Argentine : les dessous de la crise

 

 

Pierre Salama, extraits d’un texte « Argentine : avancer sans reculer », juin 2019

Depuis mars 2018 l’Argentine est entrée en crise. Le taux de croissance du PIB est passé de 2.7% en 2015, à -2.1% en 2016, +2.7% en 2017 et -2.5% en 2018. La crise dans l’industrie et dans les services étant responsable de la chute de la croissance du PIB. Baisse prononcée des salaires, formels et informels, augmentation du chômage consécutive non seulement aux premiers effets de la crise mais aussi à la politique d’austérité décidée pour retrouver la confiance des marchés internationaux, dépriment fortement la demande intérieure accentuent la crise ouverte en Avril 2018 et ce d’autant plus que l’Argentine est globalement une des économies les plus fermées d’Amérique latine. Le taux d’inflation au cours du premier trimestre 2019 est de 15.6 points supérieur à celui du premier trimestre 2018, à la veille de la crise.

Quelques données

  • Alors que l’objectif officiel était de réduire l’inflation à 25%, s’est élevée à 41% en 2016) et s’est stabilisée à ce niveau en 2017, 24,8%, au-delà cependant de l’objectif fixé entre 13% et 17%. Avec la forte dépréciation du taux de change en 2018, la hausse des prix s’est accélérée et devrait se situer autour de 50% en 2019, malgré une légère baisse du taux d’inflation mensuel au premier trimestre. Fondamentalement l’inflation a pour origine l’incapacité des gouvernements successifs à promouvoir une politique pro-industrielle favoriser une mutation schumpétérienne des comportements des investisseurs argentins.
  • Le chômage croit et le pourcentage d’emplois formels sur les emplois totaux baisse. Plus précisément, le chômage ouvert augmente de presque deux points – 7.2% à 9.1% de la PEA – entre le 4° trimestre 2017 et le 4° trimestre 2018 et atteint 10.1% au premier trimestre 2019.
  • La pauvreté s’est fortement accrue surtout depuis la crise de change, l’accélération de la hausse des prix affectant surtout les personnes aux revenus les plus modestes. L’indice de pauvreté est passé de 26% au premier trimestre 2016 à 32% au 3° trimestre 2018.

Quelques explications

La théorisation sur la tendance à la stagnation, appliquée à l’Amérique latine, a été développée par C. Furtado (1966) sous deux formes. Sa première thèse mettait en avant l’impossibilité de poursuivre le processus de substitution des importations lourdes, du fait de la rigidité croissante de la structure des importations. Selon ce raisonnement, la contrainte externe, auparavant source de dynamisme (« la croissance tirée par le marché intérieur »), se transforme peu à peu en son contraire. En effet, la poursuite du processus dans sa seconde phase, celle qualifiée de lourde (biens intermédiaires, biens d’équipement) génère progressivement des importations de biens d’équipement et de produits intermédiaires tel que la valeur des biens importés finit par dépasser celle des biens à substituer par une production locale. Comme le pays ne parvient pas à s’endetter de manière suffisante, le manque relatif de devises rend impossible l’intégralité de la conversion de l’argent en capital dans le secteur industriel, du fait de l’impossibilité d’importer des biens d’équipement en quantité suffisante. L’augmentation des prix relatifs des biens de production qui en résulte rend également plus coûteux l’investissement dans l’industrie et l’argent s’oriente alors vers d’autres lieux de valorisation nécessitant moins d’importations, comme l’immobilier ou la consommation de produits de luxe, au détriment de l’investissement industriel. Le taux de croissance de la formation brute de capital fixe fléchit, la consommation improductive s’accroît et le comportement rentier des entrepreneurs s’accentue.

La seconde explication de la tendance à la stagnation avancée par Furtado renvoie au divorce croissant entre les évolutions d’une distribution des revenus particulièrement inégale, et les conditions de production de certains produits dits « dynamiques ».

