Les Américains sont-ils prêts à la paix en Afghanistan?

THOMAS CANTALOUBE, MÉDIAPART, 10 SEPTEMBRE 2019
Quand Donald Trump a annoncé samedi 7 septembre l’annulation d’une invitation faite aux leaders talibans de venir signer un accord à Camp David, la résidence secondaire des présidents des États-Unis, il a surpris tout le monde. Tout d’abord parce que personne n’était au courant d’une telle rencontre avant même qu’elle ne soit abruptement rayée de l’agenda. Ensuite parce qu’accueillir les chefs talibans sur le sol américain quelques jours avant l’anniversaire du 11 septembre 2001 ne semblait pas du meilleur goût, surtout aux yeux des soutiens conservateurs de Trump. Enfin parce qu’en dépit de près d’une année de discussions directes à Doha entre les émissaires de la Maison Blanche et les anciens hôtes d’Oussama ben Laden, le contenu de l’accord de paix ne semble pas augurer de la stabilisation de l’Afghanistan.
Depuis bientôt 18 ans que dure la dernière strate en date du perpétuel conflit en Afghanistan, c’est-à-dire la lutte entre Washington et les milices islamistes qui contrôlaient le pays jusqu’en octobre 2001, les négociations entamées au Qatar depuis un an apparaissaient comme un progrès. Pour la première fois, officiellement en tout cas, les nouveaux et les anciens maîtres du pays se sont assis à la même table pour essayer de trouver une porte de sortie. Début septembre, l’émissaire américain, le diplomate vétéran Zalmay Khalizad, avait annoncé un « accord de principe », qui n’attendait plus que le paraphe de Donald Trump. La rencontre de Camp David devait être l’occasion d’annoncer au reste du monde cette étape importante. Mais elle a déraillé du fait du président américain qui trois jours plus tard, le 10 septembre, a renvoyé sans préavis son conseiller à la sécurité nationale, le super faucon John Bolton. Que s’est-il passé ?
Il y a tout d’abord le contenu de l’accord négocié à Doha. Selon les termes révélés par les deux parties, les Américains s’engagent à retirer 5 400 soldats dans les 135 prochains jours, et les 8 600 restants dans les six mois suivants, achevant ainsi une sortie du conflit où ils sont embourbés depuis près de deux décennies. En échange, les talibans promettent de s’éloigner d’Al-Qaïda et d’empêcher que leur pays ne serve de base à des attaques contres les États-Unis. Par ailleurs, le gouvernement afghan actuel n’a pas été associé aux discussions, ce qui en dit long sur la manière dont il est considéré, aussi bien par Washington que par les talibans.
Si ces propositions paraissent un peu minces au terme de neuf rencontres qui se sont étalées sur onze mois, c’est parce que l’équation à résoudre est extrêmement difficile. Comme il l’a promis durant sa campagne électorale, Trump veut retirer les GI d’Afghanistan et mettre un terme à l’implication des États-Unis dans cette région. Les talibans, eux, veulent éviter de fracturer leur mouvement, composé de multiples clans et tendances politiques, unis autour d’une seule question : un départ rapide des Américains.
Le gouvernement de Kaboul, de son côté, ne veut pas être abandonné par l’Oncle Sam qui, pour l’heure, évite de replonger dans la guerre civile des années 1990 entre forces gouvernementales, rebelles islamistes et chefs de guerre locaux. Enfin, de manière presque anecdotique, mais cela pèse quand même, le Qatar pousse pour qu’un accord résultant des discussions sur son sol soit signé, ce qui permettrait au petit émirat gazier de remporter une victoire psychologique contre l’Arabie saoudite qui lui impose un blocus depuis deux ans.
C’était donc cet accord qui devait être validé à Camp David le 9 septembre, avant que Donald Trump n’appuie sur les freins par une série de tweets. L’argument officiel justifiant l’annulation est un attentat commis par les talibans jeudi 5 septembre qui a fait seize morts, dont un soldat américain : « S’ils ne sont pas capables de faire régner un cessez-le-feu durant ces négociations de paix, ils n’ont probablement pas le pouvoir de signer un accord significatif. Qui sont ces gens qui tuent dans le but de renforcer leurs exigences ? », a plaidé le président américain.
Mais personne ne croit à cette explication. Les talibans – leur position est bien connue depuis des années – ont toujours refusé de s’engager dans un cessez-le-feu. Comme l’explique un diplomate européen, qui fut en poste à Kaboul récemment, « les talibans discutent et combattent en même temps. Ils ont toujours procédé ainsi ». La véritable raison de l’annulation, si l’on en croit les différents récits parus dans la presse américaine (ici ou là), semble être que Trump s’était engagé tout seul sur cette voie de la signature d’un accord, poussé par son émissaire Zalmay Khalilzad, et espérant rééditer le même « coup » qu’avec Kim Jong-un.
Seulement, le proche entourage du président n’est pas du tout sur la même ligne : l’ex-conseiller à la sécurité nationale John Bolton, et son secrétaire d’État Mike Pompeo, ont toujours été partisans d’une politique étrangère musclée (et armée). L’accord envisagé avec les talibans leur paraît bien trop défavorable aux intérêts des États-Unis. C’est donc eux qui auraient retenu Trump par la manche, le convainquant in extremis de retirer son invitation à Camp David. Et le toujours va-t-en-guerre Bolton en paye les pots cassés trois jours plus tard puisque, une nouvelle fois, la position de la Maison Blanche est apparue incohérente.
