Souveraineté nationale pour les pays arabes : une utopie ?

 

L’explosion apocalyptique qui a fait trembler Beyrouth le 4 août dernier constitue sans doute la manifestation la plus criante de la défaillance de l’État libanais.

Proclamé le 1er septembre 1920 par le général Gouraud, alors haut-commissaire de la République française au Levant, l’État libanais a longtemps souffert d’une crise de légitimité. Le confessionnalisme à la base de son système politique, légué par la puissance coloniale française, n’a fait qu’accentuer le difficile avènement de l’État-nation. Mahdi Amel évoquait cette contradiction originelle en ces termes : « nous disons que l’État confessionnel, c’est l’État bourgeois et que c’est en même temps ce qui l’empêche d’exister en tant qu’État bourgeois[1] ».

Si le mandat de Fouad Chehab (1958-1964) s’est caractérisé par l’édification des institutions de l’État libanais et par une série de réformes progressistes, ces premiers jalons qui posèrent les bases d’un fonctionnement étatique tourné vers le bien commun furent vite rattrapés par la guerre régionale. Au sortir de la guerre civile (1990), un nouveau pacte lia les chefs des communautés à la bourgeoisie affairiste dans les rouages du néolibéralisme, tandis que la confrontation belligène entre les États-Unis et Israël d’un côté, et les forces politiques qui leur résistent de l’autre, s’est poursuivie sur le territoire libanais.

La crise économique et financière sans précédent qui en quelques mois vient de transformer radicalement le quotidien de millions de libanais traduit l’échec de ce modèle socio-économique, en même temps que l’incurie systémique de l’État paralysé par le confessionnalisme (et la corruption organisée). Elle ré-interroge également les fondements politiques de l’État libanais, ainsi que le cadre de ses relations avec les pays de la région. Car le naufrage du Liban ne peut être pleinement appréhendé sans prendre en compte la fragmentation globale qui mine l’Orient arabe ; fragmentation qui pour une part trouve ses origines dans des phénomènes endogènes, mais qui reste en dernière instance déterminée par l’antagonisme avec l’impérialisme occidental. Tant et si bien que révolution sociale et libération nationale arabe sont comme les deux faces d’une même pièce, alors que leur traduction dans un projet politique cohérent semble des plus difficiles.

Au lendemain de la tragédie qui a endeuillé le Liban, Contretemps propose à la lecture cet essai de Hela Yousfi (paru dans la revue Historical materialism en juillet 2020 et dont une version plus courte avait été publiée dans Le Monde diplomatique de février 2019) qui engage la réflexion autour des questions de l’État et de la souveraineté nationale ; questions centrales autant au Liban que dans le reste du monde arabe.

Aya Khalil

 

Neuf ans après le déclenchement des révolutions arabes, les deux principales revendications scandées de Tunis à Damas en passant par Bahreïn – « Le peuple veut la chute du régime » et « travail, liberté, dignité nationale » – peinent encore à trouver une traduction politique, économique et sociale. Plusieurs explications aussi bien endogènes que régionales ont été convoquées pour expliquer les difficultés rencontrées. Le fait que ces slogans font de l’État aussi bien la cible des contestations que le pourvoyeur des solutions, en tant qu’employeur et en tant que garant de la souveraineté nationale, complique davantage l’intelligibilité des dynamiques en cours[2]. Ce paradoxe aussi difficile à nier qu’à cerner a produit des thèses simplistes : à la lecture réduisant le processus révolutionnaire à des enjeux de libéralisation politique et économique, s’oppose une autre lecture se focalisant sur le rôle de l’État dans la gestion des problèmes économiques et sociaux. Mais ces thèses ne résistent pas à l’examen des faits et soulèvent deux questions fondamentales : que signifie le retour de la « souveraineté nationale » dans l’agenda politique des pays arabes ? Dans une région subissant à la fois guerres et réformes néolibérales, l’État (et quel type d’État) peut-il encore constituer un sujet d’analyse pertinent ? Et surtout : possède-t-il les ressources politiques, économiques et symboliques pour répondre à l’émancipation revendiquée par les peuples de la région ?

