Islam, « islamisme », jihadisme : en finir avec les amalgames

 SALINGUE Julien, Hebdo anticapitaliste, 30 octobre 2020
L’assassinat de Samuel Paty par un jeune Tchétchène radicalisé par les thèses jihadistes est l’expression de la persistance de l’existence, en France, d’individus pouvant « passer à l’acte » dans le cadre d’opérations violentes au nom d’un fondamentalisme islamique de type spécifique, le jihadisme. Si rien ne semble indiquer que ce jeune ait agi sur ordre, cela ne signifie pas pour autant que son geste serait le « coup de folie » d’un « déséquilibré ». Comme le montre sa revendication sur Twitter – qu’il avait pré-rédigée avant l’assassinat –, il donne un sens politique à son acte : il s’adresse nommément à Macron, « le dirigeant des infidèles », affirmant qu’il vient de tuer « un de [ses] chiens de l’enfer qui a osé rabaisser Muhammad » et ordonnant au président français de « calme[r] ses semblables avant qu’on ne vous inflige un dur châtiment ».
Le profil de l’assassin confirme qu’il s’agit d’un jeune empreint de l’idéologie jihadiste, avec notamment de multiples tweets sans ambiguïté au cours des derniers mois, dont certains ont été signalé par des internautes à la plateforme Pharos en raison de leur contenu violent, antisémite, menaçant, etc. À noter également une série de tweets consacrés à « la mécréance de l’État saoudien, de ses dirigeants ainsi que de tous ceux qui les soutiennent », peu ambigu quant au positionnement politico-religieux du jeune homme. S’il demeure encore des zones d’ombre sur son parcours et sur les interactions qu’il a pu avoir sur internet dans les jours qui ont précédé l’assassinat de Conflans Sainte-Honorine, nul doute que Samuel Paty est apparu comme une « cible » à un individu qui se posait déjà la question de passer à l’acte.
 Sur le jihadisme
Le jihadisme repose sur le principe de l’action violente, individuelle ou collective, contre des objectifs (États, groupes sociaux, individus) considérés comme les ennemis d’une vision ultra-rigoriste de l’islam, avec en arrière-plan le projet de l’instauration d’une loi islamique stricte sur le territoire le plus étendu possible. Selon les partisans du jihadisme, le jihad peut être défensif (protéger des terres d’islam) ou offensif (s’emparer de nouvelles terres), ce qui explique pourquoi les jihadistes se considèrent partout en guerre, y compris contre d’autres musulmanEs, qu’il s’agisse de groupes ou de pouvoirs étatiques, accusés de trahir l’islam « véritable ». Les attentats commis contre des pays occidentaux s’inscrivent dans le même logiciel : cibler ceux qui, par leurs discours et/ou leurs actions, porteraient atteinte à l’intégrité de l’islam et/ou viendraient en appui à des groupes ou pouvoirs étatiques musulmans « traîtres », et défendre, en actes, les « terres d’islam » contre « les Juifs et les Croisés ».
Le jihadisme repose donc sur un corpus politico-religieux, qui offre une « vision du monde » à ses adeptes mais qui, comme l’a notamment montré le chercheur Olivier Roy, attire aussi en raison des modalités d’action qu’il propose. Contre un Gilles Kepel, autre chercheur, beaucoup plus médiatisé – et nettement réactionnaire –, qui affirme que le jihadisme est le produit d’une « radicalisation de l’islam », Roy explique ainsi que l’on assiste plutôt à une « islamisation de la radicalité ». Certains jihadistes seraient ainsi davantage fascinés par les actions violentes que par l’islam rigoriste lui-même, et auraient pu faire d’autres choix s’ils avaient rencontré d’autres idéologies radicales avant de croiser la route du jihadisme. La thèse de Roy n’est évidemment pas auto-suffisante, qui peut conduire à relativiser l’importance du corpus religieux jihadiste, mais elle permet d’éclairer les profils de certains auteurs d’attentats et de mieux comprendre que le jihadisme s’inscrit dans un environnement social et politique « moderne »… et violent.
