Le nombre de massacres a augmenté de 30 % au cours des deux premières années de la présidence d’Iván Duque. Le 25 août, le laboratoire d’idées colombien Instituto de Estudios para el Desarrollo y la Paz (Institut d’études pour le développement et la paix, Indepaz) avait enregistré 55 massacres depuis le début de l’année. Les lieux des tueries correspondent aux zones dans lesquelles des leaders sociaux ont été assassinés ces dernières années et dans celles anciennement sous contrôle des guérilleros des FARC-EP qui se sont aujourd’hui retirés. Si les massacres reproduisent d’anciens schémas de violence, ils révèlent aussi de nouvelles dynamiques, dans lesquelles les acteurs des attaques et les intérêts qui les motivent ne sont pas toujours clairement définis.
Les régions ayant subi le plus de massacres cette année sont celles d’Antioquia, qui en compte 12, suivie du Cauca et de Nariño sur la côte pacifique avec sept chacune, puis du Catatumbo et de Putumayo le long des frontières vénézuélienne et équatorienne avec quatre chacune.
« Il y a un vrai intérêt à contrôler ces zones : maîtrise de couloirs stratégiques, de lieux nécessaires au contrôle politique et de régions marquées par des conflits entre des groupes armés », déclare Abilio Peña, un défenseur des droits humains basé à Bogotá qui travaille avec l’ONG Ansur, qui propose des ateliers d’autodéfense dans des communautés locales.
Selon Peña, « Il y a une logique derrière tout ça, c’est évident. Ce n’est pas une coïncidence s’il y a eu plus de 40 massacres cette année. Tout cela suit un schéma de pensée. »
Leonardo González, auteur du rapport de l’Indepaz, souligne que le conflit entre des groupes armés pour contrôler le territoire est lié à l’échec de l’application de l’accord de paix de 2016 signé avec les FARC-EP.
« On observe deux phénomènes. Le premier ce sont les homicides de leaders sociaux, l’autre ce sont les massacres », nous dit González. « Ces phénomènes ont commencé à apparaître en 2016 et ont connu une augmentation brutale récemment. On peut penser qu’ils constituent une réponse de la part des groupes armés pour s’imposer dans des zones abandonnées par les FARC. »
Suite à l’accord de paix, le cycle de violences du passé continue
Au cours du mois d’août, le nombre de leaders sociaux assassinés depuis la signature de l’accord de paix de 2016 a dépassé le millier. Il existe une corrélation géographique presque parfaite entre les départements qui présentent le plus grand nombre d’assassinats de leaders sociaux et le plus grand nombre de massacres. Dans le département du Cauca, 240 leaders sociaux ont été tués, 133 en Antioquia, 91 dans le Nariño, 75 dans le Valle del Cauca et 61 dans le Putumayo.
L’évidente intensification des conflits ne doit pas être considérée de manière isolée, mais plutôt comme étant reliée aux cycles de violences du passé. « On observe des schémas récurrents au cours de l’Histoire. Au temps du Président Turbay, la torture était plus fréquente. À l’époque de Samper et Uribe, il y avait plus de déplacements forcés », nous dit Peña. « Aujourd’hui, leur stratégie de contrôle social mêle assassinats ciblés et massacres. C’est leur manière d’exercer leur domination dans certaines zones. Et il est clair que ces zones présentent des intérêts économiques et politiques. »
Willian Aljure est lui aussi en mesure de parler du lien entre violences d’hier et d’aujourd’hui. Il vit dans la municipalité de Mapiripán, sur les plaines de l’est de la Colombie, un territoire contesté. Il est le président d’un réseau de communautés indigènes, Afro-Colombiennes et paysannes appelé Comunidades Construyendo Paz en Colombia (Communautés construisant la paix en Colombie, Conpazcol). Aljure a également perdu ses parents et ses grands-parents dans le conflit colombien et ses terres sont actuellement occupées par l’entreprise de production d’huile de palme Polygrow.
« Ce n’est pas nouveau, tout du moins si j’en juge par l’expérience de la famille Aljure. Mon grand-père avait signé un accord de paix avec le gouvernement qui finalement n’a pas été respecté », nous avoue-t-il.
Le gouvernement colombien refuse d’admettre l’existence d’un conflit. Comme tout droit tiré des principes de la novlangue, le président Duque a qualifié la récente vague de massacres d’« homicide collectif ». Le ministre colombien de la Défense a remis la faute sur le trafic de drogues, faisant enrager les victimes et se servant ainsi d’une figure de style récurrente pour l’État afin qu’on ne puisse l’accuser de n’avoir rien fait pour éviter ces tragédies.
Le haut-commissaire colombien pour la paix, Miguel Ceballos, est allé plus loin encore en niant l’existence de tout massacre et en attribuant les morts à des bagarres entre trafiquants de drogues, excepté dans le cas de l’assassinat des huit adolescents dans le département de Nariño.
Des massacres comme forme de contrôle social
Les massacres ne sont pas des dégâts collatéraux des conflits territoriaux entre différents acteurs armés. Ils constituent une stratégie intentionnelle de consolidation du contrôle social.
