Colombie : atelier d’urbanisme critique dans un bidonville de Soacha

Nathan Brullemans et Bernadette Perron

(En mission d’accompagnement pour le Projet d’accompagnement solidarité Colombie (pour plus d’info voir www.pasc.ca)

Le développement urbain chaotique des grandes villes de Colombie n’est pas sans conséquence. Obéissant à des intérêts privés, la dynamique de densification urbaine ne fait les frais d’aucune planification générale. C’est en effet à un délaissement pur et simple de l’État auquel on assiste, où aucune infrastructure publique supplémentaire n’est érigée afin de combler les besoins essentiels (que ce soit en santé, en éducation, etc.). Dans la municipalité de Soacha, en périphérie de la capitale colombienne, cette dynamique urbaine atteint son paroxysme de saturation.

Samedi 22 mai à 12h, nous rejoignons Selene ainsi que d’autres membres du groupe de défense de droits humains Itoco dans le centre de Bogotá. Un atelier d’éducation populaire est prévu dans la Communa 4 de Soacha, là où un refuge de fortune s’est spontanément érigé en juin 2020 à la suite des difficultés économiques et sociales qu’a entrainées la pandémie de COVID-19 en Colombie. Un peu de retard dans l’horaire nous amène à prendre un taxi au vol pour parcourir les quelques 25 km qui séparent Bogotá de Soacha. À l’extérieur de l’heure de pointe, nous prenons pas moins de 2h pour nous rendre au point d’arrivée, tant une masse frénétique de véhicules s’engouffre dans un trafic interminable. Une fois arrivé.e.s à Soacha, nous prenons un autobus de quartier qui nous mène au plus haut point de la montagne, un point totalement isolé des services publics. L’aménagement urbain prend des allures mixtes entre bidonvilles et ville aménagée, où s’entrecoupent des petits commerces formels et des taudis artisanaux de briques et de taules. Encore quelques minutes de marche et nous arrivons au Albergue humanitario Teo Aldana, refuge humanitaire qui porte le nom d’un enfant assassiné par la police lors d’une descente par les forces de l’ordre dans ce même lieu. On nous accueille dans une petite pièce — décrépite, mais fonctionnelle — qui empile divers membres d’une quinzaine de familles, principalement des femmes, prêtes à assister à l’atelier.

Une première présentatrice s’avance devant la petite foule et propose une récapitulation du dernier taller (atelier). Les thématiques soulevées furent notamment celles de la reproduction de la violence structurelle à l’échelle individuelle, où l’animatrice amène à penser que ce refuge de fortune n’est pas le fait d’erreurs de parcours individuelles, mais plutôt d’une dynamique globale propre au sous-développement de la région. Elle invite cependant les habitant.e.s du refuge à ne pas reproduire cette violence de manière individuelle, en construisant des réseaux de solidarité. Les conclusions du dernier panel furent aussi exposées : « nous devons nous engager dans une lutte pour la vie digne (lucha para la vida digna) », ce qui inclus l’accès l’éducation, à la santé et à un logement adéquat.

Avant de débuter la seconde partie de l’atelier, un tour de table est proposé afin que chaque participant.e puisse se présenter. Les profils sont multiples, mais se rejoignent par leurs conditions matérielles d’existence. Une femme, bébé sous le bras, explique son parcours tumultueux. Cette dernière est issue de Bucaramanga, situé au nord de la cordillère orientale, avant de devenir une déplacée en raison de motifs économiques. La pandémie, ayant fait fondre les possibilités d’emplois, l’a amené à la rue, errant une dizaine de jours avec ses enfants et son mari avant d’atterrir ici, en périphérie de Soacha. À l’opposé de la salle, une autre femme prend la parole. Victime de violence conjugale et souffrant d’épilepsie, elle « remercie Dieu » de l’avoir amené au campement. Sans cette communauté trouvée, elle serait morte à la rue, succombant à ses blessures. Les autres profils expriment tout autant cette misère sociale qui s’est logée en Colombie depuis trop longtemps. Plusieurs sont des déplacés.e.s forcé.e.s de la violence, ayant fui la campagne à cause de la montée du paramilitarisme. D’autres arrivent du Venezuela, en quête d’une vie meilleure (ce qui n’arrive visiblement pas à chacun.e des 1,7 million de réfugié.e.s de ce pays en Colombie).

