Haïti face au dispositif impérialiste dans la Caraïbe

Camille Chalmers et Chantal Ismé avec Pierre Beaudet

En 1804, les esclaves africains en Haïti secouaient le monde entier en . Leur soulèvement de masse, dans des conditions d’une incroyable adversité, allait mener à la première république au sud du Rio Grande. Les colonialistes français, anglais, espagnols, de même que les États-Unis étaient terrifiés. À l’époque, la « perle des Antilles », de même que toute la Caraïbe, occupait une place centrale dans le processus de l’accumulation capitaliste.

L’histoire d’amour entre le capitalisme et l’esclavage

Le capitalisme surgissant en Europe avait besoin des gigantesques ressources naturelles et du travail des esclaves pour procéder à l’« accumulation primitive » que Marx a plus tard expliqué. Le capitalisme, disait-il, n’était pas né des gentils marchants anglais ni des élucubrations d’Adam Smith, mais « du sang et de la boue », du « triangle de la mort » que les États capitalistes avaient érigé entre l’Afrique, la Caraïbe/l’Amérique latine et l’Europe.

Aussi, la nouvelle république sous le grand « jacobin noir » Jean-Jacques Dessalines n’était pas « tolérable » pour le capitalisme mondial. Français, Anglais, Espagnols l’ont attaqué, bombardé, encerclé. Les États-Unis (devenus indépendants en 1776) se sont joints aux efforts. Faut-il rappeler que le premier président des États-Unis George Washington était lui-même un grand propriétaire d’esclaves. Sur un autre registre, rappelons que que 800 haïtiens ont combattu aux côtés des Américains à Savannah en 1779 ! L’économie états-unienne dépendant en grande partie des plantations de coton où étaient enfermés et torturés plusieurs millions d’Africains et d’Africaines dont la durée moyenne de vie était de quatre ans. La libération des esclaves haïtiens représentait une grave menace pour ce dispositif.

Depuis, nous a expliqué Camille Chalmers dans la session consacrée à la crise haïtienne dans la Grande Transition, Haïti « n’a cessé d’être l’enjeu du dispositif impérialiste en tant que réserve de ressources naturelles et de force de travail, réserve biologique et lieu des confrontations inter-impérialistes ». Dans toute la Caraïbe, «le processus d’insertion dans le capitalisme mondial a été basé sur la prédation, l’assassinat des peuples autochtones et l’esclavage ».

Une révolte qui n’a jamais cessé

L’histoire haïtienne marquée au fer rouge par la révolte des esclaves s’est poursuivie dans des luttes gigantesques qui n’ont cessé, au point où en 1915, les Marines américains sont arrivés en force pour installer un régime de terreur. Cette occupation qui a duré jusqu’en 1934 a été le site d’une extraordinaire résistance qui a inspiré les mouvements de libération nationale partout dans le monde, notamment en Amérique centrale où des soulèvements ont eu lieu au Nicaragua et au Salvador.

Dans les années 1950 et 1960, le mouvement populaire toujours aussi frondeur s’est heurté à la féroce dictature de François Duvalier, fortement appuyée par les États-Unis. L’heure des brasiers reprenait vie dans la région, jusqu’à la révolution cubaine de 1959. En Haïti, des dizaines de milliers d’opposants, mais aussi de citoyens ont été tués, torturés et exilés, dont une partie importante a abouti à Montréal. Les régimes militaires des « gorilles » à la Pinochet qui ont essaimé dans l’hémisphère avaient établi, pensaient-ils, un barrage inexpugnable contre la colère des peuples.

L’espoir de changement malmené par les impérialistes dont le Canada

Encore là, l’histoire a tourné. En Haïti, le peuple s’est soulevé en 1987 pour renverser la dynastie de Duvalier. Les impérialistes, auxquels s’était joint l’État canadien, regardaient la situation avec beaucoup d’appréhension. Avec le FMI et les institutions financières, ils ont imposé leurs « recettes » pour perpétuer la subjugation, via les programmes d’ajustement structurel. Ils ont préparé le coup d’état qui a renversé le président élu Jean-Bertrand Aristide en 1991, dans un autre effroyable bain de sang. La résistance s’est alors réorganisée, y compris au sein de la vaste diaspora haïtienne au Québec. Le retour d’Aristide s’est imposé en 1994, mais en 2004, un nouveau coup d’état était fomenté à Washington et Ottawa. Alors conseiller du premier ministre Paul Martin, Denis Coderre, avait été au centre de tractations pour rallier le Canada, la France et bien sûr, les États-Unis, au projet de renverser Aristide.

