Algérie : à la recherche de la justice

François Gèze et Salima Mellah, Algeria-Watch, 22 février 2019

En janvier 1992, l’interruption par un coup d’État militaire des premières élections législatives pluralistes de l’Algérie indépendante, remportées par le Front islamique du salut (FIS), a déclenché une terrible guerre intérieure, cause jusqu’en 1999 de quelque 200 000 morts et 20 000 « disparus », ainsi que de déplacements forcés de plus de 1,5 million de personnes. Le commandement militaire a alors instauré un état d’urgence qui n’a été levé qu’en 2011. Le Parlement a été dissout, la Constitution gelée et le président de la République contraint à la démission. Sous prétexte de lutte contre la subversion, toute l’opposition, islamiste ou non, a été anéantie ou mise au pas.

Depuis l’élection en avril 1999 du président Abdelaziz Bouteflika, la paix civile est en apparence revenue, mais les chefs militaires ont continué à exercer en sous-main la réalité du pouvoir derrière la « façade démocratique ». Neuf ans après, avec un Président en fin de vie, la réalité du pouvoir reste plus opaque que jamais. Malgré les demandes de victimes, d’organisations de défense des droits humains et d’organes de l’ONU, les autorités algériennes refusent toujours l’idée de justice transitionnelle ou d’enquêtes indépendantes visant à établir la vérité sur les crimes commis. Les termes de la loi sur la « concorde civile » de 1999, comme ceux de la loi de « réconciliation nationale » de 2006, traduisent surtout la volonté d’occulter la responsabilité de l’État dans un grand nombre de crimes considérés comme des « crimes contre l’humanité » par un expert de l’ONU en octobre 2007, lors d’une session du Comité des droits de l’homme sur Algérie. Ces lois font surtout fonction d’autoamnistie pour les responsables militaires et policiers, ainsi que leurs supplétifs, responsables de violations massives des droits humains, tandis que la grande majorité des membres des groupes armés se réclamant de l’islam ont échappé également à la justice.

La « sale guerre » des années 1990

Après le putsch du 11 janvier 1992 fomenté par le commandement militaire, celui-ci a déclenché une répression sauvage contre l’ensemble de la société algérienne, qui vivra pendant des années au rythme des attentats, des massacres, des exécutions extrajudiciaires et des disparitions forcées. Dès les premiers mois de 1992, des dizaines de milliers de personnes ont été arrêtées par les forces de sécurité, déportées dans des camps de concentration, torturées ou exécutées. Tout cela au motif d’un état d’urgence décidé en février 1992 de façon illégale, mais surtout de dispositions secrètes créant en septembre 1992 un Centre de conduite et de coordination des actions de lutte antisubversive (CLAS), coordonnant les actions des forces spéciales de l’armée et de la police politique (Département du renseignement et de la sécurité, DRS).

Au même moment, une partie de l’opposition islamiste s’est engagée dans la lutte armée contre un régime qu’elle considérait comme illégal. À partir de 1994, face aux maquis des « Groupes islamiques armés » (GIA, créés à l’automne 1992) et de l’« Armée islamique du salut » (AIS, créée en juin 1994), des milices ont été mises en place et les faux groupes armés islamistes contrôlés par les agents du DRS ont fait la guerre aux maquisards ainsi qu’aux populations civiles suspectées de sympathie pour ces derniers.

À partir de 1996, des massacres collectifs attribués aux GIA (désormais entièrement contrôlés par le DRS) provoqueront le déplacement forcé de plus de 1,5 million de personnes. Cette phase de la guerre contre-subversive conduite par les chefs de l’armée a atteint son summum en 1997-1998 à Raïs, Bentalha, Sidi Youcef, Sidi-Hamed, Rélizane, etc., où chaque tuerie a fait des dizaines ou des centaines de morts. Revendiqués par les GIA, ces massacres étaient liés à une terrible lutte au sommet du pouvoir et n’ont progressivement cessé qu’après la démission forcée en septembre 1998 du général-président Liamine Zéroual et son remplacement par Abdelaziz Bouteflika, désigné par le commandement militaire. Élu en avril 1999 lors d’un scrutin truqué, il a fait approuver par référendum, en septembre de la même année, la loi dite de « concorde civile », sensée ramener la paix dans le pays, en amnistiant sous certaines conditions les membres de groupes armés.

