Adriana Guzmán, Jacobin, 27 octobre 2020
Dimanche 19 octobre ont enfin eu lieu les élections dans l’État plurinational de Bolivie. Avec quelque 55,1 % des suffrages, la liste du Mouvement vers le Socialisme (MAS), dirigée par Luis Arce et David Choquehuanca, l’emporte clairement sur celle de Carlos Mesa (28,8 %). Il faut encore que le décompte définitif confirme les résultats, mais l’écrasante victoire du MAS a déjà été reconnue, et pas seulement par ses partisans : c’est même le cas des acteurs du coup d’État qui a renversé Evo Morales en novembre 2019.
La joie a franchi les frontières. Le résultat des élections reflète la résistance opposée par le peuple pendant onze mois dans la rue. Les peuples du monde entier l’ont célébré, en particulier ceux d’Amérique latine pour qui cette victoire représente une bouffée d’oxygène dans une situation très négative partout ailleurs.
Adriana Guzmán est aymara, féministe communautaire antipatriarcale et l’une des premières à avoir dénoncé le coup d’État de 2019 pour ce qu’il était réellement : un coup d’État raciste et pro-oligarchie, sans aucun doute ni demi-teinte. Elle a été interviewée par Karina Hohales, militante féministe chilienne, pour Jacobin América Latina à propos du résultat des élections. Contretemps propose ici la traduction de cet entretien réalisé à chaud concernant cette nouvelle étape qui s’ouvre pour le pays andin.
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Bonjour Adriana, c’est un plaisir de parler avec toi dans des circonstances bien différentes de celles de notre dernier rendez-vous. Je voudrais d’abord t’interroger sur l’appréciation que tu portes sur les résultats des élections.
C’est un triomphe du peuple, des polleras et des wiphalas [les jupes et les emblèmes des populations indigènes]. Un triomphe de la dignité face au fascisme, face au racisme. C’est un message adressé aux peuples du monde. Cette victoire est la nôtre, c’est celle des peuples, parce que le coup d’État a prétendu nous soumettre, mais au long de ces onze mois de résistance, de réorganisation, nous avons montré que nous voulons accéder au « bien vivre », vivre dans la dignité, et qu’il n’y a place ici ni pour le fascisme ni pour le racisme.
L’OEA a félicité Luis Arce pour sa victoire. C’est pourtant cette même organisation qui a joué un rôle déterminant lors des élections de2019 en refusant de reconnaître la victoire d’Evo Morales. Qu’est-ce qui a changé, d’après toi ?
C’est que le résultat a été si écrasant… À vrai dire, nous-mêmes ne nous attendions pas à un tel écart. C’est si flagrant que personne ne peut le contester : la volonté du peuple bolivien est que le MAS revienne au pouvoir. Flagrant y compris pour Luis Almagro [secrétaire général de l’OEA[1]], pour Jeanine Áñez [présidente de facto de la Bolivie], pour Arturo Murillo [entrepreneur et ministre de l’intérieur] (partisans de la manière forte et du fascisme) et même pour les secteurs de la « Media Luna »[2]. Un tel écart a empêché qu’ils manipulent les élections et se livrent à des fraudes.
Je pense que cela a évité, également, en grande partie, que le gouvernement de facto le refuse et s’engage dans la répression. À l’évidence, l’OEA n’avait pas d’autre choix que de saluer ce résultat. Mais cette victoire électorale ne nous fait pas oublier le rôle de l’OEA, le rôle d’Almagro, leur dénonciation en 2019 d’une « fraude » qui n’a jamais été prouvée et nous attendons que soient conduites les procédures internationales appropriées à leur encontre, parce qu’ils sont responsables des massacres perpétrés en Bolivie[3].
Comment a réagi la droite dans les heures qui ont suivi ? Et que peut-on attendre d’elle face à ce résultat ?
Pour ce qui nous concerne, il y a un mélange de joie, de bonheur, de dignité… Mais également un sentiment d’incertitude parce que nous voyons maintenant clairement quel va être le jeu de la droite. Même si l’ampleur de l’écart ne leur laisse pas beaucoup de possibilités, le fascisme reste le fascisme. Le gouvernement de facto actuel dispose de ses propres moyens. Et ce qui nourrit cette incertitude, c’est que le Tribunal suprême électoral (TSE) n’a pas encore officialisé les résultats. Ce retard dans le décompte des voix, proprement irresponsable, nous laisse penser que c’est par ce biais qu’ils comptaient procéder à une manipulation. Nous sommes toujours dans l’expectative, dans l’attente[4].