Les massacres ont pour but d’envoyer des messages aux vivants. « S’ils veulent un contrôle territorial, ils ont besoin d’un contrôle social », déclare González de l’Indepaz. « Par exemple, des groupes armés illégaux massacrent des gens pour ne pas avoir respecté le confinement. Donc c’est une manière de dire à la population ʻc’est nous qui faisons la loi iciʼ. Les massacres sont un message destiné à la population. »
Aljure partage cet avis. « Il y a des contextes différents, mais au final, l’histoire est la même. Et elle se résume à tuer, quel qu’en soit le prix, pour passer un message. Dans le Nariño, c’était des adolescents en train de s’amuser et regardez ce qui s’est passé… Ils ne tuent plus des vieux, regardez la quantité d’enfants qu’ils ont tués ces dernières semaines. » En tuant des enfants, les auteurs de ces massacres tentent d’intimider toute résistance qui pourrait s’opposer à leur domination.
Un autre contraste entre la situation actuelle et le passé est la nature clandestine du modus operandi des groupes armés à l’origine de cette violence. Par exemple, en 2017, 62 % des meurtres de leaders sociaux avaient été perpétrés par un assaillant ou un assassin anonyme.
« Ce n’est pas comme si un groupe armé arrive dans une région, menace la population et procède à un massacre », nous dit González. « C’est un nouveau mode d’action, parce qu’avant on connaissait l’identité du groupe armé et on savait ce que ce groupe essayait de faire. Aujourd’hui, on ne sait pas qui tire les ficelles dans cette guerre, qui gagne et qui perd. »
Une violence en lien avec des intérêts économiques et les paramilitaires
Enrique Chimonja est un défenseur des droits humains aux côtés du Fellowship of Reconciliation (Mouvement de la réconciliation) et de Conpazcol et une victime du conflit armé qui vit dans le département du Huila. Il ajoute qu’au-delà de la nature clandestine des groupes armés illégaux d’aujourd’hui, les visées politiques de ces organisations sont subordonnées à des objectifs économiques.
Selon Chimonja, les intérêts économiques vont plus loin que le trafic de drogues. « Ce modèle n’a pas d’autre option que de faire ce qu’il a toujours fait. Et cela veut dire recourir à la violence et au crime. Il doit profiter de la faiblesse de l’État pour déplacer et continuer à consolider son projet économique d’accumulation sans limites qui caractérise le modèle néolibéral. »
Outre les objectifs de contrôle des territoires et des populations, Aljure fait référence à un troisième facteur qu’il rechigne presque à admettre. Le contexte politique actuel de la Colombie comprend la décision récente de la Cour suprême d’assigner à domicile l’ancien président Álvaro Uribe Vélez.
Selon Peña, s’il n’y a pas de lien direct entre l’ordre d’arrêter Uribe et les massacres, on peut établir des corrélations. D’après lui, depuis l’époque de Pablo Escobar, une sorte de classe issue de la mafia de la propriété foncière et du trafic de drogue n’a cessé de gagner en puissance et a connu son apogée avec l’arrivée d’Uribe à la présidence en 2002. « Actuellement, nous sommes dans la phase de déclin de cette puissance et la capture d’Uribe en est un symbole. Cependant, cela n’est pas synonyme de la disparition prochaine de cette puissance. »
« L’esprit, la mentalité du paramilitarisme a été conçu par l’ex-président Uribe. Le Convivir, les massacres, la parapolitique, tout cela est lié à l’ex-président Uribe. Et ça continue comme avant. Rien n’a changé », regrette Peña. Le Convivir était un mécanisme juridique créé dans les années 90 pour permettre aux citoyens de se défendre eux-mêmes contre les guérilleros, mais qui est devenu un outil de coordination entre les paramilitaires, les militaires et les entreprises privées. Quand il était gouverneur d’Antioquia, Uribe défendait l’usage du Convivir dans tout le département. Le scandale de la « parapolitique » a impliqué plus d’une centaine de législateurs et de politiciens colombiens qui ont été mis en examen pour avoir été en relation avec des groupes paramilitaires. Des télégrammes récemment diffusés montrent que sous l’Administration Bush, le Département de la Défense des États-Unis suspectait fortement Uribe d’être en lien avec des groupes paramilitaires.
Peña fait aussi remarquer le « soutien inconditionnel » de l’Administration américaine pour Uribe. Le vice-président Mike Pence avait tweeté son soutien à l’ancien président.
La peur continue de monter dans les différents territoires en Colombie. Aljure, en tant que président de Conpazcol, est inquiet au sujet de la communauté de la rivière Naya qui a reçu des informations concernant un possible massacre le 23 août. Cette communauté de la côte Pacifique originaire d’Afrique vit dans une zone contestée, où trois personnes ont disparu en 2018.
Selon Aljure, une plus grande attention internationale doit être accordée à ces massacres. « Pas seulement pour parler de ce qui s’est déjà passé, mais pour éviter ce qui pourrait se passer. »
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