Christelle Dormoy-Rajramanan, Boris Gobille, Erik Neveu, Médiapart, 9 février 2018
À propos du livre « Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu », 2018, Editions de l’Atelier.
Ce livre est un document pour une histoire « par le bas » de Mai-Juin 68, il offre une plongée dans les articulations multiples entre l’infra- ordinaire, l’ordinaire et l’extraordinaire de l’événement, il ouvre au vif de l’Histoire. Il montre que le « petit bout de la lorgnette » – comme le dit dans son message d’accompagnement un témoin qui était en mai 1968 appelé sous les drapeaux au camp de Frileuse dans les Yvelines –, est en fait une longue-vue : on atteint jusqu’à la poussière des petits et grands actes qui tissent l’événement, on saisit la profondeur à laquelle celui-ci pénètre la vie matérielle, sociale et intime.
Les narrations de Mai-Juin 68 contenues dans ce livre, étant donné qu’elles n’étaient soumises à aucun cadre formel préétabli, peuvent être lues comme de véritables exercices de liberté où chacun a pu s’exprimer sur ce qu’il souhaitait et de la manière qu’il voulait. De ce point de vue, la démarche à l’origine de ce livre a adopté un principe ô combien « soixante-huitard » : la libération de l’expression, sans condition de légitimité sociale, d’autorité symbolique ou de qualité « littéraire ». Ce qui fut l’un des aspects les plus remarquables de l’événement, la prise de parole, trouve ici un écho dans des prises d’écriture qui réactivent l’idée que la vocation démocratique des représentés est de s’emparer de leur représentation, d’en être les auteurs et les maîtres.
Il en résulte une grande diversité formelle, comme de contenu et de points de vue, des témoignages. Cette diversité enregistre quelque chose de l’extraordinaire pluralité des manières dont l’événement a été vécu, des attitudes, des actes et des significations dont il est tissé. Faire entendre cette variété est précieux, quand on sait à quel point 68 a été homogénéisé, réduit, ratiboisé. À l’uniformité des récits canoniques de l’événement le livre oppose un chatoiement des formes d’écriture : on trouvera ici des agendas militants, des rapports syndicaux, des histoires d’action individuelle ou collective, des plongées introspectives, des pans de vie, des fragments d’autobiographie, des morceaux de journaux intimes, des « Je me souviens » à la Perec, des aperçus d’affects, de sentiments, de sensations, de doutes et de convictions, des portraits de l’époque dans ses aspects sensibles, matériels, culturels, sociaux, économiques, politiques, des récits à tonalité plus littéraire, des poèmes, des listes de petits faits, de « choses vues », de bouts d’événements.
Mai-Juin 68 en ressort non seulement dans tout son éclat – notamment à travers les vies qu’il a marquées d’une empreinte durable, déterminante – mais également dans tous ses éclats, au pluriel, autrement dit ses multiples aspects, son caractère kaléidoscopique, sa mosaïque de vécus et d’interprétations.
La structure du livre fait se succéder six grandes séquences de témoignages. La première a pour trait fédérateur d’éclairer l’avant-Mai. Les deux suivantes racontent le versant des luttes et du conflit : dans le monde étudiant et scolaire où Mai détonne, dans les mondes ouvriers et populaires qui en font la puissance historique. Une quatrième raconte l’expérience multiforme de la destruction des hiérarchies et barrières qui balisaient un ordre social et symbolique. Une cinquième rend compte des remises en cause individuelles et des prises de liberté. Enfin, une sixième partie rassemble les témoignages attestant d’un retour à « l’ordre », ou du moins de la persistance des frontières sociales.
À ces six parties répond, comme un intermède ou un contrepoint plus léger, une série de « regards » révélateurs d’un rapport à l’événement (regards d’enfants, regards éloignés, regards d’incompréhension face à l’événement, regards d’aujourd’hui). Nous disions ne pas avoir de message subliminal à imposer aux lecteurs.
La lecture des témoignages reçus nous a montré que nous nous trompions peut-être. Il est doux, il est bon, il est précieux par les temps que nous vivons de lire qu’on fait de grandes choses ensemble, qu’on peut entreprendre collectivement pour autre chose que le profit ou la consécration, que rien n’oblige à se résigner à l’injustice ou au caporalisme. Beaucoup de ceux qui parlent dans ce livre ont atteint un âge où leur futur se restreint. Et pourtant ils apportent un gage de durée que nous sommes heureux de relayer : la flamme de Mai n’est pas près de s’éteindre.