Le Covid-19 et la géopolitique

Christian Jouret, Orient XXl, 31 mars 2020

 

Il semble encore loin le temps où la normalité reprendra sa juste place dans le jeu des relations nationales et internationales. D’ici là, la propagation du Covid-19 offrira des opportunités dont les pouvoirs ou les forces politiques sauront tirer profit. La tâche leur sera d’autant plus aisée que, dans les périodes de grande insécurité nationale et internationale, les peuples ont tendance soit à se rallier majoritairement derrière leurs dirigeants et à accepter des décisions politiques qui, dans des circonstances normales, seraient reçues avec réticence ou rejetées, soit à profiter de la situation pour perturber l’ordre des choses.

Trump ou Narcisse adoré

Se survaloriser tout en dévalorisant l’autre est l’une des affections dont souffre le président américain Donald Trump. Pendant deux mois, il a minimisé la dangerosité du virus et sa propagation aux États-Unis, dédaigné les avertissements des scientifiques, laissé dire à Mike Pompeo, son secrétaire d’État, que le coronavirus devrait être qualifié de « virus de Wuhan », et affirmé qu’il était sous contrôle. « Il va disparaître. Un jour, ce sera comme un miracle, il disparaîtra », prophétisait-il. De toute façon, concluait-il « la Bourse me semble partir d’un très bon pas »1.

Il a reproché aux démocrates de politiser le coronavirus, laissant quasiment entendre qu’il était utilisé contre lui comme un « chantage » par ses opposants2. Il n’a pas manqué d’accuser la presse d’hystérie. Récemment, tentant sans vergogne de réécrire l’histoire des dernières semaines, il a changé de ton et affirmé à l’inverse de ce qu’il prônait que « c’est une pandémie. Je sentais que c’était une pandémie longtemps avant qu’elle soit reconnue comme telle »3. Quand ces événements-là nous prennent par surprise, feignons d’en avoir été les annonciateurs.

Mais force est de reconnaître que les derniers sondages aux États-Unis montrent que la popularité du président américain connaît une réelle embellie y compris chez les démocrates4. Presque un tiers de ceux-ci estiment que Trump a réagi de façon satisfaisante à la situation du moment. Globalement, les Américains ont plus tendance à critiquer le virus que leur président. C’est de bon augure pour lui en cette période d’élection présidentielle.

La pandémie a eu au moins le mérite de contraindre Donald Trump à mettre une sourdine à sa diplomatie. Il n’a toujours pas réagi aux missiles lancés le 8 janvier 2020 par l’Iran contre des bases américaines présentes en Irak. En matière de relations commerciales, les États-Unis et la Chine échangent bien, ici ou là, des propos acrimonieux, mais ne parlent plus de guerre commerciale.

À l’égard de l’Afghanistan, le président n’est pas loin de baisser les bras. Devant l’incapacité des partis afghans à respecter l’accord passé par les États-Unis et les talibans, (Doha, 29 février 2020) Washington vient de menacer de retirer ses subsides au gouvernement afghan. L’aide de 4 milliards de dollars (3,63 milliards d’euros) allouée aux forces de sécurité afghanes serait réduite de 2 milliards (1,82 milliard d’euros) entre 2020 et 2021. Quant à l’Irak, les discussions sur le retrait des troupes américaines sont devenues moins pressantes.

Israël ou la démocratie confinée

Si Trump empile sans regret ni remords les contradictions, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou est pour sa part passé maître dans l’art de mentir tout le temps à tout le monde. C’est surtout un tacticien hors pair qui n’a aucun trouble de conscience sur la conduite à tenir ou sur la valeur morale de sa politique. Le virus Covid-19 tant redouté est devenu son allié et la loi son adversaire. Avec l’aide de celui-ci, il peut espérer échapper à celle-là et, en restant au pouvoir, esquiver les mises en examen pour corruption qui le guettent depuis des mois. Son procès qui devait s’ouvrir le 17 mars a déjà été reporté pour cause de fermeture des tribunaux due au Covid-19. Nul doute que dans les prochains jours la politique de la peur va rester son fil conducteur. Il sait que la peur est le fondement de tout pouvoir et même d’un pouvoir autoritaire. Dans ses calculs à l’œuvre, il est sans égal.

Il faut se souvenir que depuis quinze mois Nétanyahou n’est qu’un premier ministre par intérim à la tête d’un gouvernement intérimaire. Après trois élections inopérantes et diverses tractations, c’est à son rival politique Benny Gantz que le président Reuven Rivlin a confié la charge de former un nouveau gouvernement. Surfant sur le sentiment d’insécurité qui parcourt la société israélienne pour cause de propagation du virus, Nétanyahou a habilement convaincu Gantz d’accepter un gouvernement d’union nationale, voire un gouvernement d’urgence nationale — sous la direction de son rival politique.

Quelques jours plus tôt, une large partie des parlementaires demandait une élection pour désigner un nouveau président du Parlement et former des commissions parlementaires. Le président du Parlement sortant, Youli Edelstein, proche de Nétanyahou, s’y refusait puis démissionnait plutôt que de se soumettre à une injonction finalement venue de la Cour suprême israélienne. Critiquant son comportement, Esther Hayut, présidente de la Cour suprême, a elle aussi utilisé le Covid-19 pour vilipender Edelstein : « Si c’est ainsi que se comporte une autorité, pourquoi un citoyen se comporterait-il différemment ?… Spécialement pendant cette difficile période, alors que nous devons prendre en compte l’apparition de l’épidémie due au coronavirus… »

Après trois élections en un an qui n’auront pas servi à dégager une majorité claire, il subsiste un gouvernement de minorité dirigé par un premier ministre par intérim et qui, pour le moment, échappe une nouvelle fois aux procès dont il est menacé. L’ironie est qu’un gouvernement est en passe d’être formé par Gantz, mais qu’il sera dirigé par Nétanyahou ! Si les Israéliens vont se retrouver confinés, la démocratie israélienne l’est désormais tout autant.

