Bolivie : Evo Morales en lice pour un quatrième mandat

ALICE CAMPAIGNOLLE.Médiapart, 19 octobre 2019

Dimanche, les Boliviens vont désigner leurs députés et sénateurs, mais aussi et surtout leur prochain président. Evo Morales, qui gouverne le pays depuis 14 ans, se représente. Il sera jugé sur le bilan de ses trois précédents mandats : si l’économie se porte bien, les critiques relèvent l’absence de politique écologique et un « caudillisme » de plus en plus marqué.

 

La Paz (Bolivie), de notre correspondante.– « Le camarade Evo nous a toujours soutenus. Avant, nous, les autochtones, nous n’avions pas le droit de nous réunir sur la place Murillo à La Paz. Maintenant on peut et on est même conviés à des réunions de travail au palais du gouvernement. Alors que les bourgeois, eux, ils nous discriminent. » Victoria Mamani Cruz est une femme autochtone. La quadragénaire porte l’habit traditionnel composé de multiples jupons. Ses longs cheveux sont coiffés en deux tresses. Elle milite pour le « Mouvement vers le socialisme, instrument politique pour la souveraineté des peuples » (MAS), le parti du président Evo Morales, au pouvoir depuis 2006, le premier chef d’État autochtone de l’histoire du pays.

Quelques jours avant la fin de la campagne électorale, Victoria tracte pendant des heures, offre des stylos « Evo-Álvaro [Álvaro García Linera, le vice-président – ndlr] pour un futur sûr » et raconte son histoire à qui veut bien l’écouter. Née sur l’Altiplano, dans une famille pauvre, elle n’a appris l’espagnol qu’au moment d’entrer à l’école, elle qui ne parlait que l’aymara : « Sans Evo, j’aurais certainement été simple agricultrice dans une petite maison en terre, mais maintenant je travaille au ministère de la justice. »

Victoria est « le profil type » des soutiens d’Evo Morales : d’origine humble, souvent autochtone, venant d’une région rurale ou y vivant. Selon les sondages, dans les campagnes et les petites villes, Evo Morales obtient le double des voix qu’il draine dans les grands centres urbains. Les analystes politiques parlent « d’identification ethnique et sociale »« Notre processus de changement est destiné aux plus humbles », a lancé le président de 59 ans lors d’un de ses derniers meetings, à Santa Cruz, mardi 16 octobre. C’est ce qui a fait sa force : en 2005, il a gagné dès le premier tour avec 53,7 % des voix, en 2009 il obtient en 64 %, et enfin, en 2014, 61,3 % des suffrages exprimés choisissent le binôme « Evo-Álvaro ». Il n’a jamais connu de second tour.

Selon Yerko Illitch, politiste, « nous ne sommes pas face à un homme politique normal. Evo Morales ne représente pas une force politique conventionnelle, car pour parvenir à de tels résultats électoraux, nous sommes face à un géant ». Le président bolivien peut mettre en avant son bilan : la réduction de l’extrême pauvreté, de 38 % à 18 % de la population, la baisse du taux d’analphabétisme à 8 %, la construction de plus de 6 000 kilomètres de routes goudronnées… Il a également fait adopter une nouvelle Constitution en 2009 après plusieurs années de crise politique ; il a nationalisé le secteur des hydrocarbures, ce qui permet à la Bolivie de récupérer enfin le bénéfice de ses ressources naturelles, qui, pendant la période néolibérale, partait à l’étranger.

Mais pour Roberto (le nom a été modifié), un ancien collaborateur du gouvernement, « son plus grand succès, c’est le symbolique, c’est d’avoir donné du pouvoir et de la fierté aux plus humbles. Et en plus il sait les écouter ». « C’est pour ça que les dirigeants des organisations sociales ne veulent parler qu’avec lui, pas avec ses ministres ou ses collaborateurs », souligne-t-il. Et tous ceux qui ont rencontré un jour le chef de l’État bolivien évoquent son charisme, son sens de l’humour aiguisé, son sourire et sa proximité avec les gens.

Pourtant, pour la première fois, le favori des sondages avec 36 % des intentions pourrait être mis en ballottage par son principal rival, l’ancien président Carlos Mesa (2003-2005), un historien de formation. Une grande première.

Ces dernières semaines, plusieurs rassemblements dans les grandes villes du pays ont réuni des milliers de citoyens qui réclament en particulier le respect de leur vote lors du référendum du 21 février 2016. Les Boliviens avaient dit « non » à une modification de la Constitution permettant à Evo Morales de se présenter à un quatrième mandat. Or, le président sortant est bel et bien candidat à sa propre succession. La négation de ce vote et les manœuvres politiques pour parvenir à une candidature ont créé un ras-le-bol chez beaucoup de citoyens et une sensation de recul de la démocratie dans le pays. Sur les pancartes brandies dans les manifestations, on peut lire : « Non à cette farce électorale, faisons entendre notre voix »« Nous ferons tomber la mafia du MAS » ou encore « Mon vote se respecte, non, c’est non ».

