Bolivie : les vrais fraudeurs

Branko Marcetic,  Jacobin (traduit par À l’encontre), 19 juin 2020

 

Une étude récente – la dernière en date – sape une fois de plus la rumeur si répandue d’une fraude électorale à laquelle Evo Morales aurait recouru en Bolivie [en octobre 2019]. Cette étude n’est pas la première à démystifier ces allégations – et la démocratie a bien été trahie en Bolivie, sans que s’émeuvent les grandes voix «démocratiques».

Les erreurs sont possibles. Il arrive qu’un chiffre erroné sur un formulaire officiel provoque un flot d’e-mails et des appels pour corriger la faute. Parfois, on claironne sans les vérifier de fausses accusations de fraude électorale et on finit par soutenir un coup d’État de droite. Nous sommes tous humains!

Avec l’exposé récent de cette nouvelle étude, le New York Times [du 7 juin 2020] vient de porter l’estocade aux accusations de fraude électorale formulées, après les élections de l’année dernière, contre le président bolivien évincé Evo Morales. Récapitulons. L’an dernier, la nouvelle réélection d’Evo Morales, président depuis le 22 janvier 2006, semblait menacée lorsque tombait le décompte des résultats. A la dernière minute, l’écart en faveur de Morales contre Carlos Mesa dépassaient les dix points de pourcentage (47,06 contre 36,52) le seuil nécessaire pour éviter un deuxième tour. L’Organisation des États américains (OEA) a considéré cette progression «inexplicable», et la présenta comme la preuve que Morales avait volé l’élection.

La nouvelle étude, menée par des chercheurs de l’Université de Pennsylvanie et de l’Université de Tulane, prouve exactement le contraire: non seulement ce changement soudain du résultat électoral de Morales est parfaitement explicable, mais il correspond de surcroît aux tendances d’élections antérieures au Brésil, en Colombie et même en Bolivie, toutes reconnues par l’OEA. En fait, il correspond aussi à ce que connaissent bien les libéraux américains: les élections américaines et le vote démocrate.

«Les chercheurs savent bien pourquoi aux États-Unis les dépouillements tardifs favorisent de manière disproportionnée les démocrates: les jeunes électeurs et les non-Blancs sont plus susceptibles de voter par correspondance, ou alors leurs votes sont plus généralement considérés comme des “Provisional ballots” [votes provenant de personnes dont le droit de vote doit être confirmé avant que son vote soit enregistré], et donc plus susceptibles d’être décomptés le lendemain du jour du scrutin», écrivent-ils. «Des politiciens et des experts accablent souvent cette poussée démocrate comme étant la preuve d’une fraude; les chercheurs pour leur part l’estiment prévisible. En Bolivie aussi, des modifications dans la composition des bulletins expliquent probablement ce changement révélé par les derniers votes décomptés.»

Cette dernière étude est peut-être récente, ses conclusions sont loin d’être nouvelles. Des chercheurs du Center for Economic and Policy Research avaient semblablement expliqué à l’époque que cette vague de voix de la dernière heure qui se sont portées sur Morales était tout à fait prévisible, les zones dont les résultats étaient tardifs l’avaient déjà favorisé lors des élections précédentes. De même, en février 2020, deux chercheurs du MIT ont eux aussi contesté l’affirmation de l’OEA selon laquelle le succès de Morales proclamé à la fin du décompte révélait une irrégularité statistique.

On aurait pu penser, étant donné la consternation mondiale qu’avait provoquée la révélation que le quatrième mandat de Morales serait dû à des manipulations électorales, que cette étude aurait fait les gros titres.

À l’époque, de nombreux médias, et notamment le New York Times, le Washington Post, la BBC, le Financial Times, National Public Radio et l’Associated Press, ont tous pesamment suggéré que Morales – un «homme fort», selon le lapsus politique freudien du Times – avait renversé la démocratie. Tous ont souligné le succès de dernière minute de Morales, cité la déclaration de l’OEA, et la réaction alarmée de l’Union européenne. Certains n’ont même pas pris la peine de préciser que cette accusation ne reposait sur rien d’autre que sur une hypothèse.

«Il est difficile d’échapper à la conclusion qu’Evo essaie effrontément de voler les élections pour éviter un deuxième tour qu’il pourrait bien perdre», a indiqué le Post qui citait le président du Inter-American Dialogue

(IAD), un think tank diffamateur que financent pratiquement toutes les grosses firmes mondiales, ainsi que l’USAID (Agence des Etats-Unis pour le développement international), cet outil du gouvernement américain pour «promouvoir la démocratie» dont chacun connaît l’histoire des ingérences, parfois violentes, dans des pays étrangers. Morales avait expulsé l’USAID de Bolivie en 2013.

«Pour les gauchistes New Age du type Morales, les élections sont comme des bus qu’ils conduisent jusqu’à leur but pour en descendre», a écrit le réactionnaire American Enterprise Institute, de Roger Noriega, qui accusait effrontément Morales de «voler» les élections.