Selene commence maintenant le second atelier. Elle nous convie à un véritable cours d’urbanisme critique, décortiquant les problématiques de développement urbain de la municipalité de Soacha, dynamique urbaine qui pousse les gens à l’extrême précarité. Elle commence par tracer une carte de Soacha sur laquelle les participant.e.s sont invité.e.s à identifier les principales infrastructures présentent sur le territoire. On demande de cibler les lieux culturels, ceux réservés à l’éducation, à la santé, les espaces publics, mais aussi les centres de production. Le contraste est accablant : une ville avec plus d’un million d’habitant.e.s ne possède que trois hôpitaux dont seulement deux publics. On ne compte aussi qu’une poignée d’écoles élémentaires ni suffisamment de service d’aqueduc. Bref, les infrastructures ne peuvent simplement pas supporter une telle masse de gens. Selene commente : « notre exclusion de ces espaces n’est rien de plus qu’une méthode de l’État pour nous reproduire comme classe ». Plus encore, cette dernière enchaîne en pointant le développement contradictoire de l’espace urbain. Ce dernier n’est pas unilatéralement précaire. Au milieu des petits commerces informels de Soacha se dressent les usines et les énormes centres miniers en basse-court de la ville qui souillent la terre pour y extraire des matériaux de construction. Pour compléter le portrait, Selene note la présence d’un grand nombre de mégaprojets de logements. Ceux-ci devraient-ils être accueillis à bras ouverts ? Au contraire, clame-t-elle, car, suivant une logique marchande de privatisation de l’espace, ces derniers sont peu abordables et sont construits sans considérer les besoins essentiels en matière d’infrastructures publiques. En ce sens, l’idée de tours à logements dépourvue de service d’eau potable n’est ainsi pas perçue d’un très bon oeil par les résident.e.s actuel.le.s. Selene dénonce donc cette spirale infernale où toujours plus de personnes sont rejetées en périphérie du centre de la capitale, sans infrastructures sociales et sanitaires correspondantes.

Ensuite, d’autres intervenantes conduisent des ateliers relevant plutôt du travail social. On y expose les rudiments de la vie en communauté et la gestion de ses émotions face à tant de difficultés. Un consensus de règles de vie commune est conclu, dont les piliers centraux sont la communication et la solidarité, avant de se positionner politiquement sur le mouvement social actuel en Colombie. Ayant pour la plupart déjà tous et toutes participé.e.s aux mobilisations qui s’éternisaient en date du 22 mai depuis 25 jours, le mot de la fin consistait à réaffirmer l’importance de s’organiser et de se joindre au mouvement afin de pousser les revendications propres au Albergue.

Une fois l’atelier terminé, au beau milieu des rires et des cris des enfants, nous sommes apostrophé.e.s par un autre membre de l’organisme Itoco, qui propose de nous brosser un portrait général de la municipalité de Soacha. Dans un premier temps, ce militant explique que Soacha s’est constituée comme à travers un exode des classes populaires vers la périphérie de la ville en raison des prix des loyers, le manque de travail et la surpopulation à Bogotá. Dès lors, Soacha a été le théâtre d’une explosion démographique sans précédent : le dernier recensement de 2016 confirme 522 442 habitant.e.s, alors qu’il est aujourd’hui supposé que la population s’élève à plus d’un million. Ensuite, il explique la stratégie économique de l’État pour faire face à la pandémie, qui consistait à alléger les charges fiscales des grandes entreprises et des banques pour s’assurer de leur loyauté. Inversement, le sort réservé à la population colombienne était la quarantaine stricte sans aide gouvernementale, solution difficilement praticable dans un pays où plus de 40% de la population vie de l’économie informelle (donc d’un travail journalier) et que l’épargne des particuliers est presque impossible avec un salaire minimum mensuel qui s’élève à 828 126 pesos colombiens pour le secteur formel (ce qui représente plus ou moins 266$ canadiens).

Soacha est à l’image de la Colombie, celle d’un pays inégal et contrasté dans son développement urbain. Son gouvernement possède en effet la mauvaise manie d’investir toujours plus dans la répression que dans le social. Pour preuve, à défaut de toutes les infrastructures manquantes, Soacha est dotée d’une énorme station de police. Au lieu de prendre les problèmes sociaux par leurs racines, on préfère coopter les effets négatifs de la pauvreté à l’aide d’un arsenal policier de plus en plus militarisé. En parallèle, c’est aussi précisément ce qui se passe avec le Paro nacional : plutôt que de répondre aux demandes de la population qui a vu son niveau de vie fondre lors de la pandémie, la pauvreté passant de 35% à 42,5%, le gouvernement cherche à réprimer le mouvement social par tous les moyens possibles, dont les exactions violentes sont monnaie courante.