Julien Trevisan, Le vent se lève, 26 février 2020
Le 2 décembre dernier, Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a été investi président du Mexique. Arrivé au pouvoir grâce au soutien d’une large base populaire et d’une partie de la bourgeoisie, il entreprend la « 4ème transformation » (4T) du pays (1) après des décennies de politiques néolibérales ; sans pourtant rompre clairement avec l’agenda de ses prédécesseurs…
Le Mexique est un pays plongé dans la violence. Violence sociale et de genre d’abord, avec un coefficient de Gini sur la répartition des revenus (tout type de revenu compris (2)), de 0.78, un taux de pauvreté de 45 % (3) et 8 200 meurtres de femmes à déplorer sur la seule période 2015-2017 (pour une population de femmes de 66 millions) (4). Violence provoquée par les cartels de la drogue ensuite, qui se sont développés sur tout le territoire mexicain. Sur le plan économique, les cartels génèrent une activité annuelle estimée à 30 milliards d’euros (soit 10 % du budget fédéral annuel du Mexique) à l’aide d’une main d’œuvre qui comprend environ 1 millions de Mexicains (5).
Violence institutionnelle enfin, caractérisée par une l’impunité manifeste dont bénéficient la police et l’armée mexicaines. On peut aussi citer à cet égard le cas Ayotzinapa : quarante-trois étudiants de l’École normale rurale de Ayotzinapa ont disparu en 2014 après une rencontre avec la police locale, alors qu’ils allaient manifester contre les pratiques du gouvernement mexicain. Cette brutalité policière se conjugue à une violence politique et un système électoral largement frauduleux, qui a permis d’écarter le candidat d’opposition aux élections présidentielles en 1988, 2006 et 2012 (à savoir, dans ces deux derniers scrutins, AMLO).
La promesse d’une nouvelle force politique ?
Il faut noter que depuis la Révolution mexicaine de 1910, le Parti révolutionnaire institutionnalisé (PRI) a toujours remporté les élections présidentielles, à l’exception des scrutins de 2000, 2006 et 2018. Le Parti action national (PAN), conservateur, a remporté celles de 2000 et de 2006. Quant au scrutin de 2018, c’est le parti-mouvement « Mouvement de régénération nationale » (Morena) qui l’a emporté, dirigé par AMLO.
Ce dernier est arrivé au pouvoir avec la promesse de mettre en place une rupture radicale : lutte contre l’insécurité qui ravage le Mexique, éradication de la corruption, guerre menée à la pauvreté via la distribution d’aides sociales et la stimulation d’une croissance juste et soutenable(6) (7), mêlée à des éléments plus orthodoxes : respect de l’autonomie de la Banque centrale, de l’équilibre budgétaire…(8)
Dans les faits, pour réaliser cette promesse de « transformation », AMLO s’appuie sur un cabinet composé notamment de plusieurs personnalités bien connues des Mexicains : Esteban Moctezuma Barragán, l’actuel secrétaire de l’éducation publique, qui a été membre du PRI jusqu’en 2002 ; Víctor Villalobos, l’actuel secrétaire de l’agriculture, de l’élevage, du développement rural, de la pêche et de l’alimentation, qui a servi sous le gouvernement de Felipe Calderón (président de 2000 à 2006, PAN) ; ou encore Arturo Herrera Gutiérrez, l’actuel secrétaire aux finances et au crédit public, qui a collaboré avec la Banque mondiale de 2010 à 2018 (9)(10)(11).
Renouvellement démocratique et lutte contre la corruption
Ce gouvernement, malgré sa continuité avec l’ancien système politique, encourage l’émergence de nouvelles institutions et pratiques démocratiques ; des consultations populaires sont mises en place, l’une d’entre elles aboutissant à l’arrêt de la construction de l’aéroport de Texcoco (12)(13)) ; le référendum d’initiative citoyenne révocatoire est inscrit dans la loi (14) ; la fin de l’immunité judiciaire du président est actée, ainsi que la possibilité de condamner celui-ci pour « traîtrise à la patrie », tandis qu’une procédure qui pourrait éventuellement mener à la révocation du président est légalisée (15). Les Mexicains devront donc choisir, début 2022, si leur président doit ou non terminer son mandat. Par ailleurs, chaque jour, le gouvernement donne une conférence de presse à propos de ses dernières décisions. Enfin, – rupture notable par rapport à la présidence de Felipe Calderón et d’Enrique Peña Nieto (président de 2012 à 2018, PRI) – les manifestations d’opposition à la politique du gouvernement se sont pour le moment déroulées sans répression massive.