Si les révolutions arabes de 2011 ont révélé que les économies nationales de la région souffrent de dysfonctionnements similaires, à savoir une polarisation sur peu de secteurs économiques, des taux de chômage parmi les plus élevés du monde, une gestion rentière des ressources naturelles, et une corruption à grande échelle organisée et conduite par les oligarchies claniques au pouvoir, elles ramènent aussi sur le devant de la scène un phénomène largement sous-estimé. À savoir la rencontre entre les logiques néolibérales et l’exercice autoritaire et clientéliste du pouvoir – caractéristique principale de l’ensemble des États postcoloniaux de la région[3].

Pour faire avancer la compréhension des défis posés aux régimes arabes, une double perspective peut être adoptée. D’une part, l’histoire de la formation des États dans la région ne peut pas être comprise sans resituer l’impact des histoires coloniales sur les mouvements populaires, à travers et à l’intérieur des frontières nationales. D’autre part, il est essentiel de mettre en lumière l’entreprise systématique d’affaiblissement des États provoquée à la fois par les guerres et/ou les différentes réformes structurelles imposées par les organisations internationales, et la façon dont celles-ci ont transformé l’économie politique de la région. Ces processus doivent être considérés simultanément dès lors qu’il s’agit d’appréhender l’évolution des changements produits dans les structures des régimes arabes.

Ainsi, dans ce qui suit, j’essaierai de montrer que même si l’État ne peut constituer l’instrument d’un changement social émancipateur, l’histoire des luttes autour de l’État influence néanmoins l’équilibre du pouvoir entre les classes sociales et dessine les conditions de l’action politique et des transformations sociales dans la région.

De quoi l’État arabe est-il le nom ?

L’État est un concept d’origine européenne né entre le XVIe et le XIXe siècle qui a accompagné le développement du capitalisme et l’émergence des classes bourgeoises et propriétaires terriennes. Qu’il corresponde, d’un point de vue weberien, à la mise en place d’une bureaucratie administrative centralisant le pouvoir et monopolisant la violence physique et symbolique légitime, ou, du point de vue marxiste, à un rapport social associé au développement des relations de classes, ces approches sont profondément ancrées dans une histoire européenne spécifique. Polanyi a démontré de façon éloquente que le développement des économies de marché moderne était inextricablement lié au développement de l’État moderne en Europe. L’État a été un instrument indispensable pour imposer les changements des structures sociales et la production du savoir nécessaire à l’avènement d’une économie capitaliste compétitive[4]. Bien qu’en Europe les trajectoires de formation des États aient été des processus contradictoires, pleins de conflits, dérives et tensions, la construction institutionnelle de ces États-nations fortement intégrés durant le XIXe siècle se réalisa d’une manière endogène et en cohérence avec des hiérarchies sociales et des cultures politiques spécifiques. Ceci ne fut pas nécessairement le cas des États arabes issus des partitions coloniales.

Imposées par des accords Sykes-Picot du 16 mai 1916 et surtout par le traité de Sèvres en 1920, les frontières nationales dans les pays arabes correspondent moins aux aspirations d’émancipation des peuples qu’à la répartition des influences et des ressources énergétiques entre les puissances coloniales européennes dans la région. Il en a résulté des trajectoires d’étatisation aussi bien hétérogènes qu’ambiguës : des États plutôt intégrés comme la Tunisie, l’Égypte et l’Algérie ; des communautés sans États qui aspirent à en construire un (les Palestiniens, les Kurdes et les Sahraouis du Front Polisario) ; ou encore des États démantelés comme le Liban depuis le début de la guerre civile en 1975. On peut aussi citer le cas de la Libye lorsque le colonel Mouammar Kadhafi, alors au pouvoir, lança, le 16 avril 1973, la révolution culturelle islamique, puis réorganisa en 1977 les institutions de son pays. De la sorte, il soumit la révolution populaire à un régime autoritaire dans lequel les décisions politiques, économiques, militaires et diplomatiques échappaient totalement aux institutions politiques représentatives du « peuple ». Un processus somme toute similaire se produisit au Yémen du Nord.

Les États postindépendances héritent de la superposition de deux structures économiques : la structure de type capitaliste, qui prévaut dans le secteur industriel après avoir été introduite par l’entreprise coloniale puis transférée à la nouvelle élite au pouvoir, côtoie une structure caractérisée par des rapports de production qui prévalent classiquement dans le monde de la paysannerie ou de l’artisanat – régulés par l’appartenance communautaire –, et située en dehors de l’économie officielle. Ainsi, les relations capitalistes employeur-employé basées sur le travail salarié se sont entremêlées avec les relations sociales précapitalistes organisées par les communautés locales. De même, les élites bureaucratiques se sont constituées en interaction avec les formes de solidarités locales, régionales et tribales qui ont eu une influence considérable plus tard sur le développement des pratiques de rente ainsi que sur l’émergence de l’économie informelle[5].