Dans les années subséquentes, la nouvelle occupation militaire d’Haïti sous le contrôle nominal de l’ONU a mené à de nouvelles exactions. « Les États-Unis voulaient faire d’Haïti une sorte de laboratoire de la nouvelle contre-insurrection urbaine. Ils voyaient venir les grands mouvements urbains partout dans l’hémisphère comme la plus grande menace contre leur pouvoir », selon Camille.

La nouvelle dictature

Aujourd’hui selon Chalmers, une nouvelle dictature est en train d’être construite sous l’égide d’une extrême-droite décomplexée avec Jovenel Moise et Michel Martelly, qui sont vus comme des « amis » à Washington et Ottawa. Cela s’inscrit bien sûr dans la tendance actuelle où des régimes d’une grande brutalité comme celui de Bolsonaro au Brésil ont mandat de tuer le mouvement populaire qui avait levé l’étendard de la démocratie depuis les années 2000. Chalmers souligne notamment le fait que la force onusienne occupant Haïti depuis 2004 (après la présence des troupes états-uniennes en 1994) a été menée en grande partie par des généraux brésiliens qui aujourd’hui se retrouvent au premier plan du régime brésilien. Dans cette dynamique, on assiste à la « privatisation » partielle du pouvoir répressif, ce qui prend l’allure en Haïti des gangs criminalisés, à la fois au cœur du narcotrafic et en même temps protégés par les appareils répressifs « légaux ».

Aujourd’hui comme hier, le processus de la révolte poursuit son œuvre. Depuis trois ans, « des centaines de milliers de jeunes occupent la rue et affrontent, sans arme, la répression qui inclut des massacres, des assassinats ciblés, des viols et l’horrible pratique du kidnapping qui impose aux citoyens de se ponctionner pour sauver leurs proches ».

Fait à noter selon Chantal Ismé, une militante solidaire, féministe, communautaire, antiraciste et pour la justice sociale, la diaspora de Montréal est également atteinte par ces extorsions. Les familles des personnes kidnappées contactent leurs proches de la diaspora pour participer à l’effort de collectes de fonds pour les rançons. Les gens paient, n’ayant pas le choix ». On recense plus de 93 000 personnes d’origine haïtienne au Canada en 2016. La crise interpelle durement la diaspora, dont plus de 80 % résident à Montréal. Selon Chantal, la communauté tente de s’organiser en conséquence de la crise actuelle.  « Comme tout le monde, les Haïtiens ne constituent pas un groupe homogène. Il y a des déchirements ». Les milieux associatifs et communautaires sont absents du débat politique. Le désir légitime des Haïtiens de participer à la chose publique est instrumentalisé par le régime PHTK. À court terme par ailleurs, il faut soutenir la population intérieure. Selon divers rapports, au moins le quart de la population vit en situation d’insécurité alimentaire !

« Néanmoins, selon Chantal,  il y a en cours une mobilisation importante qui prend la forme de manifs, sit-ins, pétitions et interpellations du pouvoir, y compris dans une lettre ouverte récemment envoyée à Justin Trudeau, pour que la complicité avec les criminels en poste à Port-au-Prince cesse au plus tôt». Elle lance un appel à se rallier aux réseaux de solidarité en marche pour visibiliser la situation en Haiti et interpeller les gouvernent du Core Goupe afin de respecter le droit à l’autodétermination du peuple haïtien.

Confronter la scandaleuse collusion de l’État fédéral

Entretemps, le Canada continue dans le « Core Group » avec les États-Unis, la France et quelques autres États soucieux d’empêcher le mouvement populaire d’imposer une transition juste. « C’est pour cela, selon Camille, que les impérialistes insistent pour présenter la crise actuelle comme un simple conflit entre groupes politiques. Ils veulent des élections rapides pour permettre à la dictature de se relooker avec l’appui de certains secteurs de l’opposition en bonne partie cooptée par les pays impérialistes. Entretemps, un vaste Front patriotique composé de partis de gauche et de mouvements populaires, se lève pour dire non à cette escroquerie».

Andrés Fontecilla, un élu solidaire à l’assemble nationale a rappelé que lors de son dernier conseil national en mai, QS a résolu de se mettre de plein pied dans la solidarité avec Haïti de concert avec les organisations populaires et progressistes de la diaspora de Montréal.