Le renouvellement des institutions et des pratiques institutionnelles a pour fin la lutte contre la corruption, promise par AMLO. La loi dite d’austérité républicaine (16) prévoit, entre autres, la suppression des retraites des anciens présidents ; pour les fonctionnaires de l’État, elle interdit de contracter des assurances vie et médicale ; l’interdiction d’être employé dans une entreprise pour un fonctionnaire disposant d’informations sensibles en lien avec l’activité entrepreneuriale, et ce jusqu’à dix ans après la fin du contrat de travail avec l’État mexicain – une mesure qui aurait empêché Felipe Calderón de travailler dans le secteur énergétique après son mandat présidentiel.
Le gouvernement, toujours dans l’optique de la lutte contre la corruption, s’attaque aux réseaux de huachicoleros, ces voleurs d’hydrocarbures produits par PEMEX (l’entreprise publique du Mexique chargé de la production de l’essence (17)), soit directement dans les installations, soit au niveau des oléoducs. Cette année encore, un gouverneur d’État a été pris sur le fait. Chaque jour, on estime que 9 millions de litres d’essence sont volés, représentant une perte annuelle d’un peu moins de 3 milliards d’euros par an (de l’ordre de 1 % du budget fédéral) (18). Les « huachicoleros à col blanc », selon l’expression d’AMLO, c’est-à-dire les fraudeurs fiscaux, sont aussi l’une des cibles privilégiées du gouvernement (19). Dans la période correspondant au mandat de Calderón et de Nieto, le gouvernement a gracié environ 150 000 contribuables pour un montant total d’environ 2 milliards d’euros.
Une politique d’aide limitée
Cet argent récupéré via la lutte contre la corruption permet au gouvernement de mettre en place des politiques d’aide aux Mexicains considérés comme vulnérables : les plus pauvres, les handicapés, les retraités. Désormais, les élèves pauvres de tous niveaux scolaires et les étudiants peuvent demander une bourse bimensuelle, d’un montant compris entre 75 et 115 euros (ce qui représente une population d’un peu moins de 11 millions de personnes pour une aide totale d’un peu moins de 3 milliards) ; les handicapés (790 000 personnes) ont le droit à une bourse bimensuelle de 120 euros, ainsi que les personnes âgées (85 000 000 de personnes) (20).
De la même manière, une politique d’aide à des petits producteurs est initiée. Début octobre, le gouvernement a enclenché un processus d’achat direct des récoltes de riz, haricot, maïs, blé et lait auprès de 2 millions de petits producteurs, ce qui a permis à ces derniers d’avoir des prix de vente garantis. Les entreprises publiques Diconsa et Liconsa se chargent ensuite de vendre ces produits à des prix plus bas que la normale (21)(22). En revanche, les producteurs de café ne bénéficient pas d’un tel traitement, et certains se plaignent de cette carence d’aides et de protection face à la concurrence de la multinationale Nestlé (23).
Il faut noter que cette politique d’aide se fait sans hausse d’impôts, en particulier sur les plus riches et qu’AMLO a insisté, en février 2019 (24) et octobre 2019 (25), sur le fait qu’il n’y en aurait pas. Le gouvernement mexicain compte principalement sur la croissance de l’économie mexicaine pour financer le budget fédéral. Celui-ci a augmenté le salaire minimum de 16 % dès le début de son fonctionnement (26), et l’inflation a ralenti pour atteindrait 3 % cette année (27). Cependant, la croissance mexicaine n’est pas repartie à la hausse, au contraire : après avoir atteint 1,6 % au dernier trimestre 2018, elle est redescendue à 0,1 % au premier trimestre 2019 pour remonter à 0,3 % au second trimestre 2019 (28). Par ailleurs, il faut noter que le chômage est resté à peu près stable (contredisant ceux qui estiment qu’une hausse du salaire minimum est nuisible pour l’emploi) : il est passé de 3,3 % au second trimestre 2018 à 3,5 % au second trimestre 2019 (29).
Si la croissance continue à se maintenir à ce niveau et, sans hausse d’impôts supplémentaires, cela compliquerait la maîtrise de l’équilibre budgétaire du gouvernement – et l’obligerait à faire des choix plus radicaux, dans une direction ou l’autre.
