’hôte de l’Élysée veut aujourd’hui profiter des carences de la gauche et des déboires de la droite. En affichant les habits de l’autoritarisme (la rigueur policière) et en assumant une rigueur accrue dans le contrôle des migrations, il veut attirer à lui une large part de la droite désorientée et geler ainsi les bases de renforcement du Rassemblement national.
Le jeu du RN
- Cette stratégie est moralement douteuse et politiquement hasardeuse. Elle veut concurrencer l’extrême droite sur son terrain et ne fait que légitimer les valeurs qu’elle met à la base de son action. La critique de « l’angélisme » et des « bons sentiments », l’invocation de la realpolitik et la flatterie à l’égard du « peuple » contre les « bourgeois » cautionnent Marine Le Pen quand il faudrait la combattre. De plus, il est douteux d’expliquer que la question de l’immigration est en elle-même un moteur pour le vote en faveur de l’extrême droite.
Mettons par exemple en relation, à l’échelle de toutes les communes françaises, le vote en faveur de Marine Le Pen et toute une série d’indicateurs socio-démographiques. À l’arrivée, on constate que les corrélations statistiques se font sans surprise entre le vote Le Pen, le taux de pauvreté, la part des sans diplômes et dans une moindre mesure la part des ouvriers. En revanche, la corrélation avec le pourcentage d’immigrés est négative : le vote Le Pen est un peu plus dense dans des communes où le taux d’immigrés est relativement faible. À l’échelle départementale, il n’est pas anodin de noter que le Val-de-Marne (20% d’immigrés en 2016) et surtout la Seine-Saint-Denis (30%) font partie des neuf départements où Marine Le Pen ne dépasse pas les 15%.
L’attitude à l’égard de l’immigration est certes un élément qui fonctionne dans le choix des électeurs, mais elle ne le fait pas de façon isolée. Tout dépend de l’environnement social et mental : elle agit en faveur de l’extrême droite quand elle s’articule à un sentiment de dépossession et d’abandon ; elle le fait d’autant plus que les forces hostiles à l’extrême droite sont en situation de carence en matière d’idéologie et de projet.
- Il faut donc renoncer à l’illusion que l’on peut battre l’extrême droite française en entérinant, comme relevant de la « réalité », la plupart de ses affirmations doctrinales. À la fin de 2018, Emmanuel Macron se désolait de ce que la laïcité était « bousculée » par « des modes de vie qui créent des barrières, de la distance ». Le 10 décembre, il allait plus loin encore en reliant l’immigration à la nécessité « que nous mettions d’accord la nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde ». Quelques années avant lui un Président évoquait « les odeurs » et son successeur créait un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. Sans doute l’institutionnalisation de « l’identité » est-elle dans l’air du temps européen. Il n’en reste pas moins que cette thématique de l’identité – au singulier – est depuis les années 1970 au cœur de l’offensive de l’extrême droite française et européenne contre l’égalité.
- Il ne faut pas se tromper de réalité. Les chiffres nous disent certes depuis longtemps qu’il ne faut pas exagérer l’ampleur des migrations (3,4% de la population mondiale). Mais, même contenus, les déplacements de population – constitutifs de la formation historique de notre commune humanité – continueront, qu’ils soient souhaités ou contraints. Il convient dès lors d’agir pour que les seconds reculent peu à peu au bénéfice des premiers. Or ce recul ne pourra être que progressif et, pendant une période vraisemblablement longue, dans une humanité qui va vers les 11 milliards d’individus, dans un monde instable et un environnement dégradé, il faudra faire face à la réalité des déplacements contraints.
Plutôt que de s’enfermer dans la logique égoïste des fermetures qui favorisent les États les plus puissants et aggravent la situation des plus faibles, mieux vaut alors mettre sur la table les enjeux les plus déterminants. La France a des atouts pour se faire entendre dans le monde. Les utilisera-t-elle pour promouvoir enfin une mondialité assumée, contredisant sur le fond les caractères régressifs de l’actuelle mondialisation ? S’attachera-t-on à mettre en œuvre, à l’échelle continentale et planétaire, ce que réclament depuis des années des institutions internationales installées, des ONG et des mouvements, sociaux ou politiques ? Quand se décidera-t-on à contenir l’hégémonie des marchés financiers, la dérégulation, la compétition sauvage qui gaspillent les ressources et aliènent les êtres humains ? Quand commencerons-nous à universaliser l’extension des droits pour tous, la protection élargie, la reconnaissance de statuts salariaux stabilisés, la formation permanente, la démocratisation au travail comme dans la cité, la lutte contre les discriminations qui sont les clés des dynamiques vertueuses à construire ?
Sortir de « l’état de guerre »
- Faire face au monde instable et dangereux qui est le nôtre n’implique pas « d’armer notre pays », comme l’a affirmé la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndikaye. Il y a assez de guerre dans notre monde et s’il est un réalisme bien compris, il consiste plutôt à se sortir de « l’état de guerre » à laquelle on a voulu nous habituer depuis 2001. Les pourfendeurs contemporains de « l’angélisme » sont les irréalistes d’aujourd’hui. Regarder la réalité en face ? Sans doute, mais cela implique d’écarter résolument le repli sur soi, la méfiance à l’égard du nouvel arrivant, la peur de ne plus être chez soi, l’enfermement communautaire et l’égoïsme ethnique et/ou national.
- Emmanuel Macron joue un jeu dangereux, pour lui-même comme pour la France. L’apprenti sorcier pense récupérer la droite « classique » et enrayer la mécanique du Rassemblement national. Incontestablement, ses choix l’ancrent un peu plus du côté de la droite. Mais il légitime un peu plus la dynamique de Marine Le Pen et il rejette cette part de la gauche qui avait fait le pari d’assumer son « et de droite et de gauche » d’avant 2017. Il risque d’éloigner aussi une part de ce centrisme et de se social-libéralisme qui ont vu en lui un libéral « culturel ». Dès lors, le dispositif qui consiste à opposer « l’ouverture » et la « fermeture » ou le « progressisme » et « conservatisme » peut perdre de sa vigueur politique. Dans l’état actuel de crise politique, qui mieux que Marine Le Pen est à même d’en cueillir les fruits ?
On ne combattra pas l’extrême droite en capitulant devant ses mots et devant sa vision du monde. En poussant un peu plus loin sa propension « régalienne », Macron met en péril son propre récit qui a séduit une part des couches moyennes et de la jeunesse. Tant pis pour lui : nul ne regagnera pas les catégories populaires en jouant sur le ressentiment et le repli. Face à un projet dangereux, seul un autre projet, un autre récit, tous deux combatifs et projectifs, seront en état de réarticuler des attentes, des exigences, des espérances et des combats concrets. À gauche donc, mais dans une gauche d’aujourd’hui.
On pourrait rappeler à notre Jupiter, pour conclure, les mots cruels du très conservateur Winston Churchill, après la signature des désastreux accords de Munich : « Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre ». Le déshonneur est déjà là.