Les vertueux diront que jamais un premier ministre israélien n’aura autant terni la démocratie d’Israël. Les pragmatiques répliqueront que c’est à ce prix qu’on fait de la politique et que ce n’est pas le moment de reculer alors que le pays doit faire face à la propagation mortelle du Covid-19. Ils ajouteront que l’action conduite par Nétanyahou atteste de ses réussites : une colonisation sans frein des territoires palestiniens, un rejet populaire massif du fait palestinien, Oslo jeté aux oubliettes de l’histoire, des alliances nouvelles avec des pays arabes et africains, la reconnaissance américaine de Jérusalem comme capitale d’Israël, un plan de paix américain offert à Nétanyahou qui, toute honte bue, se donne pour objectif d’« améliorer la vie des peuples palestinien et israélien » sans que ces mêmes Palestiniens aient eu leur mot à dire, etc. Ces pragmatiques feront valoir qu’en période de pandémie mortelle l’union sacrée est de rigueur et qu’en temps de « guerre », on ne change pas une équipe qui gagne.

Incertitudes dans le royaume saoudien

Si l’on se fie aux rapports publiés par les autorités saoudiennes qui font état de peu de cas d’infection (274 cas au 19 mars), la contagion par le virus Covid-19 est respectueuse des frontières du royaume quand ses voisins sont durement touchés par la maladie. L’Iran est l’un des pays de la planète les plus sévèrement affectés. Bahreïn et le Koweït sont également atteints. De source non officielle, on estimait ces derniers jours que plusieurs milliers de personnes étaient infectées à Qatif, la Mecque et Riyad. En prévision de la propagation du virus, le royaume a fermé le King Faisal Specialist Hospital où plusieurs cas d’infection auraient été constatés. La Omra, le petit pèlerinage musulman qui se déroule sans discontinuité dans les villes saintes de Médine et de la Mecque, a été suspendue.

C’est dans cette atmosphère de dérèglement progressif que Mohamed Ben Salman (MBS), le prince héritier, a bouclé la région de Qatif (est du royaume), une zone pétrolière chiite riche où vit un demi-million de personnes et qui connaît régulièrement des manifestations populaires pour réclamer des réformes ou la libération de prisonniers chiites. Le 6 mars, il a fait arrêter le prince Ahmed Ben Abdoul Aziz, le plus jeune des frères du roi Salman, et Mohamed Ben Nayef qui avait été l’héritier du trône jusqu’en juin 2017 avant d’en être écarté par le prince héritier. Tous deux sont accusés de trahison à l’encontre du Roi et de MBS. Ces arrestations s’inscrivent dans une pratique régulière qui voit MBS faire arrêter une pléiade de princes, d’hommes d’affaires et de religieux pour tailler sa route vers le trône. La rumeur court selon laquelle le prince héritier profiterait du couvre-feu mis en place le 23 mars pour déployer la garde nationale dans les rues, mettre le roi Salman en isolement pour qu’il soit protégé du Covid-19, laissant au prince héritier la charge des affaires du royaume en lieu et place du roi jusqu’à ce que celui-ci lui cède son trône.

De l’Afghanistan à l’Irak

Entre négociations et cessation des hostilités, le virus n’a pas choisi. Il perturbe les deux. Depuis qu’un accord de retrait des forces américaines a été signé le 29 février, à Doha, entre Américains et talibans, les actes de violence ont repris contre les forces afghanes. Faute d’avoir été respecté, l’accord du 29 février devait être prolongé par d’autres négociations prévues pour le 10 mars. Elles n’ont pu évidemment se tenir pour cause de virus. La confusion qui règne à Kaboul et les sévères restrictions de déplacements internationaux en réaction à la propagation du virus rendent très incertaine une reprise significative des négociations. Des discussions techniques, via Skype pour cause de virus, sont en cours entre responsables afghans et représentants taliban pour la libération de prisonniers taliban5. C’est dans ce contexte que le virus se propage, notamment à Hérat, ville où reviennent d’Iran des milliers d’Afghans. Les villes d’Hérat, Zaranj (capitale de la province de Nimroz) et Farah (capitale de la province) sont sous couvre-feu.

L’opération française Chammal visait à apporter un soutien militaire aux forces irakiennes engagées dans la lutte contre l’organisation de l’État islamique (OEI). La France met un terme (provisoirement ?) à sa participation à cette opération internationale lancée en 2014, officiellement non parce qu’elle estime que le combat contre l’OEI n’est plus justifié, mais à cause de la propagation du Covid-19.

La mondialisation « heureuse », supposée faire de l’universel un bienfait qui profite à tous, est infectée par le Covid-19. Dire qu’elle a fait son temps serait audacieux. La mondialisation survivra tout en prenant soin de restreindre son euphorie. Les puissances économiques et financières internationales — Google, Facebook, Amazon, les multinationales, les bourses, les banques, les actionnaires, les fonds de pension — feront le dos rond pendant quelque temps, verseront leur écot à la reconstruction des finances et des économies mondiales puis reprendront une course dont on sait qu’il est encore illusoire d’espérer en changer radicalement le cours. Tout au plus peut-on penser que l’accélération frénétique des échanges internationaux depuis au moins trois décennies sera contestée à la lumière des carences et excès constatés grâce à la situation actuelle. Une reprise des contestations sociales est probable. Elle affectera non seulement le monde occidental, mais aussi les pays de la zone arabo-musulmane. Les peuples demanderont plus de social et moins de politico-militaire.