À partir de 1999-2000, les violences ont nettement diminué, mais plusieurs attentats spectaculaires sont survenus en 2007-2008, revendiqués par le Groupe salafiste de prédication et de combat (GSPC, successeur en 1998 des GIA et comme eux soupçonné par de nombreux spécialistes d’être manipulé par le DRS). Et jusqu’en 2018, des militaires périssent régulièrement dans des embuscades et des miliciens sont tués, tandis que les « forces de sécurité » arrêtent des suspects, détenus arbitrairement et torturés.

La plupart des généraux responsables du coup d’État en 1992 n’étaient plus en fonction quinze ans après. Le dernier, l’omnipotent Mohammed Médiène, alias « Tewfik », chef du DRS depuis septembre 1990 et considéré comme le véritable maître du pays, a été démis de ses fonctions en septembre 2015. Ses principaux partenaires, les généraux Mohammed Lamari et Khaled Nezzar, ont été écartés, tandis que son bras droit à la tête du DRS, le général Smaïl Lamari, est décédé en août 2007 et le général Larbi Belkheir en janvier 2010. Mais les « jeunes loups » de l’armée et du DRS occupent toujours aujourd’hui des postes clés au cœur du pouvoir et sont actifs dans les affaires et les jeux d’influences ; tous réclament pour services rendus leur part des revenus des circuits de corruption – et, s’ils ont été trop ouvertement impliqués dans la « sale guerre », des garanties d’impunité. L’un d’entre eux, le général-major Athmane Tartag (de son vrai nom El-Bachir Sahraoui), qui fut longtemps l’un des pires exécuteurs de la « machine de mort », dirige le DRS depuis septembre 2015.

La responsabilité des « forces de sécurité » et de leurs chefs – souvent nommément identifiés par des centaines de témoignages – dans les violations massives et systématiques des droits humains commises au nom de l’État est largement établie. S’agissant des crimes (massacres, viols dans les maquis, attentats à la bombe…) attribués aux groupes armés se réclamant de l’islam – et souvent revendiqués par eux –, l’implication de leurs chefs et de leurs exécutants est également certaine, même si leur indépendance réelle est mise en cause. De nombreux témoignages, tant de rescapés que d’anciens membres des services de sécurité, confirment en effet la responsabilité des chefs du commandement militaire et du DRS dans nombre de ces crimes, du fait de leur recours massif aux techniques d’infiltration et de manipulation. Et dans tous les cas, aucune enquête indépendante ou investigation judiciaire sérieuse n’a établi l’identité des véritables commanditaires des crimes commis depuis 1992.

Car la justice algérienne n’est pas indépendante. Les magistrats sont mis au pas ou révoqués à la moindre incartade, les témoins intimidés ou corrompus et les suspects menacés. Les seuls membres des forces de sécurité qui ont été condamnés l’ont été pour insubordination, délits criminels ou dans le but de les écarter des institutions auxquelles ils appartenaient. Aucun n’a été condamné pour torture ou pour avoir liquidé un suspect, pratiques courantes pendant de longues années. Le seul haut gradé poursuivi pour ses révélations publiques est le général retraité Hocine Benhadid, en octobre 2015. Il avait notamment décrit le conclave militaire qui a décidé de l’arrêt du processus électoral en janvier 1992. La plainte pour « divulgation du secret militaire » aurait émané du ministère de la Défense. À la suite de quoi, en 2016, une loi sur l’obligation de réserve pour les militaires à la retraite a été promulguée.

Les premières victimes de la violence d’État qui ont osé demander publiquement des comptes aux autorités sont les mères et épouses de disparus. À partir de l’automne 1997, après la grande vague des enlèvements suivis de disparitions de la période 1994-1996, les familles ont pris conscience que ces disparitions étaient massives et systématiques – entre 8 000 et 20 000 selon les sources – et qu’ensemble elles devaient affronter l’espace public. Dans les premiers rassemblements timides, les familles demandaient que les disparus soient relâchés ou présentés devant la justice. Mais rapidement, elles ont revendiqué le droit à la vérité sur le sort des leurs. Et plus elles ont pris de l’assurance, bravant les interdictions de manifestation et la répression, plus elles ont exigé avec insistance que les responsables de ces enlèvements soient jugés.

À force de courage et d’obstination, ce mouvement de protestation, très majoritairement composé de femmes – parmi lesquelles des mères de famille qui n’avaient que rarement quitté jusque-là leur domicile –, bien que persécuté par les autorités, s’est révélé capable d’affronter l’hostilité ambiante. Et elles n’ont pas hésité à s’adresser directement aux commanditaires de ces enlèvements. En novembre 1998 par exemple, l’Association nationale des familles de disparus a écrit une lettre ouverte au chef d’état-major de l’armée à l’époque, le général-major Mohamed Lamari, celui-là même qui avait ordonné à ses forces spéciales en avril 1993 : « Les islamistes veulent aller au paradis. Qu’on les y emmène et vite, je ne veux pas de prisonniers, je veux des morts ! » Le moteur de la revendication de vérité et justice, ce sont ces femmes. Il leur fallait d’abord conquérir la reconnaissance de leur droit à l’existence, alors que jusque-là, elles étaient – parce que majoritairement voilées – considérées comme des mères de terroristes, la plupart des victimes étant des islamistes.

