Crédit : US Government CC0 1.0 Universal (CC0 1.0) https://www.rawpixel.com/image/3388300/free-photo-image-road-barrier-bush-fire

Par Pierre de Jouvancourt, pour la revue Terrestres

Alors que les canicules sont en train de devenir la norme sur une partie toujours plus importante de la planète, le philosophe des sciences Pierre de Jouvancourt explique pourquoi les êtres humains vont indubitablement être confrontés à un rétrécissement de leur « niche climatique », avec des conséquences sanitaires et géopolitiques absolument importantes.

Nous republions ici en deux parties un texte initialement mis en ligne sur la revue française le 17 juin 2022. La première partie est disponible ici.


Le futur de la niche climatique

Imaginons désormais ce qui se passerait avec le changement climatique : comment la niche climatique humaine pourrait-elle se transformer ? Tout en posant l’hypothèse de croissance démographique continue et l’absence relative de migration1, les chercheur·ses se sont principalement concentré·es sur deux scénarios : le RCP8.5 et le RCP2.52. Derrière ces noms plutôt ésotériques, se cache pour le premier (RCP8.5), une trajectoire d’émission de gaz à effet de serre qui continuerait dans les mêmes tendances qu’aujourd’hui : c’est le business as usual. Le second correspond au scénario ambitieux d’une maîtrise des émissions de gaz à effet de serre et de la réduction de leur concentration dans l’atmosphère à moyen terme3.

Le résultat est sidérant. Dans le scénario RCP8.5, les changements de température que les humains vont subir durant notre siècle – et, on en déduit aussi, de nombreuses autres espèces – seront sans commune mesure avec ces 6000 dernières années. Dans 50 ans, les personnes habitant les régions dont la moyenne de température avoisine les 13 °C4 subiront une hausse d’environ 7 °C, ce qui correspond à une augmentation 2,3 fois supérieure à l’augmentation globale car celle-ci est plus forte sur terre que sur mer.

Pour chaque degré de plus, un milliard de personnes sortent de la niche écologique humaine. Pour chaque dixième de degré, l’inaction climatique envoie à la fournaise près de 100 millions de personnes en 2070, soit presque une fois et demi la population française. – Pierre de Jouvancourt

Quant aux personnes vivant déjà dans des régions chaudes, et pourtant souvent les moins responsables du changement climatique, elles seront exposées à des températures annuelles aujourd’hui très rares sur Terre. Plus précisément, « 3,5 milliards de personnes seront exposées à des températures moyennes annuelles supérieures à 29.0°C, une configuration qui ne correspond qu’à 0,8% de la terre émergée […] principalement concentrée au Sahara » (p. 11352). Les chercheur·ses projettent qu’en 2070 de telles conditions se retrouveront dans 19% des terres. Voici pour le business as usual. Qu’en est-il pour le meilleur des futurs prévus ? Dans le scénario le plus favorable envisagé, le fameux « RCP2,5 », le nombre de personnes touchées par ces conditions extrêmes tomberait au chiffre déjà effarant de 1,5 milliards. Pour chaque degré de plus, un milliard de personnes sortent de la niche écologique humaine. Pour faire sentir à quel point il s’agit d’un fait critique, disons que pour chaque dixième de degré, l’inaction climatique envoie à la fournaise près de 100 millions de personnes en 2070, soit presque une fois et demi la population française.

Enjeu commun, luttes différenciées

La niche climatique humaine aurait pu être définie en fonction des limites physiologiques du corps humain. En effet, on considère qu’une température humide de 35°C (mesure incorporant l’humidité de l’air, facteur important pour la régulation thermique du corps) est la limite du supportable, le corps ne pouvant alors plus se refroidir. Une étude publiée dans Nature Geoscience en 2021 a d’ailleurs montré qu’au-delà d’une augmentation de 1,5°C du thermomètre global, ce qui a une chance sur deux de se produire durant les cinq prochaines années (donc bien avant 2050)5, de nombreuses zones tropicales pourraient devenir simplement inhabitables à terme6.

A supposer que des immenses zones se transforment en fournaise – ou en sauna infernal, c’est selon –, doit-on en déduire unilatéralement les déplacements de population futurs ? Ne peut-on pas imaginer, comme un scientifique l’a ironiquement affirmé au sujet du réchauffement des tropiques, que des infrastructures massives de climatisation permettraient de (sur)vivre à des températures sinon invivables7 ? Rien n’est moins évident, ne serait-ce que pour la raison déjà mentionnée en introduction : non seulement de tels dispositifs sont très minoritaires et réservés aux plus riches, mais les vagues de chaleur peuvent également entraîner des coupures de courant.

De plus, les autrices et les auteurs de l’étude sur la « niche climatique humaine » insistent sur le fait qu’elle n’a pas vocation à être « interprété[e] en termes de migrations attendues ». En effet, les voies d’adaptation sont en réalité bien plus complexes que la seule réponse linéaire à la température : il ne faut donc pas déduire de cette étude que des milliards de personnes se déplaceront nécessairement dans les zones les plus habitables, ou même les plus riches, de la planète (p. 11354).

