L’Humanité, 18 août 2020
Une tentative de coup d’État était en cours ce mardi à Bamako à l’heure où nous bouclions ces lignes, dernier épisode en date de la descente aux enfers du Mali, ex-colonie française menacée par les groupes armés djihadistes et agitée par une crise économique et sociale sans précédent. Tout est parti du grand camp militaire de la ville-garnison de Kati, proche de Bamako, lieu du précédent putsch de 2012, lorsqu’une mutinerie emmenée par le capitaine Amadou Sanogo avait contraint l’ancien président Amadou Toumani Touré à la fuite. À l’époque, les soldats prétendaient se révolter contre l’incurie du gouvernement face à la progression de la rébellion touareg alliée à des groupes islamistes, et aux lourdes pertes subies par une armée aussi sous-équipée que mal payée.
Partis ce mardi de Kati où de nombreuses rafales de tirs ont été rapportées par des habitants et des militaires, les mutins se sont ensuite rendus au domicile de plusieurs figures du gouvernement du président élu Ibrahim Boubacar Keïta (IBK). Les arrestations de plusieurs personnalités politiques et de gradés de l’armée ont été évoquées à Paris et à Bamako, mais l’incertitude régnait quant au sort du premier ministre, Boubou Cissé, à qui une frange de l’armée reproche d’avoir ouvert des canaux de négociations avec des groupes armés « djihadistes ».
Dans la capitale, les partisans du Mouvement du 5 Juin, qui regroupe le Rassemblement des forces patriotiques du Mali (M5-RFP) et les fidèles de l’influent imam salafiste Mahmoud Dicko, applaudissaient au passage des nombreux véhicules de l’armée malienne censés transporter les mutins, tandis que l’ambassade de France recommandait « instamment de rester chez soi, compte tenu des tensions rapportées à Kati et à Bamako ». « Nous suivons avec inquiétude l’évolution de la situation au Mali », réagissait pour sa part la représentation diplomatique états-unienne, l’émissaire américain pour le Sahel Peter Pham assurant que Washington s’opposerait à tout changement de gouvernement en dehors du cadre légal.
Voilà bien un des paradoxes de ce nouvel accès de fièvre au cœur d’un État failli, sous occupation militaire étrangère, principalement française, et dont le sort du président démocratiquement élu Ibrahim Boubacar Keïta, semblait dépendre hier soir de mutins aux objectifs flous, eux-mêmes soutenus par une opposition unie dans la contestation mais divisée sur ses objectifs.
Depuis l’invalidation par la Cour constitutionnelle d’une trentaine de résultats des législatives de mars-avril, dont une dizaine en faveur de la majorité du président Keïta, le Mouvement du 5 Juin n’a cessé de durcir ses revendications, exigeant désormais le départ pur et simple d’IBK. Quand l’homme fort du mouvement, l’imam Mahmoud Dicko (un ex-allié d’IBK), se contente pour le moment de demander la tête du gouvernement tout en jurant n’avoir aucune ambition politique.
« En 2023, je ne serai candidat à rien », affirmait-il le matin du putsch au micro de RFI, avant de minimiser les nombreuses diatribes lancées lors de ses prêches contre la force militaire « Barkhane », encadrée par Paris : « Je n’ai accusé personne. Je dis simplement que nous sommes un peuple souverain qui doit être respecté, comme nous respectons aussi les autres. Il y a des mauvaises langues qui essaient de dire que Dicko c’est quelqu’un qui veut faire un truc bureaucratique… Il veut instaurer la charia, il veut bafouer le rôle des femmes… C’est parce que je suis musulman ou que je parle arabe, que j’interprète le Coran, que cela suffit pour faire de moi un rigoriste, un anti-Français, un anti-je ne sais quoi ? Écoutez, cela ne tient pas debout ! »
Si une alliance entre les putschistes et l’imam Dicko paraissait inconcevable hier, le coup de force fragilise considérablement la position d’Ibrahim Boubacar Keïta, dont les concessions accordées à l’opposition, sous les auspices d’une mission de médiation organisée le mois dernier par la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), sont pour le moment restées lettre morte. Conformément à sa position de principe, c’est-à-dire le respect de l’ordre constitutionnel et le maintien du président élu IBK, la Cédéao rappelait elle aussi hier soir « sa ferme opposition à tout changement politique anticonstitutionnel », invitant les mutins « à demeurer dans une posture républicaine ».
Quelques heures avant le coup de force des militaires de Kati, un rapport des experts de l’ONU sur le Mali censé être dévoilé publiquement d’ici à la fin de la semaine avait déjà fait l’objet de larges fuites. Particulièrement accablant pour la direction de la sécurité de l’État et plusieurs de ses hauts responsables, le texte pointe la mise en place « d’une stratégie non officielle » élaborée « par un cercle restreint proche du président » IBK et dont l’objectif serait de torpiller la mise en place des accords de paix d’Alger signés en 2015. Pour mémoire, ces derniers doivent régler l’interminable conflit entre les indépendantistes touareg et l’État malien, celui-là même qui avait provoqué la division du pays en deux en 2012, et l’occupation des villes de Tombouctou ou de Gao par des groupes salafistes inspirés par l’islam wahhabite en provenance d’Arabie saoudite ou du Qatar.
Le Mali accablé par une crise sociale sans précédent
Reste à savoir quelle sera l’attitude de la France, principale force militaire présente sur place et sur qui pèse le poids d’une longue tradition d’interventions armées sur le continent africain pour sauver des régimes autoritaires ou dictatoriaux, à l’instar de celui d’Idriss Déby au Tchad.
Une note confidentielle rédigée fin mars par le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (Caps), du Quai d’Orsay, et intitulée « L’effet Pangolin : la tempête qui vient en Afrique ? » anticipait les troubles sociaux prévisibles sur un continent accablé par la crise sanitaire, et surtout par les conséquences sociales d’un l’effondrement économique lié à la fermeture des frontières, à la chute du prix des matières premières et aux politiques de confinement.
« La crise du Covid-19 peut être le révélateur des limites de capacité des États, incapables de protéger leur population. En Afrique notamment, ce pourrait être “la crise de trop” qui déstabilise durablement, voire qui mette à bas des régimes fragiles (Sahel) ou en bout de course (Afrique centrale). »
Pour compenser cette « perte de crédit des dirigeants » africains, la note identifiait une série d’acteurs susceptibles de prendre le relais des politiques discrédités – ceux du Mali souffrant d’un rejet massif de la population largement antérieur au coup d’État de 2012 –, à savoir les « autorités religieuses », les « diasporas » africaines, les « artistes populaires » et les « businessmen néolibéraux » (sic).
Une « feuille de route » qui n’augure rien de bon pour le Mali, effectivement frappé par une « situation sociale délétère », selon la dirigeante syndicale Sidibé Dédéou Ousmane, et où les « autorités religieuses » représentées par l’imam salafiste Mahmoud Dicko défendent un islam autant rigoriste que parfaitement soluble dans la mondialisation néolibérale.