« La plupart des talibans ne connaissent que la guerre comme mode de vie »
Les talibans, de leur côté, ont été ravis de rendre Washington responsable de ce cafouillage, se drapant dans le plumage de la colombe : « Plus que pour quiconque, il s’agit d’une perte pour les États-Unis : leur opposition à la paix apparaît clairement aux yeux du monde, leur bilan humain et financier va continuer à se détériorer, et leurs engagements politiques seront considérés comme peu fiables. » Et de marteler leur vérité : « Il y a vingt ans, nous avions proposé un marché aux Américains, notre position demeure la même aujourd’hui. »
Sur ce dernier point, il est vrai que les talibans n’ont pas changé d’approche. Ils veulent le départ des Américains, ils s’arrangeront avec le gouvernement afghan ensuite. Et c’est là que le bât blesse, car tout le monde craint qu’après le retrait des Américains, les anciens étudiants en théologie ne décident de renverser les autorités de Kaboul. Malgré des dizaines de milliards de dollars dépensés dans son recrutement, son équipement et sa formation, l’armée nationale afghane est toujours jugée peu fiable et assez peu compétente.
« On sait que les talibans veulent établir un État islamique en Afghanistan, rappelle le diplomate européen, mais on ne sait pas selon quelles modalités ni s’ils sont prêts à participer à des élections libres et à accepter leur résultat s’il leur est défavorable. Sont-ils également prêts à déposer les armes dans le cadre d’un programme d’amnistie et de réintégration dans la société ? Ils ne se prononcent pas sur le sujet. »
Les talibans, jusqu’ici, ont réussi à faire accepter par Washington leur position consistant à négocier le retrait des GI et à renvoyer à plus tard un accord avec le gouvernement afghan. Mais beaucoup d’Occidentaux doutent de la volonté des islamistes de composer pacifiquement avec Kaboul. « La plupart des talibans ne connaissent que la guerre comme mode de vie », raconte le membre d’une ONG qui a beaucoup travaillé sur place et qui préfère rester anonyme, car il n’est pas autorisé par son organisation à parler.
« Depuis cinquante ans, les périodes de paix sont incroyablement peu nombreuses, et ils ont une vision de leur mission sur terre à très long terme. Cela fait presque deux décennies qu’ils résistent à la première puissance militaire mondiale, alors quelques années de plus ou de moins ne les effraient pas. Par ailleurs, c’est la guerre qui les unit. Si elle s’arrête, ce sont les vieux conflits tribaux qui ressurgissent. »
Les leaders de l’insurrection sont conscients de cela : il y a parmi eux des chefs pachtounes qui voient l’insertion dans le jeu démocratique d’un bon œil, si cela leur garantit de l’autonomie, mais d’autres insurgés plus fondamentalistes n’envisagent rien d’autre que l’établissement d’un califat à la mode Daech. Pour l’heure, ces différentes factions et leurs myriades d’inflexions régionales combattent contre un ennemi commun. Mais que se passe-t-il lorsque Oncle Sam plie bagage ? Acceptent-elles de discuter de paix avec Kaboul, ou se lancent-elles dans une conquête de la capitale, comme après le retrait de l’Armée rouge ?
Dans cet affrontement d’ambitions contradictoires, la position du président Ashraf Ghani, un ancien fonctionnaire de la Banque mondiale, semble compter pour du beurre. L’élection présidentielle (où il fait campagne pour sa réélection) doit se tenir le 28 septembre prochain. Mais si les talibans n’y participent pas, il est évident qu’ils vont tout faire pour perturber le scrutin à coups d’attentats, provoquant encore davantage de victimes afghanes (près de 1 400 morts civiles depuis début 2019).
Surtout, comme Ghani et des membres de son gouvernement l’ont fréquemment confié en privé, « si les Américains se retirent complètement, je ne donne pas cher de notre peau », selon les mots de l’un d’entre eux prononcés à Paris lors d’une visite début 2019. Cela ne préoccupe sans doute guère Donald Trump, mais ses conseillers Bolton et Pompeo, oui, même si ce n’est que pour des questions idéologiques.
La porte fermée par Trump l’est-elle définitivement ? Rien n’est moins sûr, puisque l’hôte de la Maison Blanche, toujours à la recherche d’un vrai succès diplomatique depuis que sa valse nord-coréenne a dérapé, pourrait bien relancer de son propre chef l’idée d’une signature avec les talibans. En éjectant Bolton, il se débarrasse d’un empêcheur de négocier, le vilain canard qui empêchait la jolie photo de Trump serrant la pogne des talibans. Par ailleurs, une fois Ashraf Ghani réélu, comme c’est probable, il sera plus facile de l’associer et de préparer le terrain pour les prochaines élections dans cinq ans, avec si possible les insurgés. Les talibans, eux, n’auront toujours rien à perdre. La suspension de l’invitation à Camp David n’est sans doute que partie remise.

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