Amélie David, collaboration spéciale et correspondante basée à Beyrouth
Il y a cette image : ineffaçable, inoubliable. Celle qui envahit le peu d’espace mental qui vous reste, le peu de place dans votre cœur, aussi. Elle ne vous quitte plus. Elle ne vous lâche plus. Comme tatouer sur le corps, sur le cœur. Ineffaçable. Depuis plusieurs jours maintenant, j’ai cette image en tête. Je la vois partout : sur la faïence blanche immaculée de ma cuisine, dans le miroir de ma salle de bain, dans le sourire d’un enfant que je croise dans la rue, dans mes rêves éveillés, dans mes cauchemars bien sûr. Cette image ne me laisse guère de repos. Elle vient me rendre visite la nuit. Elle apparaît en flash. Puis elle disparaît, puis réapparaît. Elle trouble mon sommeil, me réveille et joue avec mes nerfs. Car une fois réveillée, si j’essaie de me rendormir, elle réapparaît immédiatement, elle ne laisse guère de répit.
Cette image ineffaçable n’est pourtant pas une image que j’ai vue de mes propres yeux. C’est une image que mon cerveau a créée à la suite d’un reportage et du récit d’un de mes interlocuteurs. C’était mercredi 6 novembre.
Ce jour-là, avec mes camarades/confrères/amis, nous décidons de nous rendre dans le sud du pays, dans la ville de Nabatieh. Située dans les terres, un peu éloignée de la frontière avec la Palestine occupée, cette ville est connue pour être l’un des fiefs du Hezbollah. Elle est aussi connue pour être pleine de vie, avec des souks datant de l’ère ottoman et ces vieilles maisons qui racontent une certaine histoire du Liban.
Aujourd’hui, tout n’est plus que ruines et désolation. Cette ville, comme beaucoup d’autres villes et villages du sud et de l’est Liban, a fait les frais de la campagne massive de pilonnage de l’armée israélienne depuis la mi-septembre. Auparavant, les bombardements étaient plutôt cantonnés au sud du pays, avec quelques frappes tout de même à l’est et dans la banlieue sud de Beyrouth. Aujourd’hui, c’est tout le Liban qui subit les affres de l’agression israélienne. Nabatieh et ses habitants en sont les victimes.
Lorsque nous nous rendons sur place jeudi, nous avons déjà le cœur lourd : la veille, nous étions à Tyr (Sour), plus au sud. Là aussi, des décombres, partout. Mais Nabatieh nous est apparue encore plus ravagée. Ces souks ont été entièrement détruits. La municipalité a été directement visée le 16 octobre dernier par une frappe israélienne. Quasiment toute l’équipe a été assassinée, avec un membre des secours et d’autres personnes, alors qu’elle était en train de préparer de la nourriture pour les personnes déplacées.
Ce jeudi matin, notre cœur s’alourdit un peu plus : les rues sont désertes et tout ressemble à une ville fantôme. Nous allons à la rencontre des membres de la sécurité civile. Ils sont postés sur le parking d’un des deux hôpitaux de la ville. De là, ils ont une vue d’ensemble sur la ville et ses alentours, sur les frappes et les attaques israéliennes. Le soleil est brûlant, l’hôpital est calme. Quelques hommes sont assis sous un abri. Ils boivent du thé et fument le narghilé. Des équipes de secours préparent leurs affaires.
Hussein Fakih, le chef des opérations de la sécurité civile pour la région de Nabatieh, nous attend. Il est prêt pour l’interview. Il nous amène là où les véhicules sont stationnés : il nous montre les dégâts des frappes sur les ambulances. Des vitres brisées, des portes de véhicules casées. Depuis le début de la guerre, les secours sont régulièrement la cible des frappes israéliennes. D’après les derniers chiffres du ministère de la Santé, il y a eu 180 professionnel.les du secteur de la santé qui sont décédés et 244 véhicules qui ont été pris pour cible.
Lors de son entrevue, Hussein Fakih nous parle de ces dernières semaines, des dernières activités sur le terrain, de la manière dont ils s’organisent. Hussein était présent le 16 octobre. Il a été gravement blessé à la tête et est sorti de l’hôpital il y a 5 jours seulement. Son visage est encore très marqué par la fatigue. Ses yeux sont cernés. Il n’arrive plus à sourire. Pourquoi le ferait-il, d’ailleurs? Le 16 octobre, il a perdu un de ses collègues dans l’attaque. Un héros, nous dit-il. Silence. Il n’a plus les mots. L’homme en uniforme tente de se reprendre. Il racle sa gorge, essaie de chasser les larmes qui montent dans ses yeux mi-clos. En vain. Il s’excuse et se tourne. Il pleure. Nous pleurons avec lui. Silence. Il essaie de continuer. Puis, il évoque le sort de cette famille qui est morte récemment. Retrouvée dans les décombres, comme des milliers d’autres habitants du Liban. De ce jour-là, une image le marquera à vie, possiblement : celle d’un enfant mort dont les yeux n’étaient plus que sang. La vie avait complètement abandonné cette victime. Le sang coulait encore de sur son visage. Le chef de la sécurité civile a essuyé ses larmes de sang. «Vous comprenez?», nous demande-t-il. C’est cette image que j’ai en tête aujourd’hui, ineffaçable.
Le soir, en rentrant, je vois les décombres d’une autre frappe israélienne à Barja, dans le Chouf, une autre région du Liban. La frappe visait un immeuble qui accueillait des personnes déplacées du sud. Il y a eu au moins 25 morts et plusieurs blessés. Parmi les images postées sur les réseaux sociaux, l’une montre une trainée de sang sur un plafond : un homme qui se trouvait dans l’immeuble a été soufflé par l’explosion et son corps projeté dans l’immeuble d’en face, laissant une trainée de sang derrière lui. À ces images se sont ajoutés le bruit des bombes, le bourdonnement des drones, la détonation causée par les jets israéliens franchissant le mur du son…
Cette image de l’enfant, que je n’ai pourtant pas vue de mes propres yeux, mais que l’on m’a comptée est aujourd’hui imprimée dans ma mémoire. Comme ces autres images d’horreur que l’on voit surtout depuis un an, mais qui existent depuis de nombreuses années à Gaza, en Palestine occupée au Liban et ailleurs. Des gens qui meurent brûlés vifs dans des hôpitaux, par exemple. Combien d’autres, encore, avant que le massacre ne s’arrête?
Je tente d’imaginer la douleur et la peine que les personnes qui ont vu et vécu ces scènes ressentent. Je n’arriverai jamais à ressentir les mêmes choses. Mais aujourd’hui, j’ai tout de même cette image, ineffaçable, inoubliable. Dans mon corps, dans mon esprit, dans mon âme. Celle-ci qui me hante la journée et la nuit. L’impossible oubli.