Ces États héritent également du mode de gouvernement militaro-bureaucratique de l’administration coloniale, maintenu par les élites locales par mimétisme afin d’asseoir leur domination sur les régions riches et gérer les identités alternatives tribales, religieuses et/ou ethniques (les Berbères au Maroc, les Kurdes en Syrie et en Irak, les chiites au Bahreïn, etc.). Car ces identités ont régulièrement été mobilisées pour défier l’État et interroger sa légitimité en l’absence d’un récit historique unificateur.

De cette histoire émergent des États « féroces » – pour reprendre l’expression du politiste Nazih Ayubi[6] – caractérisés par l’importance des dispositifs de sécurité, par le maintien de liens forts entre l’armée, les clans économiques et le pouvoir politique et par une relative déconnexion des forces sociales et économiques locales. Il n’en demeure pas moins que ces États souffrent de la distorsion inhérente à leur formation, à savoir le manque de récit fondateur à même de leur assurer la légitimité historique nécessaire pour pénétrer la société. Le recours régulier et instrumental à des idéologies comme le nationalisme arabe ou l’islamisme politique témoigne de ces difficultés.

Cette histoire a conduit à différentes approches de la formation de l’État dans les pays arabes. L’une de ces approches traite l’État comme un corps déconnecté, dominateur et importé, un produit de l’expansion impérialiste de l’Occident et/ou des processus de mondialisation. Il s’agit d’une lecture qui explore l’histoire de la formation de l’État par le biais de facteurs contingents tels que la culture, la religion ou les styles de leadership[7]. En revanche, la lecture marxiste privilégie une analyse de la formation de l’État basée sur la nature spécifique de l’accumulation capitaliste dans ces sociétés. Je montrerai, dans ce qui suit, en écho aux travaux de Nicos Poulantzas, que l’État n’est pas simplement un « outil » entre les mains des classes dominantes[8]. L’État un champ de conflit, où les stratégies des régimes au pouvoir et de leurs alliés internationaux, sont organisées, recomposées et minutieusement mises en œuvre. Dans cette perspective, l’État dans la région arabe ne peut plus être considéré comme un bloc monolithique ou une simple importation étrangère : il doit être examiné à travers la complexité de ses appareils administratifs, juridiques, culturels, éducatifs, policiers et idéologiques, et surtout en prenant en compte la diversité des processus de résistance et des luttes qui se dessinent autour de ces appareils.

Des États « féroces et rentiers » rouages-clés des réformes libérales

Pour se maintenir au pouvoir, les élites locales ont poursuivi des politiques économiques basées sur une logique rentière. Lesquelles ne concernent pas uniquement les pays pétroliers. La plupart des États ont en effet privilégié l’accroissement de la consommation au détriment de politiques de développement nécessaires à la diversification de l’économie, mais qui comportent le risque de faire émerger des acteurs concurrents à l’élite au pouvoir. Cela explique la très faible diversification des secteurs de l’économie arabe, centrée sur trois ou quatre secteurs, souvent associés aux secteurs primaires ou aux secteurs manufacturiers à faible valeur ajoutée, tout comme le développement de l’économie informelle. À titre d’illustration, l’Algérie, dont les recettes extérieures continuent aujourd’hui de dépendre principalement des hydrocarbures, a même connu un recul du secteur manufacturier tandis que l’agriculture souffrait de politiques parfois incohérentes indignes de son potentiel. La chute récente des prix des hydrocarbures a provoqué un déficit budgétaire de 6 % du PIB algérien en 2020[9].

Pendant les années 1950 et 1960, sous l’impulsion d’élites politiques d’obédience socialiste ou nationaliste arabe, la plupart des États post-indépendance ont adopté des politiques volontaristes destinées à développer les États-providence et les services publics. La fonction publique devint le principal employeur, permettant ainsi aux élites au pouvoir de maintenir une certaine « paix sociale » avec les populations locales.