Quelque chose d’important a, pourtant, été obtenu grâce à la sénatrice Eva Copa : la loi de l’arraigo [l’enracinement], et nous espérons qu’elle s’appliquera [cette loi interdit aux autorités des trois niveaux de l’État de quitter le pays à la fin de leur mandat pour qu’ils puissent rendre des comptes]. Eva Copa a dû résister pendant neuf mois, aux côtés du peuple, au racisme, au fascisme, aux humiliations dans sa propre sphère de travail, au mépris de toute l’équipe gouvernementale, à des attaques permanentes et, malgré tout, elle a réussi à faire adopter cette loi.
Le risque est bien réel dans cette période, mais nous espérons qu’ils ne réussiront pas à quitter le pays. Le ministre Murillo aurait présenté sa démission, mais cela reste à confirmer. La banque d’État connaît aussi des mouvements suspects avec la démission de ses dirigeants. Les gens pensent qu’ils volent l’argent, ce qu’il reste d’argent dans les caisses, pour quitter le pays et échapper à la justice. Mais je ne crois pas qu’ils aient la possibilité de déclencher une répression.
Comment vont réagir les mouvements sociaux ? Quels défis doivent-ils relever ? En particulier, quels sont les rapports des mouvements sociaux avec Luis Arce ?
Au moment du coup d’État, les organisations sociales étaient nettement affaiblies, intérieurement fragmentées. Mais elles ont réagi en se remettant en cause et en se réorganisant : il s’agissait essentiellement de la nécessité de se rencontrer, de dialoguer, de comprendre l’importance de trouver des points d’accord sur certaines questions : avant tout, il s’agissait de faire converger les peuples, l’aspiration au « bien vivre », les ayllus [communautés traditionnelles] et la gauche. Les élections viennent de montrer à nouveau que cette possibilité de convergence existe.
Alors, qu’allons-nous faire maintenant ? Je crois qu’il faut être tranchants. Nous l’avons été dans les urnes, il faut l’être dans l’approfondissement du processus de changement, dans la défense d’une série de transformations qui ont pour horizon « bien vivre » et rien d’autre. Cela passe par la remise en cause de toute la politique extractiviste, de toute la structure économique, de toutes les concessions qui portent atteinte à la vie des communautés, et par le réexamen de la logique des rapports que doit entretenir un État plurinational avec la classe patronale.
Cet État plurinational a été construit par et pour les peuples. Et ces élections ont été gagnées par le peuple. C’est ce que doit comprendre Luis Arce, comme l’a compris Evo Morales en 2005, après les massacres de la « guerre du gaz », et toutes les mobilisations et les soulèvements populaires. Evo a été investi d’un mandat et il a été capable de comprendre que sa force résidait dans le peuple. Et que cette force se développerait s’il répondait aux attentes de ce peuple et se conformait à son mandat.
Nous sommes dans une situation très semblable à celle de 2005, y compris le score réalisé par Luis Arce. Ce score, on ne le doit pas aux Forces armées, on ne le doit pas aux classes moyennes, on le doit au peuple qui, malgré la peur provoquée par la répression, les morts et les blessés, s’est rendu aux urnes et a voté pour le MAS.
Quels sont les rapports avec Luis Arce ? Quand il était ministre de l’Économie, il a assuré une certaine stabilité. Mais il s’agissait d’une politique économique inscrite dans le monde capitaliste néolibéral. J’apprécie beaucoup son parcours dans le cadre des élections. Ce n’était pas un candidat « naturel ». Il a dû apprendre à s’exprimer dans les médias, à assurer les rapports avec les organisations… Il a réussi à coordonner les différentes organisations indigènes, les organisations de gauche et j’apprécie beaucoup le travail qu’il a fait.
Pour les organisations, la confiance accordée à Luis Arce repose sur le binôme qu’il forme avec David Choquehuanca qui est une garantie du point de vue de la lutte des peuples. C’est un frère, un Amauta, et il participera aussi au gouvernement. On ne peut pas analyser la relation des mouvements avec Luis Arce séparément, sans prendre en compte ce binôme qu’il forme avec notre frère David Choquehuanca.
Quelle politique peut-on attendre de ce nouveau gouvernement du MAS ?
