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Par Pierre de Jouvancourt, pour la revue Terrestres

Alors que les canicules sont en train de devenir la norme sur une partie toujours plus importante de la planète, le philosophe des sciences Pierre de Jouvancourt explique pourquoi les êtres humains vont indubitablement être confrontés à un rétrécissement de leur « niche climatique », avec des conséquences sanitaires et géopolitiques absolument importantes.

Nous republions ici en deux parties un texte initialement mis en ligne sur la revue française le 17 juin 2022.


L’hémisphère Nord (de l’Europe à l’Afrique du Nord, en passant par la Chine et les États-Unis) va connaitre cette semaine une canicule inédite, avec des températures comprises entre 35 et 50 °C. Si l’on peut ajouter des couches pour se protéger des grands froids, lorsque la chaleur devient insupportable, nous n’avons que notre peau à retirer. Mais jusqu’où et pour qui le climat peut-il devenir impropre à la vie humaine ? Selon une étude, il est possible qu’en ce siècle plus de 3 milliards de personnes soient exposées à un climat inhabitable.

Le printemps, durant les mois d’avril et de mai, une vague de chaleur de plusieurs semaines s’est abattue sur l’Inde et le Pakistan1. Cette période, précédent la mousson, est habituellement la plus chaude de l’année, la pluie amenant avec elle un léger refroidissement. Avec plusieurs journées avoisinant les 50°C, nombre de personnes ont dû travailler durant la relative fraîcheur de la nuit. Ce n’est pas seulement l’eau – parfois polluée – qui a manqué, mais aussi l’énergie : plusieurs centaines de milliers d’individus ont manqué d’électricité pour alimenter d’éventuels réfrigérateurs ou climatisation – seulement disponibles pour les plus aisé·es. Les chaleurs intenses sont aussi à l’origines de dizaines d’attaques cardiaques par jour, d’importantes carences de sommeil, de saturation du système de santé2.

Cet épisode préfigure une tendance planétaire dont nous commençons à connaître certains traits : dômes de chaleur, mégafeux, canicules, sécheresses. A ce tableau, on peut ajouter tout un ensemble de problèmes de santé, dont la diffusion de maladies infectieuses et la dégradation des conditions de santé physique et mentale. Par exemple, le changement climatique provoque la diminution de la durée moyenne de sommeil, particulièrement chez les femmes, les personnes agées ou provenant de pays pauvres – entraînant tendanciellement de nombreux problèmes, comme l’augmentation de dépressions, de cancers, de perte de mémoire, etc.3 Citons aussi une étude américaine prévoyant que les problèmes cardiaques posés par la chaleur pourraient tuer jusqu’à 10 000 Etatsunien·nes par an d’ici la fin du siècle4. Et la chaleur n’a pas seulement des effets néfastes sur la vie humaine, nombre d’animaux sont également en danger direct. En témoigne cette hécatombe invraisemblable, due à une vague de chaleur au Kansas, emportant récemment des milliers de bovins (voir ci-dessous)5.

Source : Rawsalert (twitter.com/rawsalerts/status/1537233682867851264)

Ainsi le changement climatique, affectant inégalement la totalité des humains et des non-humains, ne concerne pas seulement des risques ponctuels mais se présente comme une modification large et profonde des conditions environnementales considérées comme normales. Mais jusqu’à quel point ? Peut-on dire que nous devons nous attendre à un climat proprement invivable au tournant de ce siècle ? Dans cet article, je propose une lecture d’une étude récente définissant la « niche climatique humaine », et son potentiel avenir6. Après avoir éclairci ce terme légèrement opaque, je reviendrais sur les principaux résultats et quelques conclusions qu’on peut en tirer.

La niche écologique

Toute espèce possède une niche écologique. Désignant il y a quelques siècles une alcôve dans laquelle on plaçait des meubles et des statues, la « niche » évoque l’idée de refuge ou d’habitat7. C’est une sorte d’abri souvent dédié au repos et qui pour cette raison est relativement frugal. C’est un lieu d’habitat minimal, contenant le simple nécessaire aux besoins d’un vivant.