Les médias et d’autres pressions internationales légitimant la révolte de la droite contre son gouvernement, Morales s’était en fait engagé à renouveler l’élection. Au lieu de cela, les militaires lui ont dit de partir et Morales a fui le pays avant que des intrus armés n’envahissent sa résidence.

Un coup d’État militaire «démocratique»

Au moins le New York Times s’est-il conduit de façon responsable en faisant connaître cette dernière étude. Mais à part ce vieux titre prestigieux, et Glenn Greenwald, rédacteur responsable de The Intercept, les médias anglophones l’ont complètement ignorée. L’affaire est troublante. Nous disposons en effet désormais de nombreuses études qui établissent que le gouvernement bolivien de droite au pouvoir en ce moment est bien celui qui a renversé la démocratie bolivienne, et non pas Morales.

Et plus encore. C’est le gouvernement actuel – qui n’a rien d’«intérimaire», et que dirige une extrémiste de droite, Jeanine Añez, qui n’a jamais été élue – qui déploie le «régime autoritaire» et «arbitraire» que Yascha Mounk [ancien directeur du Tony Blair Institute for Global Change, actuellement professeur à la John Hopkins Université et intervenant dans divers médias prestigieux], et d’autres soi-disant défenseurs de la démocratie libérale, accusaient Morales de vouloir mettre en place quand ils voulaient le saquer.

Depuis son arrivée au pouvoir, le gouvernement d’Añez a massacré des manifestants, arrêté des opposants politiques et réprimé la presse et les militants. En mars 2020, elle a reporté une élection qu’elle était sûre de perdre. Après pourtant avoir assuré que l’organisation de ce scrutin serait sa seule tâche, et promis qu’elle ne s’y présenterait pas. [Les principales formations politiques exigent qu’Añez promulgue la loi permettant de tenir des élections en date du 6 septembre 2020, ce qu’elle n’a pas encore fait en date du 13 juin.]

Morales fut accusé d’autoritarisme, il fut même accusé d’avoir organisé un «coup d’État», et ceci pour une seule raison. Celle d’avoir, légalement, fait procéder à la modification de la loi qui limitait le nombre de ses mandats [en fait, Morales a perdu le référendum de février 2016, mais avait obtenu un feu vert du Tribunal électoral suprême]. Nous le savons, dans d’innombrables démocraties, pour le meilleur ou pour le pire, n’existent pas de telles limitations. Jusqu’en 1947, cette limitation n’existait même pas aux Etats-Unis. Et de nombreux dirigeants américains ont suggéré de l’annuler, comme récemment Ronald Reagan et Bill Clinton.

Pourtant, quand un gouvernement d’extrême droite commence à frapper les journalistes et son opposition politique et va jusqu’à suspendre des élections, beaucoup de ces voix pro-démocratie n’opposent aucune condamnation. Le silence de l’OEA, que dirige un caméléon de droite [Luis Almagro, Uruguayen], n’est guère surprenant. Mais que fait l’Union européenne, ce dernier bastion de la démocratie libérale, qu’on ne cesse de nous vanter?

Lors des élections générales au Royaume-Uni, l’an dernier, en même temps que l’éviction de Morales se déroulait un exemple plein d’enseignements. Le dirigeant travailliste d’alors, Jeremy Corbyn, dénonçait ce qu’il a correctement nommé coup d’État en Bolivie. Or, le spécialiste diplomatique du Guardian n’a pas hésité à agiter la panique anti-populiste pour exprimer son inquiétude vis-à-vis de ce qu’il a qualifié de position «surprenante» de Corbyn. Et pour se référer à qui? – à l’OEA. «La démocratie fonctionne encore en Bolivie», insistait son jumeau, l’hebdomadaire Observer, peu de temps après. La veille du jour où ces mots étaient imprimés, le gouvernement d’Añez réprimait les manifestants pro-Morales.

Dans les développements de situation en Bolivie, il est possible de constater les résultats concrets d’années de rhétorique dite anti-populiste formulée par le «centre libéral» et que les Yascha Mounk et autres véhiculent. Ils prétendent protéger la démocratie et les libertés civiles contre les «populistes» – fourre-tout où ils entassent l’extrême droite des Trump et des Viktor Orbán jusqu’à des forces de gauche telles que Podemos et Morales. Sans doute sincèrement, certains citent ces propos et croient à l’existence de cette notion. Ils sont dupés par une propagande habile.

En revanche, beaucoup d’autres s’opposent en fait à la mise en cause de l’actuelle répartition de la richesse mondiale et du pouvoir, ce qui vise à conduire le monde vers la justice et l’équité. A leurs yeux, si la démocratie et les libertés civiles sont victimes de cette opposition, comme ce fut le cas en Bolivie, qu’il en soit ainsi.