THOMAS SANKARA : héros révolutionnaire, prophète et mahdî

Diallo Amadou

Le héros révolutionnaire, prophète et le mahdî ont ceci en commun qu’ils traduisent une puissante volonté de changement et d’émancipation découlant d’une attente sociale en même temps qu’ils donnent le signal pour un renouveau de l’ensemble de la société. En ce sens, Réné Otayek a pu écrire que : « Sankara est devenu la figure emblématique de ceux qui rêvent d’une Afrique autre ». Il a incarné « à tort ou à raison, le refus, l’espoir, l’énergie, un autre possible ou, plus simplement, une certaine fierté… ». Selon R. Gallois, le héros « est par définition celui qui trouve (aux situations mythiques) une solution, une issue heureuse ou malheureuse ». Comme le prophète ou le madhî, il est investi d’un pouvoir (conféré par le groupe ou la société) qui lui donne la capacité de rassembler les forces, les volontés et par conséquent d’agir sur les évènements, de modifier le cours de l’histoire, de débloquer des situations figées. C’est d’ailleurs pourquoi le héros ne s’appartient plus tout à fait. Il devient l’« otage » de son peuple, de sa cause, de la légende qui l’entoure et le porte en avant. Ainsi, c’est dans le renoncement à son ego et dans la confusion de son destin individuel avec le destin collectif que le héros touche à la consécration.

Mais, c’est surtout dans le martyr ou avec la mort qu’il atteint le sommet de sa puissance et de son aura. Comme le dit si justement Louis Vincent Thomas : « les héros morts, en effet, ont encore plus de prix que les héros vivants ». Car la mort héroïque transcende l’individu, le fait accéder au Panthéon des divinités ou des ancêtres. En acceptant de se sacrifier pour un idéal et pour des valeurs communautaires, le héros fait de sa mort une « mort féconde » qui donne un sens à la vie, à l’action, au combat. Sa mort n’est donc pas une mort « comme les autres ». Le rebelle doit s’en aller comme il a vécu, debout, les armes à la main, en pleine action. Ainsi, Thomas Sankara, le révolutionnaire qui s’est élevé contre l’ordre des choses existants caractérisé par l’Etat néo-colonial, le pouvoir des chefs traditionnels, la corruption, l’injustice et l’extrême pauvreté, meurt brutalement, assassiné par les hommes de mains de son meilleur ami.

La mort, qu’elle provienne du sacrifice ou du martyr est presque toujours associée à la violence, au désastre, au chaos. Dans la tradition africaine, on la met, très souvent, en relation avec certaines situations négatives comme la sécheresse ou avec des phénomènes cosmo-telluriques comme l’étoile filante, l’éclipse, le passage d’une comète, etc. Du reste, le véritable homme de pouvoir, le chef charismatique, le guide, ne peut mourir normalement. Sa mort dans le langage traditionnel est taxée de « mauvaise mort », de mort « rouge », une mort mal « acceptée », souvent violente et qui a généralement lieu dans des circonstances suspectes, loin du domicile du défunt. Bien entendu, selon les peuples et les cultures, il existe, dans la mythologie, différents modèles de héros.

En ce qui nous concerne, Thomas Sankara, le héros rebelle, l’anticonformiste, n’est rien d’autre que la version moderne du personnage du chasseur solitaire (Ryalé), dans le mythe de la fondation des royaumes moose, on peut l’identifier aussi à l’Arddo (le dirigeant, le guide, le gandaogo) Silamankan de l’épopée peule. Il apparaît tantôt sous les traits du leader charismatique, tantôt sous ceux d’un prophète ou d’un madhî pour conduire son pays et guider son peuple « vers les chemins de l’avenir ».

En réalité, les héros qui ressortent de l’histoire ou de la légende sont souvent le résultat d’un mélange entre ces différents modèles. Ainsi, il est extrêmement difficile, sinon impossible, de ranger sous un même modèle les personnages qui ont marqué l’histoire ancienne ou récente de l’Afrique. Par exemple, selon la légende, Soundjata Keïta fut d’abord un grand conquérant, détenteur de pouvoirs magiques, puis, après avoir constitué un vaste empire, il se serait contenté de l’administrer dans la justice et la sagesse. On peut en dire autant de Naba Wubri, stratège militaire et grand conquérant qui a mis en place l’organisation politico-administrative des premiers royaumes moose.

Plus près de nous, on peut citer Nelson Mandela, un des héros les plus remarquables de l’histoire contemporaine de l’Afrique. D’abord rebelle et fermement opposé au régime de l’apartheid, il est appelé, par la suite, à prendre les commandes de l’Etat et à devenir le guide de la nation sud-africaine,. Avant lui, l’image du héros rebelle et législateur se retrouve aussi chez des leaders comme Kwame Nkrumah et Patrice Lumumba qui ont personnalisé la lutte nationaliste et anticolonialiste sur le continent tout en participant à la gestion politique de leurs pays respectifs. D’autres, par contre, ont mal négocié le passage de l’un à l’autre, à l’instar d’un Sékou Touré qui après avoir incarné l’esprit du refus historique face au colonisateur n’a pas réussi sa reconversion. C’est donc soulever ici tout le danger qui guette le héros rebelle dans sa difficile reconversion au pouvoir d’Etat. De ce point de vue, Thomas Sankara apparaît comme l’héritier de tous ces hommes et de toutes ces situations. C’est ce que Sennen Andriamirado a traduit en ces termes : « A son arrivée au pouvoir, en Août1983, il incarnait tous les espoirs mis, au long des vingt années antérieures, dans toutes les révolutions proclamées à travers l’Afrique. De la dignité africaine dont Sékou Touré apparut le chantre, de la révolution des « Trois glorieuses » d’août 1963 à Brazzaville, du « mai 68 » de Dakar stimulé par la révolution culturelle chinoise et le « mai 68 » français, du « mai malgache » de 1972, de l’aventure guévariste d’un Ange Diawara dans la forêt congolaise, de Nyerere et de ses promesses d’une révolution paysanne spartiate en Tanzanie, des pieds de nez de Kadhafi à l’impérialisme occidental (…) mais quand il est arrivé au pouvoir, cet avenir, ces avenirs appartenaient déjà au passé ». On sait depuis ce qui est advenu de tous ces espoirs et de leurs acteurs aussi.