En écologie, le concept de niche écologique recouvre à peu près cette idée mais porte sur la manière dont les espèces habitent le monde vivant et non-vivant. Lorsqu’il est initialement développé au début du XXe siècle, il renvoie principalement à deux choses. D’un côté, il se réfère aux multiples conditions de vie des espèces, ce qui inclut les facteurs dits biotiques (relatifs à la vie) comme la disponibilité de proies, la présence d’espèces prédatrices ou compétitrices mais aussi les facteurs abiotiques (relatifs à ce qui n’est pas vivant) comme la présence de nutriments, de lumière, de température, d’humidité, etc. Mais, d’un autre côté, la niche écologique peut aussi renvoyer à cette époque à la place d’une espèce dans la chaîne trophique, à savoir sa position dans le système des chaînes alimentaires.

Le concept de niche écologique porte sur la manière dont les espèces habitent le monde vivant et non-vivant. Il désigne la relation entre une espèce et les conditions de possibilité de son habitat.

Le concept de niche écologique porte sur la manière dont les espèces habitent le monde vivant et non-vivant. Il désigne la relation entre une espèce et les conditions de possibilité de son habitat. – Pierre de Jouvancourt

Par la suite, au gré des recherches en écologie du XXe siècle, le concept de niche écologique est l’objet d’importants remaniements, mais aussi de critiques le considérant trop flou ou peu utile dans la pratique. Quoiqu’il en soit, le concept de niche conserve encore aujourd’hui son sens général de relation entre une espèce et les conditions de possibilité de son habitat, entendues au sens le plus général possible. Dans les années 1950, l’écologue George E. Hutchinson (1903-1991) en a donné une définition, certes imparfaite, mais sur laquelle j’aimerais m’appuyer ici. En effet, non seulement il focalise l’idée de niche sur l’espèce et non plus sur son environnement, mais il distingue la niche fondamentale de la niche réalisée. La première désigne la région qui correspond à l’ensemble des conditions biotiques et abiotiques dans lesquelles une espèce peut en principe exister. La seconde renvoie à la niche réellement occupée par l’espèce en question. Chez Hutchinson, la différence s’explique notamment par la présence d’espèces compétitrices, mais on peut tout à fait imaginer d’autres facteurs qui pourrait en rendre compte, par exemple l’histoire de la distribution géographique des espèces8. Prenons le fameux dodo (raphus cucullatus), espèce endémique éteinte depuis la fin du XVIIe siècle. Sa niche réalisée correspondait géographiquement à certaines zones de l’Île Maurice mais sa niche fondamentale eût été en principe beaucoup plus large si cette espèce avait été capable de voyager outre-océan.

Qu’est-ce qu’une niche climatique humaine?

Avec ces repères en tête, demandons-nous ce que serait la niche écologique humaine, et, en particulier, sa niche fondamentale. Quels types d’espaces et de conditions de vie seraient impropres à la vie humaine ? Cette question prend un sens d’autant plus troublant à l’heure de l’Anthropocène, mot désignant l’importance géologique d’une seule espèce, homo sapiens, sans équivalent dans l’histoire de la vie sur Terre9. A considérer les lieux que les êtres humains sont capables d’habiter, on pourrait croire qu’il n’y a pas de limite à la niche humaine. En forçant un peu le trait, elle équivaut presque à la surface de la Terre, tant qu’elle peut être foulée ou naviguée, allant des déserts arides du Sahara aux déserts de glace polaires – et ce, bien avant l’avènement du capitalisme. De ce point de vue, la niche humaine n’aurait pas d’autre limite que l’aptitude technique à créer ses propres conditions d’habitabilité. Certes, tous les organismes participent à créer leur environnement, y compris les bactéries. Mais on pourrait croire que seule notre espèce serait capable d’étendre sa niche au globe – voire au-delà. Et ceci non seulement depuis l’Anthropocène mais déjà depuis les grandes migrations préhistoriques.

Les travaux du géographe Erle Ellis et de ses collègues ont d’ailleurs montré la vitesse à laquelle les populations d’humains se sont propagées sur la surface du globe. Il dresse la carte globale ce qu’il nomme des « anthromes » entre 1700 et 2000 (voir figure ci-dessous). Il s’agit des biomes humains, « siège des interactions entre les humains et les écosystèmes » selon le type : habitats denses, types de villages dispersés, mais aussi terres cultivées plus ou moins retirées, espaces faiblement anthropisés10. Selon ses travaux plus des trois quarts de la surface terrestre libre de glace ont été altérés par des activités humaines sur des durées plus ou moins importantes – de l’ordre de plusieurs millénaires à la décennie11.