Les premières vagues de libéralisation des années 1970, qui se sont accentuées vers la fin des années 1980 et 1990 avec les programmes d’ajustement structurel imposés par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, ont largement fragilisé les économies arabes. Elles ont défait de nombreuses réalisations qui découlaient des modèles économiques précédents, faisant baisser les niveaux de vie et augmenter la pauvreté, ce qui déclencha plusieurs mouvements sociaux contre les systèmes autoritaires en place (par exemple, en Égypte en janvier 1977 ou en Tunisie en janvier 1972 et en janvier 1984). Par ailleurs, les États de la région ont tous signé – de manière bilatérale et sans coopérer les uns avec les autres – des accords commerciaux de libre-échange avec l’Union européenne (UE) qui leur étaient défavorables. La motivation des élites gouvernantes arabes était principalement la recherche d’une légitimation politique internationale, prenant le risque de l’étouffement économique de leurs populations et de l’aggravation des inégalités régionales[10]. Tout cela converge vers le fait que les réformes orchestrées par les institutions internationales ont été utilisées non plus seulement pour balayer les derniers vestiges des États providences en faveur du marché, mais également pour renforcer l’intervention des élites étatiques en faveur du capital. Les conséquences ne se sont pas fait attendre : les inégalités sociales et territoriales se sont creusées, le taux de chômage a augmenté, l’offre des services publics s’est détériorée et l’emploi public s’est raréfié, érodant ainsi le pacte de sécurité sociale qui alliait des pouvoirs autoritaires aux populations soumises politiquement mais relativement protégées économiquement[11].

La « souveraineté nationale » à l’épreuve des « élections libres, marché libre et identités libres »

En réclamant « la chute du régime », les révolutions arabes ont provoqué non seulement une implosion du contrat social interne entre les élites et les populations locales[12], mais ont également fait éclater le pacte néocolonial entre les États arabes et leurs alliés occidentaux. La demande d’État portée par les divers mouvements sociaux s’est incarnée différemment selon les pays : la revendication d’un État séculier au Liban, la volonté d’unification du mouvement de libération nationale dans le cas palestinien, ou l’exigence d’un emploi dans la fonction publique en Tunisie. Ainsi, le 17 janvier 2019, c’est le slogan « la souveraineté nationale avant les augmentations salariales » qui a été retenu par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) lors de la grève générale dans la fonction publique, exprimant une dénonciation radicale des réformes imposées par le FMI. Au-delà de ces différences locales de situation, l’objectif est clair : sortir de la dépendance politique et économique étrangère maintenue par les élites politiques et économiques gouvernantes locales.

L’aspiration partagée est sensiblement partout la même : la reconstruction d’un État débarrassé de ses distorsions originelles qui, tout en rompant avec l’héritage autoritaire et clientéliste, doit se montrer capable de redistribuer les richesses et garantir l’émancipation politique et économique des peuples de la région. La souveraineté nationale est comprise et exigée comme un double principe selon lequel 1) les États doivent être émancipés de toute influence extérieure et (principalement) de la domination occidentale, et 2) les États doivent garantir les services publics. Loin de constituer une simple manifestation du pouvoir de l’État, ces services publics sont vus en fait comme indispensables pour limiter le pouvoir de l’élite dirigeante. Les services publics ne sont pas une concession que l’État ferait au peuple, comme dans la formule de l’« État providence », mais sont considérés comme un dû de l’État et des gouvernants aux gouvernés.

Or, la seule voie proposée par les institutions internationales est le jumelage de la « promotion de la démocratie » avec des prescriptions économiques néolibérales. Bien que cette recette ne soit pas nouvelle, elle renoue avec la rhétorique adoptée par le président américain George W. Bush lors de son discours du 11 septembre 2002 (commémorant les attaques du 11 septembre 2001 et légitimant la guerre en Irak) : « Nous cherchons une paix juste où la répression, le ressentiment, la pauvreté sont remplacés par l’espoir de la démocratie, le marché libre et le commerce libre ». Une telle rhétorique vise essentiellement à exploiter le soutien de façade à la « démocratie » pour approfondir la libéralisation économique, les partenariats public/privé imposés par le FMI et la Banque mondiale, et les négociations pour étendre la politique de libre-marché de l’UE avec les pays arabes[13]. Un soutien qui n’exclut bien évidemment pas celui, continu, de l’Occident aux régimes autoritaires, notamment en Égypte.