Les premiers questionnements des médias occidentaux et des représentants de la communauté internationale sur le rôle des agents de l’État dans cette violence sont apparus au moment des massacres de masse de 1997. Dans des villages et quartiers situés dans des régions très fortement militarisées (principalement dans l’Algérois), quadrillées par les milices et l’armée, des hordes d’assaillants ont pu massacrer des civils en toute quiétude, des heures durant. Les quartiers étaient bouclés par les militaires, qui n’intervenaient pas et bloquaient l’arrivée des secours. Les Algériens étaient choqués et beaucoup, malgré les risques de poursuites, ont crié leur révolte en accusant le pouvoir de laisser massacrer les leurs – voire d’orchestrer directement ces tueries par l’entremise d’islamistes manipulés. Pour les « généraux décideurs », ces cris d’alarme ne devaient pas être entendus à l’extérieur du pays, d’autant plus que la revendication d’une enquête internationale indépendante visant à établir les faits et les responsabilités commençait à faire son chemin. Il ne fallait surtout pas que l’ONU s’empare du sujet et que des journalistes curieux puissent enquêter sur place.

Face à cette levée de boucliers, le régime algérien a engagé à la fin de 1997 une mobilisation médiatique et diplomatique sans précédent. Grâce à ses soutiens dans la communauté internationale, principalement en France, il a pu éviter que les rapporteurs spéciaux de l’ONU visitent le pays. Et il a réussi un coup de maître, avalisé par le secrétaire général de l’ONU, qui a mandaté une délégation de personnalités internationales, présidée par l’ancien président portugais Mario Soares, pour une simple « visite d’information » en Algérie en juillet 1998. Dès son arrivée, le programme de ce « panel » a été pris en main par les représentants de l’État. Les visites guidées sur les lieux de massacres ne pouvaient qu’aboutir à la seule mise en cause des terroristes islamistes, sans le moindre questionnement sur leurs commanditaires et en ignorant presque totalement les agissements clandestins des forces de répression. En conséquence, les conclusions du panel ont parfaitement correspondu aux attentes du régime, se limitant à quelques frileuses recommandations, notamment sur la question des disparitions forcées.

Depuis lors, fort de cette caution onusienne de personnalités qui ont accepté de rester sourdes aux exigences de vérité, le pouvoir algérien a réussi à imposer dans l’opinion internationale la représentation dominante de cette décennie de sang, celle de l’absolue barbarie des islamistes, contrée par les méthodes inévitablement un peu rudes de l’État. À coups de falsifications, d’intimidations et de promesses d’indemnisations des familles démunies, les disparitions forcées – malgré leur caractère massif et organisé, justifiant la qualification de crimes contre l’humanité – ont été présentées comme des excès regrettables mais individuels de membres de forces de l’ordre dépassés par les événements.

Mais si la responsabilité de l’État dans les disparitions forcées a ainsi été officiellement reconnue du bout des lèvres, la question de son implication dans les massacres de masse reste en revanche à ce jour un tabou absolu.

Impossible justice transitionnelle et simulacres de justice

Parallèlement au combat des familles de victimes des forces de sécurité, s’est affirmé celui, tout aussi légitime, des familles de victimes du terrorisme revendiqué par les groupes armés se réclamant de l’islam. Mais très tôt, celui-ci a fait l’objet de sournoises instrumentalisations. La première organisation de victimes du terrorisme a ainsi été créée par le pouvoir dès 1994, suivie d’autres. Contrairement aux associations de familles de disparus, elles ont presque toutes été officiellement reconnues : pour contrer les revendications des victimes de la répression d’État, les autorités ont mis en avant ces autres victimes pour promouvoir l’idée, largement reprise par les médias algériens, que la violence proviendrait exclusivement des « terroristes islamistes ».

Ces organisations se sont laissé embarquer dans cette stratégie, mais au bout du compte, mis à part quelques indemnisations, leurs revendications n’ont pas été prises en compte. Malgré tout, certains de leurs membres voulaient la vérité sur les violations commises par de présumés islamistes et que les coupables soient jugés. Cela ne pouvait être accepté du pouvoir, car des procédures judiciaires rigoureuses auraient ébranlé sa thèse d’un « terrorisme islamiste » seul responsable de la « décennie rouge », en mettant à jour l’implication du DRS dans la manipulation de ce terrorisme.