Source : Ellis et. al, 2010 (voir notes en fin d’article)

Il ne fait aucun doute que ce genre de représentation écrase et occulte les innombrables histoires qui ont donné lieu à ce grand dispersement, y compris celles de la mondialisation économique dans les régimes capitalistes. Cependant, sans adhérer au caractère nécessairement réducteur d’une telle approche, ce genre de travaux permet d’illustrer deux choses. Tout d’abord, en dépit de leur nombre réduit, les populations humaines habitent depuis bien longtemps des lieux de nature extrêmement variée : la diversité des niches réalisées n’est pas un fait de l’Anthropocène. Par conséquent, les niches écologiques spécifiques à l’Anthropocène ne se distinguent donc pas par leur diversité, c’est-à-dire le nombre de différences qui les caractérise. Ce qui les distingue, c’est surtout leur extension et leur intensité12.

L’« Anthropocène » pourrait se traduire par une contraction radicale de la niche écologique humaine. – Pierre de Jouvancourt

Mais l’« Anthropocène » pourrait bien se décrire d’une toute façon. Non pas l’extension sans limite de la niche écologique humaine (concept occultant, rappelons-le, les asymétries à l’origine de cette situation historique), mais, à l’opposé, sa contraction radicale. Pour comprendre ce point, intéressons-nous à un seul aspect de notre niche écologique : la niche climatique, à savoir les conditions qui rendent climatiquement possible la vie humaine sur Terre, et, principalement les moyennes de température et d’humidité atmosphériques selon leur répartition géographique sur le globe.

Dans un article paru en mai 2020 dans les Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS, États-Unis), une équipe pluridisciplinaire (démographe, anthropologue, écologue, et spécialiste de la modélisation climatique) s’est demandée à quoi ressemblerait précisément cette niche climatique à la fin du siècle, en fonction de différents scénarios d’émissions de gaz à effet de serre.

En mai 2020, une équipe pluridisciplinaire (démographe, anthropologue, écologue, et spécialiste de la modélisation climatique) s’est demandée à quoi ressemblerait précisément cette niche climatique à la fin du siècle, en fonction de différents scénarios d’émissions de gaz à effet de serre. – Pierre de Jouvancourt

Avant d’entreprendre cet exercice de projection, l’équipe de chercheur·ses s’est efforcée de déterminer la niche climatique humaine dans l’histoire (-6000 ans et -500 ans). La figure 1 montre à la fois la niche climatique réalisée au présent et dans le passé (A, B, C), mais aussi une version schématique de la niche climatique fondamentale (G), c’est-à-dire l’espace que pourrait, en principe, occuper l’humanité si l’on ne considérait que les conditions climatiques. Pour lire ces figures riches en enseignements, il faut bien comprendre que l’abscisse (axe horizontal) de chaque graphe est gradué selon la quantité de précipitations et que la température moyenne annuelle est graduée sur les ordonnées (axe vertical). Avec cela en tête, considérez que plus un point est bleu foncé, moins la population est dense, jusqu’à zéro, et inversement vers le rouge foncé (Figure 1).

Niches climatiques réalisées au présent et dans le passé (A, B, C). Ces représentations ne sont pas des cartes du monde, mais des répartition de densité de population en fonction de la quantité de précipitation (axe horizontal) et de la température moyenne annuelle (axe vertical). Extrait de : Chi Xu et al., « The Future of the human climate niche », PNAS, May 4, 2020, 117 (21) 11350-11355
Niche climatique fondamentale de l’humanité. Il ne s’agit pas d’une carte du monde, mais des répartitions de densité de population en fonction de la quantité de précipitation (axe horizontal) et de la température moyenne annuelle (axe vertical). Extrait de : Chi Xu et al., « The Future of the human climate niche », PNAS, May 4, 2020, 117 (21) 11350-11355.

Finalement, ce qui en ressort est frappant : les humains sont historiquement restés dans une enveloppe climatique assez restreinte. Plus précisément, la distribution humaine a peu dépendu des précipitations sous toutes ses formes : neiges, pluies, bruine, grêle ou autre. En effet, si les humains d’il y a 6000 ans montrent une belle distribution horizontale, et donc une bonne tolérance à la quantité de précipitations, on constate un resserrement il y a 500 ans, puis un nouvel élargissement. Ainsi, excepté peut-être pour les zones les plus sèches, à savoir tous les points situés très à gauche sur les figures, l’humanité paraît relativement tolérante à l’humidité, aspect important des conditions climatiques.