L’enjeu de la décentralisation

Au centre de cette nouvelle offensive néolibérale, la décentralisation de la gouvernance prend des formes plus ou moins violentes selon les pays. Par exemple, elle est radicale et imposée par la guerre en Irak et en Syrie.

En Irak, une reconfiguration de l’espace politique et territorial inspirée du modèle libanais a été entreprise sous le principe de la muhâsasa – le système de partage des quotas ethno-sectaires[14]. En Tunisie, si la décentralisation est associée à la rhétorique de la lutte contre les inégalités sociales, elle vise principalement à installer une compétition directe entre les collectivités locales pour le partage des ressources[15]. Dans les deux cas, la décentralisation est une stratégie qui pose la question territoriale dans le cadre d’une phase ultime de fragmentation de l’État et de libéralisation de l’économie.

Réactivant la résurgence des identités ethnico-religieuses, cette déstructuration de l’État s’accompagne d’une attaque sans précédent contre l’idée même de souveraineté nationale, de plus en plus vilipendée comme le reliquat d’un passé révolu. Simultanément, les luttes sociales portées par les révolutions arabes contestant l’hégémonie de la classe gouvernante sont de plus en plus concurrencées par l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, dont certains mobilisent les individus moins sur la question de la répartition des richesses ou de l’antagonisme de classe que sur celle des libertés individuelles sur une base culturelle identitaire, ethnique, religieuse ou sexuelle. Par exemple, la Tunisie a connu un afflux massif d’ONG internationales, pour la plupart basées aux États-Unis ou en Europe, qui interviennent directement ou indirectement dans le soutien à des luttes spécifiques telles que le féminisme, l’antiracisme, le multiculturalisme et les droits des LGBTQ, et ce en finançant le secteur associatif local. Ces nouvelles ONG internationales entrent en concurrence politique non seulement avec les mouvements mobilisés sur les droits sociaux et économiques, mais aussi avec des organes élus tels que l’Assemblée des représentants du peuple[16].

Ces réformes néolibérales et la focalisation sur les politiques identitaires qui va avec ont déjà été adoptées par les pays occidentaux (ce que Nancy Fraser appelle « le néolibéralisme progressif »[17]) et ont été imposées aux pays arabes par les institutions internationales et les grandes puissances occidentales avec une détermination sans faille[18]. L’objectif ? Neutraliser le caractère politique des identités collectives et des luttes collectives, détourner l’attention des relations antagonistes de classe, et faire advenir le règne de la logique marchande en faisant de l’espace arabe un marché libre pour les marchandises comme pour les identités.

Les grands conglomérats étroitement liés à l’appareil d’État et aux familles dirigeantes du Golfe, aussi bien insérés dans les circuits de l’économie internationale que déconnectés de leurs populations, sont une bonne illustration du projet préconisé pour toute la région. Comme l’a démontré Adam Hanieh[19], les six États du Conseil de coopération du Golfe (CCG – Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Koweït, Qatar, Oman et Bahreïn) sont non seulement des centres logistiques importants mais aussi des sites intermédiaires qui entretiennent dans les chaines d’approvisionnement des liens particuliers avec des puissances mondiales telles que les États-Unis, Israël, la Chine et d’autres États arabes.

Certes, cette offensive a ralenti le processus de reconstruction et de libération du monde arabe mais ne semble pas l’avoir enrayé. Si l’histoire montre que ces différentes réformes néolibérales ont eu besoin de la violence ou de la complicité des élites étatiques pour pénétrer les sociétés, elle prouve aussi que la solution à la crise actuelle suppose en premier lieu une refonte complète de l’État autour de la réaffirmation de la souveraineté nationale. Par conséquent, il devient urgent pour qui s’intéresse à faire avancer des agendas politiques et économiques émancipateurs dans la région d’envisager l’État comme « un champ stratégique » : cela permettrait de mieux identifier les failles qui apparaissent à l’intérieur de ces appareils, les creuser, inverser l’équilibre des pouvoirs partout où cela est possible, et initier (ou soutenir) une transformation radicale de l’État au sens socialiste.

