La question de l’internationalisme et de la méthode chez Lénine

Lénine en 1921 - Domaine public

Pierre Beaudet, le 14 septembre 2015

À l’occasion du 100e anniversaire de la mort de Lénine, le 21 janvier 1924, nous voulons rappeler une partie de sa contribution en publiant un extrait du texte de notre camarade feu-Pierre Beaudet, Relire Lénine?, publié sur le site Contretemps.


 

Lénine et ses camarades, et avant lui Marx bien sûr, avaient vu juste à l’effet que la construction d’un nouveau monde après le capitalisme devait prendre une dimension internationale. L’Internationale communiste, sous Lénine et le pouvoir des soviets, a nourri ce projet pour un temps. Cependant, le projet a mal tourné, en partie à cause de l’imprudence, de l’improvisation et de l’impatience de ses dirigeants et animateurs. Il y eut aussi la construction illusoire d’un « modèle » soviétique, qui pouvait être copié et adapté, mais toujours en demeurant dans le sillon d’une conception dominatrice et euro-centrique. Le résultat a été catastrophique. Mais où en sommes-nous aujourd’hui? Surtout quand ladite « mondialisation » impose encore plus d’internationalisme…

Le changement d’échelle des luttes anticapitalistes, à partir de la révolution chinoise et de plusieurs autres confrontations mondiales, a forcé les socialistes à reconsidérer cette idée du « modèle ». L’intuition de Lénine selon laquelle la révolution s’en allait vers « l’Orient » était techniquement juste. Plus encore, elle était lourde d’implications, au sens où de nouveaux processus révolutionnaires, essentiellement à l’extérieur de l’Europe, ont pris place et doivent être compris et étudiés comme tels.

Sous Lénine est née l’idée que les socialistes de l’Europe devaient se mettre ensemble avec les mouvements anti-impérialistes du tiers-monde. Ces mouvements n’étaient pas nécessairement anticapitalistes dans la tradition de Marx, mais ont été de puissants adversaires du capitalisme mondial « réellement existant ». Ce tournant a permis également de considérer la juste place des luttes de libération nationale dans le processus d’émancipation, en ce sens que ces luttes ne sont pas, contrairement à la vision léguée par la Deuxième Internationale, de simples « détournements » de sens, mais plutôt des résistances nécessaires et légitimes au pouvoir des empires.

Aujourd’hui, et ce, depuis la fin de l’Union soviétique et le ravalement de la Chine comme atelier du capitalisme mondial, il n’existe plus de « centre » exerçant une quelconque « autorité ». L’internationalisme est multidirectionnel et aligné sur des convergences et des alliances spécifiques. Peu à peu émerge également un nouveau paradigme, l’alter-mondialisme, qui constitue une autre manière de renforcer les luttes à travers de vastes réseaux internationaux se manifestant notamment via le Forum social mondial et des mouvements sociaux internationalisés comme Via Campesina1.

Encore là, les processus révolutionnaires sont forcés de faire des arbitrages. L’internationalisme ne peut être confiné à une approche « morale », il doit s’inscrire dans une stratégie de transformation et doit pouvoir discerner où et quand il faut combattre.

La question de la méthode

La tradition de Marx, de Lénine et du long processus révolutionnaire exprime une « sagesse populaire », résultat de luttes intenses tant sur le plan pratique que sur le plan théorique. Le point de vue matérialiste, point de départ de cette tentative théorique, a été longtemps mutilé, « vulgaire ».

Lénine, parmi d’autres, a permis, en partie au moins, de le décloisonner et de le sortir d’une gangue simpliste, positiviste, en affirmant que la réalité sociale est également une création humaine et que les humains, tout en transformant le monde, se transforment eux-mêmes, et de surcroît dans la lutte. La pensée de Lénine, comme l’explique le philosophe Henri Lefebvre, part du point de vue que la science est une « œuvre humaine », que « toute connaissance est approximative, provisoire, révisible, momentanée, et cependant elle enveloppe quelque chose d’absolu, un « grain de vérité », que la suite du développement viendra dégager, déployer »2.

Par la suite, on a compris que la réalité était une construction perpétuelle, en mouvement, à travers l’enchevêtrement des contradictions, et que l’humanité n’était ni condamnée d’avance, ni prédéterminée par la « marche inéluctable » de l’histoire ou par un processus abstrait de développement des « forces productives ».

Parallèlement, on a compris que la liberté des humains n’était pas un simple exercice de volonté, qu’elle devait s’exprimer dans un monde hérité, légué par les générations précédentes, et donc marqué par des structurations matérielles et des dispositifs culturels spécifiques. Exercice marqué oui, mais déterminé non. D’où l’importance centrale de ce que Lénine appelait « l’analyse concrète de la situation concrète », des enquêtes approfondies, des « détours » par l’histoire et les théorisations antérieures, en s’efforçant toujours de passer de l’essence aux apparences.

Bref cette praxis, activité à la fois théorique et pratique, collective, issue de et tournée vers la transformation, renouvelle la pensée critique et comme le dit Mao, produit des concepts aptes à « saisir les choses et les phénomènes dans leur essence, dans leur ensemble, dans leur liaison interne » comme une totalité de rapports, de liens et de transformations multilatérales et multidirectionnelles3.

Sur tout cela, la relecture de Lénine est éclairante et c’est là sans doute le plus important de ses « héritages ». Ses ambitieuses batailles, à la fois contre le fatalisme et le déterminisme, contre le volontarisme et l’impatience, peuvent fournir des points de repère et même en inspirer plus d’un.

Pour aller plus loin, les mouvements contemporains devront être eux-mêmes très déterminés. Il faut beaucoup d’audace et en même temps beaucoup d’humilité. L’action à petite échelle n’est jamais trop petite. La résistance opiniâtre, basée sur le principe de l’espérance, est incontournable, avec la capacité de réfléchir, de débattre, d’explorer. Comment se mettront en place les projets révolutionnaires ? « Qui l’emportera dans cette bataille? » comme le demande Immanuel Wallerstein :

Nul ne peut le dire. Ce sera le résultat d’une infinité de nano-actions par une infinité de nano-acteurs lors d’une infinité de nano-moments. À un moment donné, la tension fera basculer définitivement la balance en faveur de l’une des deux solutions alternatives. De là naît l’espérance. Ce que chacun de nous fait à chaque instant sur chaque question concrète a son importance. Certains parlent « d’effet papillon » : le battement d’aile d’un papillon peut provoquer une tornade à l’autre bout de la planète. En ce sens, aujourd’hui, nous sommes tous de petits papillons ((Immanuel Wallerstein 2014, Le capitalisme et le papillon, dans les Nouveaux Cahiers du socialisme, n°.11)).

  1. Voir Beaudet Pierre, Canet Raphael et Massicotte Marie-JoséeL’Altermondialisme. Forums sociaux, résistances et nouvelle culture politique, Montréal, Écosociétés, 2010 []
  2. Henri Lefebvre, La pensée de Lénine, Paris, Bordas, 1957, page 134 []
  3. Mao 1937, De la pratique []