Frédéric Thomas, CETRI, 1er septembre 2020
Le meurtre, vendredi 28 août, du bâtonnier du barreau de Port-au-Prince a provoqué de larges remous en Haïti. Venant s’ajouter à une longue liste d’assassinats, il jette une lumière crue sur l’insécurité et l’impunité, la responsabilité de l’État et la complicité de l’international.
Le bâtonnier du barreau de Port-au-Prince, Maître Monferrier Dorvael, a été tué vendredi soir dernier. Deux jours auparavant, c’était un homme d’affaires qui avait a été abattu, en pleine journée, dans le centre-ville de la capitale. Quelques semaines plus tôt, à plusieurs jours d’intervalle, deux bébés, âgés de huit et de quatre mois, étaient assassinés. Ces meurtres, choquants, ont brièvement déchiré le voile de silence et d’indifférence médiatiques en Europe.
Mais, en réalité, au cours des six premiers mois de 2020, au moins 159 personnes ont été tuées, 92 autres blessées. La terreur s’est installée, les massacres se multiplient depuis ceux, en novembre 2018, de La Saline, un quartier populaire de la capitale, où 71 personnes sont mortes. Les enquêtes des organisations des droits humains et de l’ONU pointent la responsabilité de l’État, l’implication de fonctionnaires et de politiques, une stratégie de contrôle et de répression de la population qui avait manifesté contre le pouvoir.
Mi-juin 2020, la ferme-école de l’organisation de femmes, SOFA, est attaquée par une vingtaine d’hommes identifiés. Début juillet, une manifestation pacifique de Nou pap domi [Nous ne dormons pas], fer de lance des Petrochallengers, le mouvement citoyen anti-corruption au premier rang des mobilisations de ces deux dernières années, est brutalement réprimée et dispersée. Des gangs armés prennent alors la rue, tirent en l’air, sans être inquiétés par la police. Depuis, une campagne de presse visant des membres éminents de Nou pap domi a été lancée. Les menaces ainsi que la justification de prochaines agressions y sont transparentes…
Le 12 août dernier, la Cour des comptes publie son troisième et dernier rapport sur les détournements de centaines de millions d’euros des fonds PetroCaribe. Les responsabilités des hommes d’affaire et de la classe politique, dont l’ancien président, Michel Martelly, et son dauphin, Jovenel Moïse, au pouvoir depuis 2017, sont mis en évidence. La pauvreté augmente (59% en 2017), les inégalités se creusent (Haïti est le pays le plus inégalitaire d’Amérique latine), les violations des droits humains explosent.
Le point commun entre ce scandale de corruption à grande échelle, les meurtres et les massacres ? L’implication de l’État haïtien et l’impunité. Et la compromission de l’international.
LA COMPLICITÉ INTERNATIONALE
Suite aux remous provoqués par l’assassinat de Monferrier Dorvael, le président haïtien a déclaré trois jours de deuil national, au cours desquels les radios passeront de « la musique de circonstance ». Et d’affirmer : « ce crime, comme tant d’autres, ne restera pas impuni ». Ce n’est ni plus hypocrite ni moins indécent que les « condamnations » internationales.
Aucun procès, aucun jugement. La détérioration continue des conditions de vie, la croissance exponentielle de la dette, l’accaparement privatif des institutions publiques, la généralisation et la banalisation de la terreur. Tout cela, non pas malgré l’argent et le soutien de l’international, mais avec sa complicité. Les États-Unis soutiennent ce gouvernement, l’ONU l’accompagne, l’Union européenne (UE) s’en accommode. Toutes les nuances de la collaboration. Et ce sont les Haïtiennes et Haïtiens qui en paient le prix fort.
Il n’est rien, ni résultat ni avancée, qui puisse être mis en avant au cours de ces dernières années pour justifier l’appui international dont jouit encore et toujours Jovenel Moïse. Mais cet échec de la diplomatie pèse moins lourd que les priorités géopolitiques et économiques de Washington. La mise sous tutelle d’Haïti est autant un fait qu’un droit ; un droit que l’international s’accorde à reconnaître aux États-Unis.
Alors, on cherche un consensus ; c’est-à-dire qu’on demande aux Haïtiens et Haïtiennes d’arrêter de s’opposer bêtement à leur gouvernement, d’entériner le rapport de force, de consacrer l’impunité, et de ne pas compromettre mesquinement, avec leurs revendications de justice et de dignité, la stabilité dont ce pays a tant besoin. Et l’UE de ne pas comprendre leur entêtement à ne pas participer « à un dialogue interhaïtien franc, ouvert et inclusif » avec ceux qui les humilient, les exploitent et, en fin de compte, les tuent.
La violence est largement orchestrée par et pour le pouvoir haïtien. Les assassinats sont autant de punitions et d’avertissements à l’opposition. Ils servent aussi de tests – jusqu’à présents réussis – de la complaisance des acteurs internationaux. Qu’ils condamnent et continuent à faire des appels, le pouvoir s’en moque. Il a la caution de l’administration Trump ; une caution qu’aucune institution transnationale n’ose contester. Jovenel Moïse le sait et agit en conséquence.
Les Haïtiens sont exaspérés par les condamnations internationales, par lesquelles ces mêmes acteurs entendent nier leurs responsabilités et démontrer la pureté de leurs intentions : une double gifle. Ce qu’ils veulent, c’est en finir avec ce système de l’impunité. Cela commence par le procès PetroCaribe et le départ de ce président. Cela passe en outre par un changement de politique et de mode de gouverner. Cela suppose, enfin, de rompre avec la domination de l’élite et la dépendance du pays, qui se nourrissent mutuellement.