En revanche, il est permis de rappeler que, suite à la pandémie, l’économie-monde est engagée sur une reprise très forte des émissions de gaz à effet de serre. De l’ordre de 5%, cette augmentation nous mène quasiment au même niveau d’émissions que le maximum historique de 2018-20198. De plus les engagements de réduction de gaz à effet de serre9 des accords de Paris, signés en 2015 et revus légèrement à la hausse depuis, ne représentent qu’un quart de l’effort de diminution de gaz à effet de serre qu’il faudrait réaliser afin de rester sous la barre des 2°C en 2050… ou plus exactement d’avoir deux chances sur trois que cela se produise – on oublie souvent cette pondération par le GIEC. Pour avoir les mêmes chances de rester sous 1,5°C, les engagements actuels devraient être multipliés par environ 7,3 – ils ne représentent qu’un peu moins de 15% des réductions nécessaires à cet objectif. A cela, il faut encore ajouter que je n’évoque ici que les engagements pris au niveau international, qui sont loin d’être respectés, et en faisant abstraction du fait que le climat est un système complexe non-linéaire dont nous ne connaissons pas tous les mécanismes. Dans le meilleur cas possible compatible avec les accords de Paris, le réchauffement climatique plafonnerait à 2,6°C en 2100… ce qui représenterait, d’après notre étude sur la niche climatique, un peu plus de deux milliards d’individus se trouvant dans des régions potentiellement inhabitables10.

La prétention des autreurs·rices est limitée, comme dans toute étude scientifique11. La définition de la niche climatique est construite à partir des espaces occupés par l’humanité sur le globe dans l’histoire. Ainsi définie, cette enveloppe a l’avantage de l’expérience mais ne dit pas ce que sera l’avenir, ni ce qui doit être fait – ni qui devrait s’en charger. D’une certaine manière, ce qu’ils et elles proposent participe au type de savoir qu’envisageait Hans Jonas dans Le Principe responsabilité (1986). Tout en soulignant que les « sciences de la nature ne livrent pas toute la vérité au sujet de la nature », il défendait la nécessité de puiser ailleurs de quoi déterminer nos actes moraux et politiques. Ce qui signifie qu’avec Jonas on peut reconnaître aux sciences la capacité de formuler des possibilités, qui n’ont toutefois pas besoin d’être des prédictions – elles, certaines –, pour nous motiver à échapper à la possibilité du désastre12.

Les sciences ont le mérite de construire une éventualité crédible, un reflet du futur qui soit suffisamment bien construit, et donc simplement digne d’être pris au sérieux. Dans cette mesure, elles sont intéressantes pour figurer les « premières lueurs de [l’]orage qui nous vient du futur », comme disait Jonas. Intéressantes mais toujours non-suffisantes. Avec Jonas, on pourrait dire qu’elles invitent à un travail moral nous motivant à agir pour préserver la possibilité d’une vie digne pour les générations présentes et futures13. Mais j’ajouterais qu’il est moins intéressant de comprendre ce qui est ici nommé « moral » comme ce qui définirait des actions bonnes ou mauvaises, ou ce dont il faut prendre conscience, que d’y voir des exercices collectifs pour relier de façon inattendue mais solide la politique, le monde et nos capacités de pâtir et d’agir.

Habiter une atmosphère deux degrés plus chaude qu’avant l’ère industrielle, c’est un achat de climatisation pour une européenne appartenant aux classes supérieures ou moyennes, mais c’est la dislocation du monde pour une Gwitch’in, autochtone d’Alaska, et sa disparition pour une habitante des îles Kiribati, situées dans le Pacifique. – Pierre de Jouvancourt

En l’occurrence, est-il intéressant de conclure de cette étude que l’habitabilité planétaire serait en jeu ? Nous invite-t-elle à penser la niche climatique comme une condition humaine partagée ? C’est ce que semblerait indiquer sa définition. La notion d’« habitabilité planétaire » renvoie à la capacité de la planète à pouvoir être habitée par les sociétés humaines, de manière générale. Les scientifiques du système Terre et les philosophes la mobilisent comme le point minimal d’entente politique, ce sur quoi toute politique écologique serait susceptible de mettre tout le monde d’accord. Quoi de plus commun en effet qu’une condition partagée, celle d’habiter sur une même Terre ? Le très influent livre La Société du risque paru en 1986, écrit par le sociologue Ulrich Beck, défendait déjà une telle thèse. Essayant de penser l’originalité des sociétés industrielles faisant face aux périls écologiques, Beck remarque que « […] la pénurie est hiérarchique, le smog est démocratique », que « même les riches et les puissants ne sont pas en sécurité » ou encore : « […] dans le cas des risques liés à la modernisation, on en viendra tôt ou tard à une entité unique regroupant bourreaux et victimes14. »