Développement des infrastructures
Un des projets majeurs vise à redonner son indépendance énergétique au Mexique ; celle-ci a été abandonnée lorsque PEMEX a été longuement privatisée, depuis le mandat de Carlos Salinas de Gortari (1988-1994, PRI) jusqu’au mandat de M. Nieto (30). AMLO a choisi d’investir massivement dans PEMEX, sans refouler le secteur privé (31). Au total, 600 000 000 d’euros ont été investi dans les six raffineries du pays en 2019 (32) afin d’enrayer la chute de la production d’essence. Celle-ci est passée de 3 400 000 barils en 2004 à 1 670 000 barils en 2018. L’investissement réalisé a eu pour conséquence d’augmenter la production de 50 000 barils. Cependant, malgré cette hausse de la production, PEMEX a enregistré une perte de 8 milliards sur les trois premiers trimestres de 2019 à cause de la baisse des prix (33). Par ailleurs, toujours en vue d’augmenter la production, la construction d’une nouvelle raffinerie, à Dos Bocas (Tabasco), a commencé à être entreprise (34).
À ce sujet, il convient de souligner que le congrès local de l’État de Tabasco, soutenu par AMLO (35), a fait passer une loi, la « ley garrote », qui punit quiconque entrave la liberté de circulation ou réalise une extorsion d’une peine de prison allant de six à treize ans (36). Un arsenal législatif est donc mis en place contre des groupes qui tenteraient de bloquer la construction ou le bon fonctionnement de la nouvelle raffinerie – il est destiné à contrecarrer les résistances que le gouvernement risque de rencontrer de la part de l’oligarchie mexicaine.
Dans cette optique, la cour suprême a bloqué l’application de la ley federal de remuneraciones de los Servidores Públicos, qui vise à empêcher que les fonctionnaires gagnent davantage que le président, à savoir 5000 euros mensuel. Ce salaire est deux fois inférieur à celui de M. Nieto (37-38).
Des entrepreneurs, en créant le hashtag #NoMásDerroches et en faisant appel à la cour suprême, ont aussi manifesté leur opposition à la fin de la construction de l’aéroport de Texcoco et à la construction, à la place, d’un aéroport dans la zone militaire de Santa Lucía, tous deux dans l’État de Mexico (État proche de Mexico, voir la carte) (39).
Les transports et le secteur privé
La cour suprême ne s’étant, au final, pas prononcée en sa défaveur, l’aéroport de Santa Lucía, qui serait à la fois civil et militaire, commencerait à fonctionner en mars 2021 (40). Sa construction nécessitera un budget de 3,5 milliards d’euros.
Des chocs futurs avec des élites économiques sont aussi à prévoir avec la construction du Train Maya, dont le budget est évaluée à 7,1 milliards d’euros, dans la partie sud-est du pays (41). En effet, les chemins de fer dans leur quasi-totalité ont été privatisés puis abandonnés. Les Mexicains pour se déplacer en transports en commun n’ont donc, le ferry mis à part, que deux choix : l’avion qui relie seulement les capitales des États ou les bus, moins onéreux.
Or dans le sud-est, la compagnie de bus ADO est en situation de quasi-monopole. Il est donc probable que celle-ci essaie d’empêcher la construction du train Maya. Pour légitimer cette construction, le président AMLO compte organiser une consultation populaire dans les États concernés (13).
En plus de ces deux projets, un projet de tramway dans la ville de Guadalajara est également prévu (42), ainsi que la rénovation des lignes de métro 1 et 3 de Mexico (43). Les transports, jusqu’ici, avaient été largement négligés ; entre 2008 et 2016, ce secteur avait reçu seulement 0,6 % du PIB, soit deux fois moins que la moyenne des pays d’Amérique latine sur la même période (44).
le grand écart du gouvernement
En parallèle de ces grands projets, l’organisation du travail encourt des modifications sensibles. C’est dans cette optique que la « ley federal del Trabajo » (loi fédérale du travail) a été votée au cours de cette première partie de mandat qui vise à garantir la liberté et la démocratie syndicales, la négociation collective et de meilleurs salaires(45).
Cette dynamique de renforcement des droits des travailleurs risque de se heurter aux accords de libre-échange avec le Canada et les États-Unis d’Amérique (l’ACEUM pour l’Accord Canada-États-Unis-Mexique) qu’AMLO cherche, en parallèle, à finaliser. Plus généralement, les réformes étatistes et dirigistes mises en place par le nouveau gouvernement mexicain semblent difficilement compatibles, sur le long terme, avec le respect de l’équilibre budgétaire et le statu quo fiscal promus par AMLO.
Le « populisme » d’AMLO serait-il un « radicalisme du centre », pour reprendre la formule de Francesco Callegaro (46) ? Depuis l’investiture d’AMLO il y a deux ans, le gouvernement mexicain est parvenu à initier un agenda de démocratisation des institutions et de lutte contre la pauvreté sans rompre avec le consensus néolibéral. Un grand écart entre volontarisme politique et équilibre budgétaire qu’une croissance en berne pourrait bientôt compromettre…
Notes
Pour les conversions, 1€ = 21 pesos mexicains.