Pour Esteban Morales, les jeunes qui n’ont connu qu’Evo Morales au pouvoir « en ont marre »« La politique d’Evo ne change pas beaucoup depuis 14 ans, ils veulent une alternance », souligne-t-il. Ils expriment aussi un ras-le-bol citoyen face à la tendance, très sud-américaine, au « caudillisme » – de « caudillo », le chef militaire en espagnol –, soit une forme d’exercice du pouvoir personnelle et autoritaire. Roberto, qui a fait partie du gouvernement, analyse : « Il vient des mouvements sociaux, qui obtiennent des avancées en manifestant, en luttant dans la rue. Alors il ne sait pas vraiment négocier, il n’a jamais eu à le faire jusqu’ici. »

Une partie des Boliviens demandent des comptes à Evo Morales : pourquoi utilise-t-il les médias étatiques pour sa campagne électorale ? Comment se fait-il qu’il piétine ainsi la Constitution qu’il a lui-même mise en place ? La justice est-elle vraiment indépendante quand on assiste soudain à un déferlement de procès contre son principal adversaire ?

Mais ce ne sont pas les seuls reproches. On pointe aussi sa gestion des politiques environnementales, quasiment inexistantes dans le pays. S’il ne cesse de mettre en avant dans ses discours le respect de la Pachamama, la « Terre-mère », et celui de la nature, dans les faits, il a promu l’« extractivisme » et laissé s’étendre la « déforestation ». Sous sa présidence, la frontière agricole avance comme jamais et les projets de méga-barrages ou de routes dans des zones naturelles protégées se concrétisent. Au détriment du lieu de vie de beaucoup de populations autochtones, celles-là mêmes que le président dit protéger.

La Bolivie est l’un des dix pays au monde avec le taux de déforestation par habitant le plus élevé, avec environ 300 000 hectares de forêt perdus par an. Dernier scandale environnemental en date : les incendies en Amazonie bolivienne, où quatre millions d’hectares sont partis en fumée. On reproche au président d’avoir beaucoup tardé à demander l’aide internationale et de n’avoir pas pris la mesure du désastre. « Il faut bien que les agriculteurs utilisent le feu pour défricher, de quoi vont-ils vivre sinon ? », a-t-il lancé, lors d’une conférence de presse. Quelques semaines avant le début des feux, pendant la période la plus sèche de l’année, il avait approuvé un décret qui autorisait l’utilisation du brûlis pour des activités agricoles ou d’élevage.

Pourtant, les sondages le donnent encore gagnant, avec quasiment 10 points de plus que le numéro deux, Carlos Mesa. Comment cela est-il possible ? La réponse tient dans l’économie. 2019 est la quinzième année continue de croissance pour la Bolivie, avec une moyenne annuelle de 5 % du PIB. L’inflation est basse et les revenus de tous les Boliviens ont augmenté. Victoria est la première à le dire : « Avant, on n’avait même pas de salaires, maintenant on reçoit tous quelque chose. Les magasins sont remplis, on ne manque de rien» Dorénavant, les plus démunis ont le droit à des aides de l’État : les élèves de primaire, les personnes à mobilité réduite, les jeunes parents…

Avec la nationalisation des ressources naturelles (le gaz naturel, le lithium, le pétrole), la Bolivie a su s’assurer un revenu confortable : 37 milliards de dollars en 13 ans, selon les chiffres du gouvernement. Toujours selon les sources officielles, l’argent ainsi généré n’a pas été entièrement dépensé, le gouvernement en a économisé une partie, ce qui lui assure une certaine stabilité en cas de « coups durs », comme pourrait l’être l’actuelle baisse du prix des matières premières. Le politiste Yerko Ilitch vient cependant nuancer cette réussite économique : « Evo Morales confond croissance économique et développement. La Bolivie n’est plus un pays considéré comme “pauvre”, mais nous vivons un véritable retard de développement. » Les points faibles sont le peu d’industrialisation pour mettre en valeur les matières premières, les exportations faibles et la persistance de fortes inégalités dans la population.

Si l’économie stable semble être la recette du succès d’Evo Morales, il semble que cela ne suffise plus à une partie de la population, qui pourrait mettre l’actuel président bolivien en ballottage. Carlos Mesa, qui appartient à l’élite intellectuelle blanche, peut attirer les votes citadins, ceux des classes moyennes supérieures. Parmi ses thèmes de campagne : la corruption, la justice inefficace, l’écologie, la santé… soit, peu ou prou, les échecs des trois mandats d’Evo Morales. « Il est libéral, dans le sens premier du terme, axé sur la citoyenneté. Je dirais qu’il est plutôt centriste, centre-gauche ou centre-droit, ce n’est pas très clair, juge Esteban Morales, politiste. En tout cas, il est en opposition avec l’idéologie très communautariste du MAS. » « Il est plutôt bien placé dans les sondages, mais on lui rappelle souvent son court passage à la présidence, de 2003 à 2005. Il était dans l’impossibilité de gouverner, car il n’avait pas le Parlement avec lui, et il a dû démissionner. Et ça, ça fait très peur aux gens. Ils se demandent : “Si je vote pour lui, pourra-t-il vraiment diriger le pays ?” », poursuit-il.

Le troisième homme dans le sondages est Oscar Ortiz, à la tête du mouvement « La Bolivie dit non », qui revendique le retour de la démocratie, qui aurait été niée à la suite du référendum de 2016.

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