La situation est complexe. En tant qu’organisations, nous espérons qu’il réponde aux attentes de celles et ceux qui l’ont élu, qui ont assuré le retour à la démocratie, qui ont mené la lutte contre le racisme et le fascisme. Nous attendons qu’il réponde aux attentes du peuple : la revendication d’une assemblée constituante, l’exigence d’un État plurinational, de la décolonisation, de la dépatriarcalisation, de l’approfondissement du processus de construction d’une économie non-capitaliste, d’une éducation réellement anticoloniale et antiraciste.
Là sont les tâches concrètes. Mais ce sera difficile parce que les terratenientes, les grands propriétaires fonciers, les oligarques, vont faire tout ce qu’ils peuvent pour générer un contexte de déstabilisation. Les paramilitaires ne disparaissent pas dans les urnes. Cela va être difficile. Difficile, mais possible, pour autant que se réalise l’unité entre les organisations sociales, le Gouvernement, les structures de l’Exécutif, le Congrès, le Parlement, l’Assemblée plurinationale. Au vu des résultats électoraux, le MAS aura les deux tiers des sièges à l’Assemblée nationale et approfondir les mesures qui avaient déjà été mises en œuvre sera, de ce point de vue, plus simple.
Avec cette majorité parlementaire, on peut attendre du gouvernement qu’il s’inscrive dans la continuité du processus initié par Evo. En matière de programme, Arce avance-t-il certaines mesures remarquables ?
C’est un gouvernement qui s’inscrit dans le processus de changement. Il ne s’agit pas de se conformer à l’agenda 2025, mais d’un processus de changement en termes de « bien vivre », de concrétisation de l’État plurinational, de la construction d’une économie différente. Certaines dispositions spécifiques de son programme s’inscrivent dans l’agenda 2025, mais il a aussi parlé de transformations économiques, de bons de solidarité pour sortir de la crise…
N’oublions pas que nous avons restauré la démocratie après une pandémie, une crise économique sans précédent, une dévastation de l’État, un saccage gigantesque auquel s’est livré le gouvernement de facto au cours de ces onze mois. Arce a préconisé ces bons pour relancer l’économie. Ce sont de bonnes mesures, mais pour que la relance économique soit possible il faut, avant tout, qu’il n’y ait plus de gouvernement de facto.
C’est possible si nous avons un camarade et des frères au gouvernement et si nous continuons à approfondir le processus. On a besoin de manger pour vivre, évidemment, mais aussi d’une éducation digne, d’une santé garantie. Pour moi, ce doit être un gouvernement qui approfondisse le processus, s’il veut vraiment être légitime comme gouvernement.
Et pour ce qui est de l’impunité des secteurs putschistes, on peut attendre du gouvernement qu’il prenne des mesures à leur encontre ?
Nous avons voté et je crois qu’il y avait écrit « justice » derrière nos bulletins de vote. Même si on ne pouvait pas l’écrire, évidemment, dans la volonté d’aller voter, dans l’importance que cela a signifié, l’idée de justice était clairement présente. Nous ne pourrons pas reconstruire l’État plurinational, tourner la page de ces onze mois, s’ils bénéficient de l’impunité. C’est l’une des questions qui peut déstabiliser le gouvernement.
Si on n’engageait pas les procédures d’enquête visant le gouvernement de facto et les auteurs intellectuels du putsch, tels que Luis Fernando Camacho[5], et si, à nouveau, comme en 2003, Carlos Mesa[6] n’était pas condamné, ce serait un attentat non seulement contre le peuple, mais contre le gouvernement lui-même. Parce que c’est ce même Carlos Mesa qui a échappé à la prison après les massacres de la guerre du gaz, qui n’a jamais été poursuivi par l’État comme il aurait dû l’être. C’est lui qui s’est livré à des attaques permanentes. C’est pourquoi la question de l’impunité est un critère de stabilité pour le gouvernement. Une question de justice.
Grand merci, Adriana. Tu voudrais ajouter quelque chose ?
Je voudrais adresser tous mes remerciements aux organisations sociales de l’Abya Yala, aux organisations féministes, aux organisations de gauche, aux médias alternatifs, à nos frères et sœurs médecins, qui nous ont accompagnés tout au long de ces onze mois, qui étaient là au moment du coup d’État, là pour dénoncer les violations des droits humains, qui par leurs prises de position, leurs dénonciations permanentes, nous ont permis de rompre l’encerclement des médias.
C’est une lutte gagnée par toutes et tous, une victoire de toutes et tous qui n’aurait pas été possible sans la présence de toutes ces organisations. Nous ne sommes pas restés seuls comme peuple et il faut le dire et en être reconnaissant.