Le point commun entre les victimes, c’est leur revendication de vérité et de justice. Alors que les procès de « terroristes » étaient rares jusqu’en 2007, ils se sont multipliés depuis : des centaines de personnes ont ainsi été inculpées, jugées et condamnées, mais ont-elles réellement commis les crimes qui leur sont imputés ? Les enquêtes judiciaires préalables à ces procès n’ont toujours été que des simulacres et, par exemple, la plupart des dizaines d’assassinats politiques emblématiques des années 1990 n’ont pas été élucidés. En particulier ceux des journalistes Tahar Djaout (1993) et Saïd Mekbel (1994), du chef du syndicat national Abdelhak Benhamouda (1997), d’Abdelkader Hachani, numéro trois du FIS (1999), des moines de Tibhirine (1996) ou du chanteur Lounès Matoub (1998). De même, aucun des grands massacres n’a fait l’objet d’une investigation digne de ce nom. Quant aux plaintes pour torture ou enlèvement, elles n’ont jamais, à ce jour, été prises en compte par la justice algérienne. Certaines victimes ont bien essayé de faire inculper pour torture, en France, les généraux Khaled Nezzar (en 2002) et Larbi Belkheir (en 2003), mais leurs plaintes n’ont pas été reçues ou ont été classées sans suite, raison d’État oblige. La dernière tentative de poursuite en date est celle du général Khaled Nezzar, ministre de la Défense de juillet 1990 à juillet 1993 et l’un des principaux artisans du coup d’État de janvier 1992. Il a été arrêté à Genève le 20 octobre 2011 suite à une dénonciation de l’ONG suisse TRIAL International, puis à la plainte de ressortissants algériens l’accusant d’avoir été le responsable des tortures qu’ils avaient subies début 1993. L’ouverture d’une enquête pénale pour « suspicion de crimes de guerre » a été abandonnée après de nombreuses auditions et actes d’instruction, et l’affaire a été classée en janvier 2017 car selon le ministère public de la Confédération (MPC), la situation de « conflit armé non international », condition essentielle dans les cas de crimes de guerre, faisait défaut en Algérie entre 1992 et 1994. Mais le 30 mai 2018, suite au recours des parties plaignantes, le Tribunal pénal fédéral a annulé cette décision, affirmant qu’il y avait bien eu à l’époque un « conflit armé non international », et ordonné au MPC de reprendre l’instruction de la plainte.

Depuis 1999, les autorités algériennes ont cherché à tourner la page de la décennie de sang et à présenter leur pays comme un État de droit. Elles ont voulu faire croire à une pacification grâce à la loi de 1999 sur la « concorde civile » et à celle de 2006 sur la « réconciliation nationale », pratiquant une prétendue « justice transitionnelle », d’ailleurs désignée ainsi par certaines personnalités proches du pouvoir. L’une et l’autre stipulaient un abandon des poursuites de membres des groupes armés, l’exonération de leur peine ou leur libération de prison s’ils n’avaient pas participé à des massacres collectifs, des attentats à la bombe ou des viols. Mais les modalités d’application de ces dispositions étaient si imprécises que nombre d’observateurs ont estimé que les autorités avaient promulgué ces lois afin notamment d’exfiltrer leurs agents des maquis et de remercier les « repentis » collaborateurs issus des groupes armés. La seconde loi est considérée à juste titre comme une amnistie générale pour les membres des forces de sécurité « toutes composantes confondues », contre qui « toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente » (décret de mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale). S’ajoute à cela que toute déclaration non conforme à la version officielle de la « tragédie nationale » est devenue passible d’une peine de prison.

Pour tenter de faire taire les seules voix qui continuent en Algérie à réclamer publiquement la vérité et la justice, en l’occurrence les familles de disparus, l’État a enfin prévu des indemnisations en leur faveur, à condition qu’elles attestent du décès de leur parent et souvent de son appartenance à un groupe terroriste. Nombre de ces familles, découragées mais surtout démunies, ont accepté de se plier à ce diktat : en 2010, quelque 6 400 personnes avaient reçu une indemnité (de 6 000 euros en moyenne, soit l’équivalent de quarante mois du salaire minimum). Mais certaines continuaient en 2018 leur combat engagé vingt ans plus tôt.