En effet, l’histoire semble, ici, confirmer que passée la période d’insurrection, la formidable puissance émancipatrice, innovante du héros rebelle fait généralement long feu, soit parce que ce dernier meurt vite, soit parce qu’il est récupéré par le pouvoir institutionnel, ou devient un tyran, soit, enfin, parce qu’il a lui-même choisi de renoncer au pouvoir en se retirant des affaires à l’image d’un Mendela.

Thomas Sankara a été élevé au rang de « héros national ». Mais, fallait-il attendre cette « distinction » pour qu’il soit promu à ce statut ? Assurément non. Après son sacrifice suprême, il avait déjà atteint le sommet de sa puissance et touché à la consécration, et cela, bien au delà même des frontières du Burkina Faso. Au moment où tous ceux qui l’ont connu et apprécié commémorent le dix-huitième anniversaire de sa disparition tragique, ceux-ci doivent intérioriser profondément le fait que sa mort doit leur donner davantage un sens à la vie, à l’action et au combat. Plutôt que de se confiner dans une querelle de leadership, sinon même de clocher pour savoir qui est le mieux placé pour prétendre continuer son œuvre, le bon sens et l’humilité commandent une attitude plus crédible et plus digne du côté des sankaristes. Il leur appartient de se montrer à la hauteur de l’idéal émancipateur de leur idole.

C’est pourquoi être sankariste et honorer sa mémoire c’est, d’abord, valoriser et vulgariser le message d’une très grande richesse qu’il a laissé derrière lui. C’est aussi imiter son courage et sa détermination peu courants de nos jours. C’est, ensuite, suivre sa façon d’être et de vivre caractérisée par une grande intégrité intellectuelle et un refus total de la compromission, sa vision panafricaniste de la politique africaine, associant l’avenir de l’Etat burkinabè à celui du continent. C’est, enfin, se poser en défenseur de la vertu et de la justice.

Certes, du bref itinéraire politique et du destin individuel de Thomas Sankara, il est difficile de dégager une ligne de conduite claire et précise car la légende retient certains faits et en oublie d’autres, elle opère sur la base d’un jugement partial, à l’instar du mythe du général De Gaulle qui passe pour le « libérateur » et le « décolonisateur » de l’Afrique noire française, alors qu’il joua un rôle fondamental dans l’invention et la mise en place du néo-colonialisme en Afrique noire française. En effet, le Général De Gaulle, n’affirmait-il pas à Brazzaville que la perspective même lointaine de « self government » est à écarter dans l’Empire français ?

De même, Thomas Sankara qui prétendait détenir son pouvoir du peuple, s’est progressivement coupé de sa base, c’est-à-dire des syndicats, de la société civile, d’une bonne partie de la paysannerie et des classes moyennes des villes, pour évoluer progressivement, à son corps défendant, vers un régime autoritaire. Comme le précise si bien un passage du site Thomassankara : « La révolution multiplie les victoires mais aussi les erreurs, comme la décision de rendre gratuit durant toute une année les loyers, ou les dérives des Comités de défense de la révolution (CDR) qui faisaient la loi dans les quartiers et les services ou encore les nombreux « dégagements » de fonctionnaires pour manque d’engagement dans la révolution, ou une diplomatie régionale très critique à l’égard de ses voisins, en dehors du Ghana de Jerry John Rawlings ».

Il avait négligé, comme l’a très bien souligné Réné Otayek : « qu’il avait en face de son ordre nouveau des individus, des forces sociales et des institutions attachés à des références culturelles par rapport auxquelles les idéaux révolutionnaires se sont d’emblée affirmés antagonistes ».

En définitive, la légende de Thomas Sankara n’appartient plus aux seuls sankaristes. Elle fait partie, aujourd’hui, du patrimoine culturel et politique de tous les burkinabé. Il s’agira plutôt pour ceux qui veulent emprunter les sillons qu’il a tracé, de se mettre à la hauteur de l’idéal émancipateur qu’il défendait en menant la réflexion pour continuer et approfondir son œuvre, ses idées et ses réalisations, en les conceptualisant et en les affinant davantage. Ainsi, par exemple, ses thèses portant sur l’affirmation de la personnalité et de l’identité burkinabé et africaines ou sur la souveraineté alimentaire en privilégiant la production et la consommation nationales devront faire l’objet de recherches et de réflexions théoriques pour développer et enrichir un programme politique visant à donner un contenu concret et effectif aux nobles idéaux d’indépendance et de justice sociale qu’il défendait. Aussi, tous ceux qui se réclament de l’héritage de Thomas Sankara doivent procéder, sincèrement et avec humilité, à une sérieuse introspection critique, afin de tirer toutes les leçons des erreurs passées. C’est le prix à payer pour que l’espoir et la volonté de changement qu’il incarnait se traduisent par un renouveau dans la prise de conscience politique des générations actuelles et futures.

 

 

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