Loin de l’opposition réductrice qui prévaut en Occident entre le nationalisme réactionnaire d’un côté et la globalisation postmoderne de l’autre, la souveraineté nationale telle que revendiquée par les révolutions arabes renoue avec les mouvements d’autodétermination et de libération nationale qui ont prévalu dans les cercles de gauche au début du XXe siècle. Sans être antinomique avec la lutte contre le racisme et les discriminations, la mise en place d’un nouveau régime politique et économique émancipateur et, plus généralement, la réalisation des aspirations des peuples pour la justice sociale, exigent de redéfinir l’État national et de le débarrasser du pacte néocolonial entre les élites locales et leurs émules occidentales.

Une telle entreprise fait face à un double défi. D’abord, elle ne peut se réduire uniquement au règlement des enjeux politiques et socio-économiques mais incite à adopter une approche socio-culturelle. Celle-ci doit non seulement aborder l’État en tant que rapport social historique mais doit également intégrer les attentes locales de ce qu’un « bon gouvernement » devrait être, basée sur une compréhension fine des cadres politiques et idéologiques de la lutte des classes dans la région. De cela dépendent la légitimité des institutions et leur appropriation par les populations. Ensuite, il faut penser les États-nations dans la région arabe comme des entités politico-économiques interdépendantes qui partagent – au-delà d’une langue, une culture et une histoire collective – non seulement une configuration particulière de relations économiques et politiques, mais, bien plus primordial encore, une communauté de destin.

Notes

[1] Mahdi Amel (1966), L’État confessionnel. Le cas libanais, Montreuil, La Brèche, 1996, p. 39.

[2]. Choukri Hmed (2016), « “Le peuple veut la chute du régime”. Situations et issues révolutionnaires lors de l’occupation de la place de la Kasbah à Tunis en 2011 », Actes de la recherche en sciences sociales, n°211-212, p. 72-91.

[3]. Adam Hanieh (2013), Lineages of Revolt: Issues of Contemporary Capitalism in the Middle East, Chicago, Haymarket Books.

[4]. Karl Polanyi et al. (1983), La Grande Transformation : aux Origines Politiques et Economiques de Notre Temps, Paris, Gallimard.

[5]. W. J. Dorman (2013), « Exclusion and Informality: The Praetorian Politics of Land Management in Cairo, Egypt, » International Journal of Urban and Regional Research, 37(5), p. 1584-1610.

[6]. Nazih N. Ayubi (1991), Over-stating the Arab State. Politics and society in the Middle East, Londres, I.B. Tauris.

[7]. Bertrand Badie et Pierre Birnbaum (1982), Sociologie de l’État, Paris, Grasset.

[8]. Nicos Poulantzas, (2000), State, Power, Socialism, London-New-York, Verso.

[9]https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/petrole-lalgerie-va-devoir-se-serrer-la-ceinture-1183585

[10]. Mouhoud El Mouhoub (2011), « Économie Politique des Révolutions Arabes : Analyse et Perspectives », Maghreb-Machrek, 4(210), Éditions Eska.

[11]. Béatrice Hibou, Irène Bono, Hamza Meddeb, Mohamed Tozy (2015), L’État d’Injustice au Maghreb. Maroc et Tunisie, Paris, Karthala-CERI.

[12]. Gilbert Achcar (2013), Le Peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, Paris, Sindbad, Actes Sud.

[13]https://www.peterlang.com/view/9782807602557/xhtml/chapter04.xhtml

[14]. Thomas Sommer-Houdeville (2017), Thèse de doctorat, « Remaking Iraq: Neoliberalism and a System of Violence after the US invasion », 2003-2011.

[15]. Héla Yousfi (2017), « Redessiner les relations État/Collectivités Locales en Tunisie : Enjeux Socio-Culturels et Institutionnels du Projet de Décentralisation », Papiers de Recherche AFD, n°2017-47, Juin.

[16]https://orientxxi.info/magazine/civil-society-in-tunisia-the-ambivalence-of-a-new-seat-of-power,1677

[17]https://www.dissentmagazine.org/online_articles/progressive-neoliberalism-reactionary-populism-nancy-fraser

[18]. William Mitchel & Thomas Fazi (2017), Reclaiming the State, a progressive vision of sovereignty for a post-neoliberal world, Londres, Pluto Press.

[19]. Adam Hanieh (2013), Lineages of Revolt: Issues of Contemporary Capitalism in the Middle East, op. cit.