Gilbert Achcar, Jacobin, 18 août 2019
La révolution soudanaise a remporté d’importantes victoires. Mais il doit encore lutter contre le contrôle de l’armée aux forces populaires.
L’accord constitutionnel entre le mouvement populaire soudanais et les forces armées du pays a été signé le samedi 17 août. L’article qui suit met en lumière les circonstances de cet accord. Il a été publié pour la première fois dans le quotidien arabe Al-Quds al-Arabi [ 1 ] le 30 juillet et reproduit sur le site Web du Parti communiste soudanais [ 2 ] .
Le 5 juillet , des masses soudanaises en liesse ont célébré la victoire remportée sous la direction des Forces pour la Déclaration de liberté et de changement (FDFC) lorsque le Conseil militaire de transition (TMC) a été contraint de revenir en arrière à la suite des énormes manifestations organisées le 30 juin. L’armée doit renoncer à sa tentative de réprimer le mouvement de masse, autoriser son retour à un libre développement, y compris la restauration de l’Internet, principal moyen de communication du mouvement, et revenir sur la voie de la négociation et des compromis après avoir échoué leur volonté par la force des bras.
La Révolution soudanaise est entrée dans une troisième phase à ce stade, après une première phase couronnée par la chute d’Omar al-Bashir le 11 avril et une seconde couronnée par la retraite du TMC le 5 juillet. Le FDFC, en particulier saprincipale composante, Les associations de professionnels (ASP), ont montré qu’elles étaient conscientes que chaque phase était plus difficile et plus dangereuse que la précédente en maintenant la mobilisation de masse et en la consolidant face aux affrontements en cours et à venir.
Les victoires obtenues jusqu’à présent n’ont été que très partielles: ce sont essentiellement des compromis entre l’ancien régime représenté par le TMC et la révolution dirigée par le FDFC.
Le compromis inaugurant la troisième phase a été formulé dans l’accord politique entre les deux forces du 17 juillet. Il reflète la dualité de pouvoir sur le terrain dans cette phase transitoire, entre, d’une part, une direction militaire qui tient à garder les ministères de la défense et de l’intérieur (c’est-à-dire toutes les forces militaires et de sécurité) sous son contrôle, comme l’avait fait le Conseil suprême des forces armées en Égypte après s’être débarrassé de l’ancien président Hosni Moubarak le 11 février 2011, et d’autre part , une direction révolutionnaire qui mobilise les masses face aux militaires et cherche à orienter le mouvement de masse dans une guerre de positions lui permettant de contrôler progressivement le pays.
L’objectif du FDFC est de convaincre la majorité des forces armées de soutenir les objectifs civils et de rétablissement de la paix du mouvement, de manière à isoler leur branche la plus réactionnaire. Le responsable principal de ce dernier est le commandant des Forces de soutien rapide (RSF), paramilitaires, Muhammad Hamdan Dagalo (connu sous le nom de Hemedti), soutenu par l’axe réactionnaire régional constitué par le royaume saoudien, les Émirats arabes unis et le régime égyptien de Abdel-Fattah el-Sisi.
C’est dans ce contexte que le Parti communiste soudanais figure au premier rang des détracteurs de l’accord politique du 17 juillet et des concessions qu’il impliquait avec le FDFC, s’engageant à poursuivre la lutte jusqu’à la réalisation complète des objectifs de la révolution résumés dans la Déclaration. pour la liberté et le changement adopté le 1er janvier de cette année. Ceux qui considèrent cette position comme une source de division du mouvement révolutionnaire et estiment qu’elle l’affaiblit sont dans l’erreur.
D’autres forces clés du mouvement, notamment au sein de la SPA, partagent le ressentiment des communistes face aux conditions que l’armée insiste pour imposer comme prix d’acceptation du partage du pouvoir. Il est dans l’intérêt de la révolution soudanaise qu’une partie du mouvement continue d’exercer une pression révolutionnaire sans être liée par l’accord afin d’alimenter la radicalisation du processus en cours et de contrebalancer la pression réactionnaire exercée par les forces islamistes que le TMC invoque constamment en durcissant sa position.
La prochaine étape de la phase actuelle consiste à adopter le Document constitutionnel de transition, qui associe des principes très progressistes, plus avancés que la constitution de tous les États arabes, y compris la nouvelle constitution tunisienne, à la formalisation du rapport de forces actuel et à la dualité des pouvoirs en place. légaliser la participation du commandement militaire à l’exercice du pouvoir politique d’une manière pire que la constitution actuelle de l’Égypte.
Et pourtant, même ce compromis avec tous ses défauts est toujours fragilisé par un commandement militaire qui tente de contourner les exigences du mouvement et de les pervertir dans la pratique comme il l’avait récemment fait lors de la prétendue enquête sur le massacre perpétré par RSF. L’aile la plus réactionnaire des forces armées continue de chercher à renverser le compromis et à pousser la situation à un coup d’État, comme l’illustre l’assassinat de manifestants à El-Obeid le 29 juillet.
«Le pouvoir politique naît du fusil», déclare l’une des citations les plus connues du leader de la révolution chinoise, Mao Zedong. Cette déclaration fait écho à une expérience révolutionnaire gagnée par la force des armes grâce à une guerre populaire prolongée. Il transmet néanmoins la vérité élémentaire que le pouvoir politique n’est jamais complet sans le contrôle de la force armée. Le principal défi de la Révolution soudanaise consiste en effet à obtenir le contrôle des forces armées en dirigeant la force du mouvement populaire non armé à cette fin.
Si la révolution parvient à entrer pacifiquement dans une quatrième phase, avec la dualité du pouvoir politique incarnée dans des institutions gouvernementales dans lesquelles le mouvement populaire est prédominant, la capacité des dirigeants révolutionnaires à satisfaire l’aspiration des masses à la paix et leurs revendications sociales et économiques deviendront réalité. crucial pour lui permettre de prendre le contrôle des forces armées et de les démocratiser. En dehors de cela, la révolution soudanaise sera bloquée à mi-chemin et pourrait donc finir par creuser sa propre tombe, comme cela est arrivé aux expériences précédentes de l’histoire du Soudan et des mouvements populaires dans le monde.