(1) La première transformation correspond à la guerre d’indépendance du Mexique (1810-1821), la deuxième à la réforme laïque (1857-1860) et la troisième à la Révolution mexicaine (1910-1920).
(2) Ce coefficient sert à mesurer les inégalités de revenu : 0 correspond à l’égalité parfaite et 1 au cas où un individu concentre tous les revenus d’un pays. En comparaison, la France a un coefficient d’environ 0,3, les États-Unis d’Amérique de 0,4.
(3) : https://www.proceso.com.mx/567654/pobreza-en-mexico-15-superior-al-promedio-de-america-latina-cepal
(5) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/economia/2018/11/11/economia-del-narco-genera-600-mil-mdp-cada-ano-en-mexico-5650.html
(6) : Deuxième chapitre de « El principio. Los primeros cuatro meses » de Armando Batra.
(7) : https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-44681165
(8) : « En materia económica, se respetará la autonomía del Banco de México ; el nuevo gobierno mantendrá disciplina financiera y fiscal ; se reconocerán los compromisos contraídos con empresas y bancos nacionales y extranjeros. » (tiré du discours de victoire de AMLO : https://www.animalpolitico.com/2018/07/discursos-lopez-obrador/)
(9) : https://lopezobrador.org.mx/gabinete-2018-2024/
(10) : https://www.celag.org/gabinete-amlo-perfiles-y-prospectivas/
(11) : https://www.milenio.com/politica/quien-es-y-cuanto-gana-esteban-moctezuma-como-titular-de-la-sep
(12) : https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-46024519
(15) : https://www.proceso.com.mx/605942/amlo-plantea-el-21-de-marzo-de-2022-como-dia-para-consultar-si-continua-en-el-cargo
(16) : https://www.proceso.com.mx/602452/lista-la-ley-federal-de-austeridad-republicana-pasa-al-ejecutivo-para-su-publicacion
(17) Créée à la suite de l’expropriation par le gouvernement de Lázaro Cárdenas des entreprises nord-américaines et britanniques.
(18) : https://www.proceso.com.mx/570016/del-narco-al-huachicolero-cronica-de-una-guerra-inventada
(19) : https://www.proceso.com.mx/600883/diputados-aprueban-reforma-que-elimina-la-condonacion-de-impuestos
(21) :
https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/10/01/amlo-comprara-el-gobierno-cosechas-a-precios-de-garantia-7324.html
(22) : https://www.proceso.com.mx/601478/amlo-anuncia-precios-de-garantia-a-productores-y-baja-en-canasta-basica-de-diconsa-y-liconsa
(23) : https://www.jornada.com.mx/2019/08/19/estados/027n1est
(24) :
https://www.proceso.com.mx/572935/ni-alza-de-impuestos-ni-gasolinazos-para-el-desarrollo-de-mexico-afirma-amlo
(25) : https://www.proceso.com.mx/604298/amlo-se-opone-al-aumento-del-cobro-por-el-derecho-al-uso-del-agua-a-agricultores
(28) : https://mexicocomovamos.mx/?s=seccion&id=97
(29) : https://www.proceso.com.mx/596050/el-desempleo-en-mexico-aumenta-a-3-5-en-el-segundo-trimestre-inegi
(30) : https://www.proceso.com.mx/526543/a-80-anos-de-la-expropiacion-la-desnacionalizacion-petrolera
(32) : https://edit00.jornada.com.mx/ultimas/2019/09/23/produccion-de-pemex-se-ha-recuperado-al-50-amlo-6626.html
(35) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/07/30/respalda-amlo-ley-garrote-en-tabasco-281.html
(36) : https://www.jornada.com.mx/2019/07/30/estados/025n1est
(37) : https://www.proceso.com.mx/574160/por-mayoria-el-senado-aprueba-la-ley-federal-de-remuneraciones
(39) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/10/09/da-juez-via-libre-al-aeropuerto-en-santa-lucia-3243.html
(40) : http://jornadabc.mx/tijuana/17-10-2019/santa-lucia-sera-inaugurado-el-21-de-marzo-de-2022-amlo
(41) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/09/20/tren-maya-obra-aceptada-por-mayoria-en-sureste-del-pais-amlo-5673.html
(42) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/04/05/supervisa-amlo-construccion-de-linea-3-de-tren-ligero-en-guadalajara-3193.html
(46) : https://lvsl.fr/le-populisme-est-un-radicalisme-du-centre-entretien-avec-francesco-callegaro