 Vous avez dit « islamisme » ?
Le principal danger des thèses de Kepel est qu’il invite à considérer que le développement du jihadisme aurait pour seule explication un processus de radicalisation interne au sein de l’islam, et donc un ensemble de causalités exclusivement religieuses : exit toute causalité politique, sociale, économique… Cette thèse du « tout-religieux » est commode pour ceux qui refusent d’envisager – ou veulent empêcher que l’on envisage – que les politiques extérieures impérialistes des grandes puissances occidentales, ainsi que leurs politiques intérieures racistes, pourraient être considérées comme des facteurs d’explication du terrorisme jihadiste. La cause du jihadisme serait exclusivement idéologique, et à rechercher dans les évolutions internes d’une nébuleuse, « l’islamisme », au sein de laquelle une « radicalisation », donc, serait à l’œuvre.
L’islam est ainsi la seule religion à qui le simple fait d’accoler un « -isme » devient immédiatement synonyme de menace – essayez avec les autres, vous verrez que ça ne fonctionne pas. Une première raison de s’interroger sur la pertinence de l’emploi de ce terme… Mais surtout, la notion d’« islamisme » est problématique dans la mesure où elle postule l’existence d’une mouvance politique dont le programme se réduirait à « l’islam », duquel les jihadistes proposeraient une version « radicale ». On préférera donc employer le terme « fondamentalisme islamique » [1], qui permet de ne pas confondre, d’une part, la religion de près de deux milliards de personnes et, d’autre part, des organisations poursuivant un projet politique réactionnaire, et qui impose en outre de ne pas céder à la paresse intellectuelle qui voudrait que les causes du développement de ces organisations se trouvent dans… le Coran.
Cette dernière « explication » ne résiste pas, en effet, à un examen de la réalité des organisations politiques et des pouvoirs étatiques se revendiquant de l’islam : de Ennahda en Tunisie, qui s’est normalisé dans les institutions, gouvernant même avec les anciens Benalistes, aux Frères musulmans égyptiens, victimes d’un putsch militaire soutenu par le parti salafiste Al-Nour (et l’Arabie saoudite), en passant par le Hamas palestinien, le régime iranien, le Pakistan, la Turquie d’Erdogan ou le Hezbollah, venu appuyer Assad contre le soulèvement de 2011 au prétexte de la lutte contre les « jihadistes », on se rend bien compte que les réalités sont multiples, voire contradictoires. Et l’on comprend surtout que ces organisations et régimes ont beau se revendiquer de l’islam et partager un projet réactionnaire, ce n’est pas, en dernière instance, leur interprétation du Coran qui oriente leurs principaux choix, mais les conditions matérielles – nationales, politiques, sociales – dans lesquelles elles évoluent. On peut en outre établir une différence majeure entre ces courants et des groupes fondamentalistes comme Daech ou al-Qaïda : ils ont une conception « gradualiste » de la prise du pouvoir au sein d’institutions rejetées (car non-islamiques) par les jihadistes, qui préconisent pour leur part le seul emploi de la violence [2].
 Confusions et amalgames
Le gloubi-boulga intellectuel ambiant encourage à considérer qu’il existerait un continuum « islamiste » à l’extrémité duquel se trouveraient le jihadisme, autrement dit que tous les groupes se référant à l’islam seraient l’antichambre des mouvements jihadistes, voire qu’ils auraient partie liée avec eux. Et ce raisonnement par capillarité n’est pas limité au champ politique : telle mosquée, telle association, tel individu musulman peut en effet être montré du doigt comme étant « lié à la mouvance jihadiste », et ce sera à l’accusé, désigné comme « islamiste », de prouver son innocence – avec toutes les difficultés que représente la tâche de démontrer la non-appartenance à une mouvance essentiellement organisée dans la clandestinité… Surtout lorsque s’y ajoute l’argument de la « taqiyya » (« dissimulation »), pratique d’individus jihadistes ne voulant pas éveiller les soupçons, au nom de laquelle certains s’autorisent à accuser n’importe qui car l’absence de comportements suspects devient… une preuve.