Du côté de la demande, lorsque la production se complexifie et nécessite non seulement une intensité capitalistique plus élevée mais également une force de travail plus qualifiée et mieux rémunérée que lors de la première phase de substitution des importations de biens légers, la distribution des revenus entre les salariés devient plus inégale. Du côté de l’offre, les capacités de production minimales optimales deviennent plus importantes surtout pour les biens intermédiaires, et les biens de consommation durables comme l’automobile.  La dimension de l’offre de ces biens correspond de moins en moins à celles des demandes, celles des classes moyennes insuffisamment nombreuses, et celles des entreprises. Des capacités de productions oisives augmentent dans ces segments de l’offre, alourdissant ses coûts unitaires. C’est d’ailleurs ce qui explique en partie que l’Etat intervienne dans les segments intermédiaires, il est par ailleurs le seul à cette époque à avoir les capacités de financement pour le faire, faute de marche financier important hors les bourses de commerce. Les capacités de production oisives croissantes dans le secteur de biens durables affectent la rentabilité. Malgré le protectionnisme dont elles bénéficient, elles subissent en partie les contraintes de compétitivité. Aussi, pour elles un coup d’Etat, visant à diminuer les salaires réels des ouvriers, non consommateurs de ces biens est-il  » bienvenu » en ce qu’il diminue le cout de l’offre sans affecter la demande et permet de relancer un régime de croissance excluant, porté par l’essor à la fois des biens de consommation durables et des classes moyennes consommatrices de ces biens. Ces trente dernières années, la polarisation des revenus en faveur des 5 % de la population les plus aisés explique mieux la tendance rentière des investisseurs, le taux de croissance modeste depuis les années 1990 et la forte volatilité de la croissance des économies latino-américaines. C’est donc une combinaison de divers facteurs – retrait de l’État, effets pervers de la finance sur l’investissement productif et sur la polarisation en faveur des revenus élevés – qui expliquerait plutôt la faiblesse de la croissance moyenne et son aspect particulièrement volatil depuis les années 1990.

Le parti du président Macri consistait à libéraliser les comptes internes et à libéraliser les comptes externes afin d’accéder aux marchés financiers, financer ce faisant le déficit budgétaire et celui de la balance des comptes courants, et trouver enfin des moyens financiers de relancer la croissance devenue atone. La croissance retrouvée devait alors mécaniquement faire baisser le déficit budgétaire et les capitaux étrangers compenser le déficit de la balance des comptes courants. Les capitaux, autres que les capitaux spéculatifs, ont été très modérément au rendez vous, si on fait exception des investissements à venir sur le gaz de schiste. Cette politique économique devait également réduire le taux d’inflation. Le raisonnement des responsables argentins étant que la diminution des subventions allait altérer les prix relatifs, et la perte de pouvoir d’achat qui pourrait en résulter devrait diminuer les pressions inflationnistes, compensant ainsi la hausse du prix de l’énergie privée de subventions. Ce raisonnement, influencé par la théorie monétariste, s’est avéré être erroné. La hausse des taux d’intérêts devait freiner celle des prix. Cela n’a pas été le cas.

La croissance est restée atone et les deux déficits « jumeaux » ont sapé la confiance des argentins les plus riches, les fuites de capitaux se sont alors fortement accrues, les marchés financiers ont vu dans l’augmentation du taux d’intérêt une occasion surtout de spéculer et non d’investir dans le secteur productif.

Les décisions prises par le gouvernement pour enrayer le cycle crise- inflation- déficits et obtenir la confiance des marchés, puis une aide conditionnelle du FMI ont produit l’effet inverse de celui espéré. Les effets cumulatifs se déchainent sur le taux de change, la confiance des marchés est de moins en moins acquise.

La décadence de l’Argentine se poursuivra tant que de telles politiques seront mises en œuvre. Ces politiques ont perdu toute crédibilité sur leur sérieux scientifique. Elles sont surréalistes. La crise est structurelle.

Que faire ?

Aussi des mesures structurelles tenant compte et du social et de l’environnement sont nécessaires.

  • L’essor de l’agriculture d’exportation s’est fait au détriment des paysans. L’exploitation des mines s’est réalisée le plus souvent au détriment des populations indiennes. La reprimarisation s’est réalisée au mépris de l’environnement et de la santé des paysans, des mineurs et des populations alentours. Elle s’est traduite par une détérioration de leur santé, par des migrations économiques forcées vers les villes. Imposer des normes environnementales et leur respect est de plus en plus une nécessité de survie ;
  • Dans le contexte argentin où le marché intérieur joue un rôle important, il est nécessaire d’augmenter le pouvoir d’achat provenant du travail. Cette amélioration du pouvoir d’achat peut dynamiser le marché intérieur ;
  • Cette amélioration passe surtout par une diminution des inégalités sociales grâce à une réforme fiscale. Passer d’un système fiscal régressif à un système progressif, centré sur la solidarité, et tel qu’il existe dans nombre de pays avancés est une nécessité non seulement éthique mais aussi économique ;
  • Il est nécessaire d’améliorer les capacités du tissu industriel à répondre à la demande accrue en augmentant les dépenses en recherche – développement, en améliorant substantiellement la productivité du travail et le taux d’investissement dans le secteur industriel, les services de haute technologie qui lui sont liés et permettre ainsi que les entreprises puissent produire des biens complexes à haute technologie à l’égal de ce que fit et fait la Corée du sud ;
  • Le choix d’un taux de change sous-évalué est une condition sine qua non pour éviter les effets pervers auxquels conduit une monnaie appréciée sur le tissu industriel ;
  • Une politique industrielle agressive qui fasse des paris sur les industries du futur ; enfin
  • Développer une politique de redistribution en faveur des catégories les plus vulnérables.

 

 

 

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