Mais tout change s’agissant des températures. Il y a 6000 ans déjà, on ne trouve pas d’humains dans des zones au-dessus de 30°C de température moyenne annuelle, et très peu en dessous de 5°C. Depuis, cet intervalle s’est réduit. Comme le remarquent les auteurs·rices de l’article, les populations humaines semblent s’être surtout concentrées sur des zones dont la moyenne de température était comprise entre 11°C et 15°C sur l’année. Dans la figure A, nous voyons deux îlots : ces derniers correspondent à la présence humaine dans des régions tempérées et dans des régions possédant des régimes de mousson, comme en Inde ou au Pakistan.

La 2e partie de cet article est disponible ici.

NOTES ET RÉFÉRENCES

  1. https://www.theguardian.com/news/2022/apr/29/heatwaves-india-pakistan-likely-to-become-more-severe-say-scientists []
  2. https://www.theguardian.com/environment/2022/may/25/it-seems-this-heat-will-take-our-lives-pakistan-city-fearful-jacobabad-after-hitting-51c []
  3. https://www.terrestres.org/2023/07/17/la-niche-climatique-humaine/#footnote_0_12992 []
  4. Sarofim, M.C., S. Saha, M.D. Hawkins, D.M. Mills, J. Hess, R. Horton, P. Kinney, J. Schwartz, and A. St. Juliana, “2016: Ch. 2: Temperature-Related Death and Illness. The Impacts of Climate Change on Human Health in the United States: A Scientific Assessment”. U.S. Global Change Research Program, Washington, DC, 43–68 []
  5. https://www.kscbnews.net/heat-causing-death-in-kansas-cattle/ []
  6. Chi Xu, Timothy A. Kohler, Timothy M. Lenton, Jens-Christian Svenning, Marten Scheffer, « The Future of the human climate niche », PNAS, May 4, 2020, 117 (21) 11350-11355 []
  7. https://www.cnrtl.fr/etymologie/niche []
  8. Pour une histoire et une discussion épistémologique du concept de niche écologique voir Pocheville, Arnaud. « Chapitre 26. La niche écologique : histoire et controverses récentes », Thomas Heams éd., Les mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution. Volume 2. Éditions Matériologiques, 2011, pp. 793-829. Pour la définition précise de Hutchinson, voir « Concluding remarks », in Cold Spring Harbor Symposia on Quantitative Biology, vol. 22, no 2,‎ 1957, p. 415–427 []
  9. Rappelons que le terme « anthropos » renvoie à « homme » en grec ancien, d’où le terme Anthropocène désignant, dans une terminologie géologique, « l’époque de l’espèce humaine » []
  10. E. Ellis, « Anthropogenic transformation of the biomes », 1700 to 2000, Global Ecology and Biogeography,  (2010) 19, 589–606 []
  11. Voir aussi E. C. ELLIS et N. RAMANKUTTY, « Putting People in the Map: Anthropogenic Biomes of the World », Frontiers in Ecology and the Environment, vol. 6, no 8, octobre 2008, p. 439-447 []
  12. Je tiens à souligner qu’Ellis a défendu la thèse selon laquelle l’Anthropocène aurait débuté il y a plusieurs milliers d’années. Et ses positions sont pour le moins polémiques. Dans un article de Wire, le géographe appelle à arrêter « d’essayer de sauver la planète » sous prétexte que la nature serait « morte » car toujours-déjà sous influence humaine. Cosignataire du Manifeste écomoderniste (voir  J. ASAFU-ADJAYE et al., « An Ecomodernist Manifesto »), prônant l’approfondissement de l’exploitation technique de la nature en vue d’ouvrir des espaces sauvages, Ellis fait un lien direct entre la diversité des niches écologiques humaines réalisées et la promotion de l’intervention technique pour contrôler les écosystèmes de la planète (voir E. ELLIS, « Stop Trying to Save the Planet », Wired, 6 mai 2009). En réalité, comme l’ont remarqué des géologues, la modification de la surface des sols et l’intervention sur les écosystèmes, ne peuvent à elles seules définir une époque géologique qui doit être globale et synchrone, et portant sur des aspects géologiques, évolutifs ou biogéochimiques fondamentaux de la planète (Voir ZALASIEWICZ et al., « Response to “The Anthropocene Forces us to Reconsider Adaptationist Models of Human-Environment Interactions” », Environmental Science & Technology, vol. 44, no 16, 2010). Plus profondément, cette description de l’Anthropocène présuppose que les bouleversements géologiques en cours sont en continuité avec l’expansion sans limite de la niche humaine, ou des niches humaines réalisées. []

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