Or une telle position n’a rien d’évident. Et, pour les raisons évoquées, n’attendons pas de telles études qu’elles nous offrent clé en main la cartographie politique dont nous avons besoin. En l’espèce, considérer l’habitabilité planétaire comme lieu commun et évident de la politique, révèle une confusion entre deux registres : qu’il existe un enjeu commun ne signifie pas qu’il soit pour autant un enjeu de lutte commune. Habiter une atmosphère deux degrés plus chaude qu’avant l’ère industrielle, c’est un achat de climatisation pour une européenne appartenant aux classes supérieures ou moyennes, mais c’est la dislocation du monde pour une Gwitch’in, autochtone d’Alaska15, et sa disparition pour une habitante des îles Kiribati, situées dans le Pacifique. Face aux questions écologiques, l’idée que « nous serions toutes et tous dans le même bateau » est, bien souvent, tout simplement fausse. Non seulement est-elle fausse, mais elle inverse ce qui devrait être le point de départ. Plutôt que de tenir pour acquis le caractère global d’un enjeu écologique, nous devrions toujours commencer par décrire le ravage à l’endroit où il est le plus patent, puis trouver les conditions minimales à partir desquelles la vie, la subsistance et l’existence ne sont plus menacées. Ces conditions peuvent être multiples : revenus, situation géographiques, genre, couleur de peau. Ce qui devrait nous permettre de dessiner la cartographie des enjeux politiques, ce ne peut pas être ce qui rassemble sous un même problème, mais bien les conditions frontières où les problèmes deviennent, pour certains, invisibles ou profitables.

  1. Il est plus intéressant de se dire que cette hypothèse est motivée par un souci de réalisme pragmatique que par une véritable adhésion. []
  2. « RCP » renvoie à Representative Concentration Pathway. Il s’agit d’un scénario d’émission représentatif de certaines tendances hypothétiques allant d’une très forte réduction des gaz à effet de serre à la poursuite du modèle actuel. Le chiffre qui succède correspond au niveau de forçage, c’est-à-dire d’énergie supplémentaire induite par les gaz à effet de serre d’origine anthropique dans l’atmosphère, en Watt par unité de surface (m2). []
  3. Cependant, je dois préciser que ces scénarios sont ceux du cinquième rapport du GIEC, qui en utilise d’autres : les Shared Socioeconomic Pathways (SSP). S’ils donnent toujours des mesures en watts par mètres carrés, les histoires qu’ils recouvrent sont toutefois plus complexes. Pour une explication détaillée, mais accessible, voir Charlotte Vailles, « D’où viennent les cinq nouveaux scénarios du GIEC ? », 14 sept. 2021, en ligne : https://www.i4ce.org/dou-viennent-les-cinq-nouveaux-scenarios-du-giec-climat/ []
  4. A titre indicatif, voici quelques moyennes : Paris : 11°C, New York : 11.9 °C ; Tokyo : 15.2 °C ; Johannesbourg : 15.9 °C ; Auckland : 15.5 °C °C. []
  5. Bulletin de l’OMM – Température moyenne mondiale: probabilité de 50 % d’un dépassement du seuil de 1,5 °C au cours des cinq prochaines années, 9 mai 2022 []
  6. Zhang et al., “Projections of tropical heat stress constrained by atmospheric dynamics”, Nature Geoscience, vol. 14, 2021, 133-137 []
  7. “If this limit is breached, infrastructure like cool-air shelters are absolutely necessary for human survival,” said Sadegh, who was not involved in the research. “Given that much of the impacted area consists of low-income countries, providing the required infrastructure will be challenging.” Cité dans « Global heating pushes tropical regions towards limits of human livability » Oliver Milman, The Guardian, 8 Mai 2021 []
  8. International Energy Agency, Global Energy Review 2021. []
  9. Ici, j’englobe les conditionnels et les inconditionnels. []
  10. UNEP, The Heat Is On A world of climate promises not yet delivered. Emission Gap Report 2021 []
  11. Plus largement, l’intérêt des études de ce genre n’est pas d’épuiser un sujet, de l’examiner sous toutes ses coutures et d’en offrir une analyse exhaustive. Non, le rôle des sciences, notamment lorsqu’elles s’intéressent à ce à quoi nous tenons, peut aussi être de travailler à faire exister un possible. []
  12. Voir Le principe responsabilité, p. 35 et pp. 70-71 notamment. Jonas pensait également que la connaissance des conséquences potentiellement désastreuses des techniques était un devoir moral. []
  13. En constituant des obligations morales en ce sens. C’est ce qu’il appelle l’heuristique de la peur. Voir Jonas, op. cit., p 16. []
  14. Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, trad. de l’allemand par L. Bernardi, Flammarion, Paris, p 65-68 []
  15. Nastassja Martin, Les âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, La Découverte, 2016 []