Face à cette situation, souvent considérée comme bloquée et désespérante, certains responsables d’associations de victimes de violations commises par l’État ou par les groupes armés s’étaient réunis en mars 2007 à Bruxelles pour constituer une « Coalition des associations de victimes » afin d’élaborer des revendications communes. Annonçant vouloir œuvrer à la mise en place d’une « Commission pour la vérité, la paix et la conciliation », la « coalition » n’a cependant pas défini une stratégie reprenant clairement les demandes de vérité et justice qui ont toujours été celles des victimes. Elle a certes précisé que cette commission devrait être « respectueuse des devoirs de justice, de vérité, de mémoire, de dignité et de réparation ». Mais, s’agissant de « justice », on devait comprendre qu’il s’agissait d’une singulière « justice transitionnelle », puisque le mot ne figurait pas dans l’intitulé de la commission à créer et que rien n’était dit sur l’éventualité de procédures judiciaires contre les responsables présumés de violations des droits de l’homme, en particulier les « décideurs » algériens toujours au cœur du pouvoir. Le principal point nouveau revendiqué par la coalition était la recherche de vérité, objectif de fait absent pour les instances constituées par le pouvoir.

Mais force est de constater que la coalition péchait également par son exclusivisme : ses organisateurs ont omis d’associer à leur initiative d’autres militant(e)s des droits humains qui continuent à juger essentielle la revendication de justice, en particulier ceux se revendiquant de l’islam politique, comme d’ailleurs toute personne soupçonnée – à tort ou à raison – de proximité avec ces derniers. Et cela alors même que la majeure partie des victimes des « années de sang » ont été des militant(e)s ou des sympathisant(e)s du Front islamique du salut (FIS). En janvier 1995, les représentants de ces derniers étaient pourtant partie prenante de la « plateforme de Sant’Egidio », adoptée à Rome par l’ensemble des organisations politiques algériennes d’opposition partageant le « rejet de la violence pour accéder ou se maintenir au pouvoir », le « respect de l’alternance politique à travers le suffrage universel » et la « consécration du multipartisme », et proposant au pouvoir des « négociations » pour mettre fin à la « guerre civile ». Douze ans après le rejet de ce programme par le pouvoir, comment pouvait-on croire que l’éviction de ceux qui, se revendiquant de l’islam politique, affirment leur volonté de lutte pour les droits humains universels, puisse déboucher sur une « paix réelle et durable » ? De fait, en 2018, les projets de la « Coalition des associations de victimes » créée en 2007 sont restés lettre morte.

Conclusion

Près de vingt ans après, il n’y a pas de récit partagé par les Algériennes et Algériens sur la tragédie des « années de sang ». Le discours du pouvoir s’est imposé dans les médias, les colloques et les déclarations d’anciens militaires ou politiques. Le fameux article 46 de l’ordonnance d’application de la Charte pour la « réconciliation nationale » – qui stipule l’emprisonnement de trois à cinq ans pour toute personne qui critique l’action des agents de l’État – n’a jamais été appliqué, la seule menace ayant suffi. Et pourtant, sous cette chape de silence imposé, des divergences quant à la version officielle des faits transparaissent régulièrement, notamment sur les réseaux sociaux où les internautes, anciens militaires comme parents de victimes notamment, rivalisent dans leurs critiques. Mais là aussi, si une ligne rouge est franchie, la répression peut sévir comme dans le cas de plusieurs parents de victimes ayant déposé une plainte devant le Comité des droits de l’homme de l’ONU. Les autorités les ont accusés d’apologie de terrorisme et certains ont écopé de peines de prison, comme Rafik Belamrania, arrêté en février 2017, le lendemain de la publication sur une page Facebook locale des constatations du Comité des droits de l’homme de l’ONU condamnant l’État algérien pour l’exécution sommaire de son père en 1995. Condamné à cinq ans de prison, il a été relaxé en appel en février 2018 après un an de détention. En 2018, il reste dangereux de dénoncer la violence policière et certains en ont fait les frais devant la justice.

Tout cela montre que « la paix et la réconciliation » imposées ne constituent qu’un simulacre fragile qui peut voler en éclats à la moindre secousse politique violente, avec des conséquences potentiellement très lourdes. Si une justice transitionnelle doit intervenir en Algérie, elle ne pourra aboutir à des résultats satisfaisants pour une majorité de victimes qu’à la condition d’être mise en œuvre au cours d’une véritable transition politique vers la démocratie, perspective plus que jamais absente en 2018. Et à l’issue d’une négociation entre acteurs indépendants et intègres, de toutes obédiences, dans le but de trouver ensemble une sortie à la crise durable et acceptable par le plus grand nombre.

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