Le terme « islamisme » tel qu’il est employé aujourd’hui, ne décrit pas la réalité, mais la confusion générale de laquelle il participe a des conséquences bien réelles : suspicion généralisée à l’égard des organisations musulmanes et, par extension, des musulmanEs en général – à qui l’on demande systématiquement de se « désolidariser » des attentats, comme s’ils et elles en étaient, par défaut, solidaires ; légitimation de mesures d’exception visant lesdites organisations au nom de la lutte antiterroriste ; paralysie quasi-généralisée de la gauche sociale et politique, qui se défend de toute islamophobie mais qui est beaucoup plus à l’aise pour réagir face à un tag sur le siège du PCF que face à la menace de dissolution d’une organisation antiraciste comme le CCIF, dont jamais personne n’a pourtant pu démontrer qu’elle avait un lien quelconque avec la mouvance jihadiste – et pour cause.
 Refuser tout traitement différencié pour les musulmanEs
Est-ce à dire que le jihadisme n’a « rien à voir avec l’islam » ? L’expression est parfois employée, y compris par certains courants musulmans qui, et on peut le comprendre, à force d’être amalgamés aux jihadistes, veulent s’en démarquer totalement sans renier leurs propres croyances. Mais la formule, si elle a ses vertus, n’est pas nécessairement opérante dans la mesure où les organisations jihadistes prétendent proposer une certaine lecture de l’islam, et où les revendications des attentats sont presque toujours formulées à grands renforts de termes religieux. Mais rien ne nous empêche de considérer, et de dire, que le jihadisme a autant à voir avec « l’islam » que le Ku Klux Klan ou Anders Breivik ont à voir avec « le christianisme » : on se souviendra ainsi que Breivik s’est revendiqué d’un « christianisme identitaire », affirmant que le pape Benoît XVI avait « abandonné le christianisme et les chrétiens européens, et devrait être considéré comme un pape lâche, incompétent, corrompu et illégitime ». Toute ressemblance…
La persistance du jihadisme ne nous apprend rien sur l’islam comme religion et/ou sur les musulmanEs en général, pas plus que Breivik et ses semblables ne nous apprennent quoi que ce soit sur le christianisme et/ou sur les chrétienEs. Dès lors, si la lutte contre le fondamentalisme islamique, qui ne se confond pas avec le jihadisme mais qui n’est pas moins réactionnaire que les autres fondamentalismes religieux et qui peut lui aussi sécréter des individus et groupes violents, est indissociable de nos combats pour l’émancipation, elle nécessite de refuser et de démonter la vulgate islamophobe faite de confusions et d’amalgames. Le mouvement ouvrier a su, par le passé, faire la part des choses entre les organisations se revendiquant du christianisme, et personne aujourd’hui, dans nos rangs, n’oserait établir un continuum entre les résidus du Ku Klux Klan, la Démocratie chrétienne et Emmaüs… Pourquoi les organisations musulmanes devraient-elles être victimes d’un traitement différencié ?
A fortiori lorsque l’on intervient politiquement dans un pays impérialiste comme la France, où les amalgames racistes sont encouragés, voire produits par l’État, et où toute lutte contre l’islamophobie doit commencer par le soutien aux premierEs concernéEs, les musulmanEs, et par la construction de fronts communs avec des structures qu’ils et elles animent. Une politique nécessaire pour favoriser l’auto-organisation et pour éviter tout substitutisme, et qui est en outre la meilleure des réponses aux fauteurs de haine et aux promoteurs de la guerre civile. À nous de développer, sans opportunisme mais sans préjugés, et sans avoir d’exigences que nous n’aurions pas vis-à-vis d’autres organisations dans la construction d’autres fronts communs.