Chine : nouvelle puissance mondiale

Entretien d’Ashley Smith avec Au Loong Yu, Inprecor, mai 2019

 

Ashley Smith : L’une des évolutions les plus importantes du système mondial au cours des dernières décennies a été l’émergence de la Chine en tant que nouvelle puissance du système mondial. Comment cela s’est-il produit ?

Au Loong Yu : La montée en puissance de la Chine est le résultat d’une combinaison de facteurs depuis la réorientation de sa production vers le capitalisme mondial dans les années 1980.

Premièrement, contrairement au bloc soviétique, la Chine a trouvé un moyen de tirer profit de son héritage colonial, ce qui est une ironie historique. La Grande-Bretagne contrôlait Hong Kong jusqu’en 1997, le Portugal contrôlait Macao jusqu’en 1999 et les États-Unis continuent d’utiliser Taïwan comme protectorat.

Ces colonies et protectorats ont relié la Chine à l’économie mondiale avant même son entrée totale dans le système mondial. À l’époque de Mao, Hong Kong fournissait environ un tiers des devises étrangères de la Chine. Sans Hong Kong, la Chine n’aurait pas pu importer autant de technologie. Après la fin de la guerre froide, sous le règne de Deng Xiaoping, Hong Kong a été très importante pour la modernisation de la Chine. Deng a utilisé Hong Kong pour obtenir encore plus d’accès aux devises étrangères, pour importer toutes sortes de choses, y compris de la haute technologie, et pour tirer profit de sa main-d’œuvre qualifiée, comme les professionnels du management.

En ce qui concerne Macao, la Chine l’a d’abord utilisé comme un endroit idéal pour la contrebande de marchandises vers la Chine continentale, profitant de l’application notoirement laxiste de la loi dans cette île. Et puis la Chine a utilisé la ville casino comme une plateforme idéale pour l’importation et l’exportation de capitaux.

Taïwan était très importante non seulement en termes d’investissements en capital, mais surtout à long terme en termes de transfert de technologie, en premier lieu dans l’industrie des semi-conducteurs. Les investisseurs taïwanais et de Hong Kong ont également été l’une des principales raisons de la croissance rapide des provinces chinoises de Jiangsu, Fujian, Guangdong.

Deuxièmement, la Chine possédait ce que le révolutionnaire russe Léon Trotski appelait le « privilège du retard historique ». Le Parti communiste de Mao a profité du passé précapitaliste du pays. Il a hérité d’un État absolutiste fort qu’il allait réorganiser et utiliser pour son projet de développement économique national. Il a aussi profité d’une paysannerie précapitaliste atomisée, habituée à l’absolutisme depuis deux mille ans, pour en extraire le travail en vue d’une accumulation dite primitive de 1949 à la décennie 1970.

Plus tard, à partir des années 1980, l’État chinois a transféré cette main-d’œuvre des campagnes vers les grandes villes pour la faire travailler comme main-d’œuvre bon marché dans les zones franches d’exportation. Ils ont fait travailler ainsi près de 300 millions de migrants ruraux, tels les esclaves des ateliers clandestins. Ainsi, l’arriération des relations absolutistes de l’État et des classes en Chine offrait à la classe dirigeante chinoise des avantages pour développer à la fois le capitalisme d’État et le capitalisme privé.

Le retard de la Chine lui a également permis de franchir les étapes du développement en remplaçant les moyens et méthodes de développement archaïques par des moyens et méthodes capitalistes avancés. L’adoption par la Chine de la haute technologie dans les télécommunications en est un bon exemple. Au lieu de suivre chaque étape des sociétés capitalistes plus avancées, en commençant d’abord par l’utilisation des lignes téléphoniques pour la communication en ligne, la Chine a installé le câble à fibre optique dans tout le pays presque d’un seul coup.

Les dirigeants chinois étaient très désireux de moderniser leur économie. D’une part, pour des raisons de défense : ils voulaient s’assurer que le pays ne sera pas envahi et colonisé, comme il le fut il y a cent ans. D’autre part, pour des raisons offensives : le Parti communiste veut rétablir le statut de grande puissance de la Chine, la tradition de sa dynastie dite céleste. En raison de tous ces facteurs, la Chine a accompli une modernisation capitaliste qui a pris cent ans dans d’autres États.

Ashley Smith : La Chine est aujourd’hui la deuxième plus grande économie du monde. Mais c’est contradictoire. D’une part, de nombreuses multinationales sont responsables de sa croissance, soit directement, soit en sous-traitant à des entreprises taïwanaises et chinoises. D’autre part, la Chine développe rapidement ses propres industries en tant que champions nationaux dans le secteur public et privé. Quelles sont ses forces et ses faiblesses ?

Au Loong Yu : Dans mon livre China’s Rise (L’essor de la Chine), je soutiens que la Chine a deux dimensions du développement capitaliste. L’une est ce que j’appelle l’accumulation dépendante. Le grand capital étranger a investi d’énormes sommes d’argent au cours des trente dernières années, d’abord dans les industries à forte intensité de main-d’œuvre, et plus récemment dans celles à forte intensité de capital. Cela a développé la Chine, mais l’a maintenue au bas de la chaîne de valeur mondiale, même dans le secteur de la haute technologie, en tant qu’atelier clandestin mondial. Le capital chinois collecte une petite partie des bénéfices, dont la plus grande partie va aux États-Unis, en Europe, au Japon et vers d’autres puissances capitalistes avancées et leurs multinationales. Le meilleur exemple en est le téléphone portable d’Apple. La Chine se contente d’assembler toutes les pièces qui sont pour la plupart conçues et fabriquées à l’extérieur du pays.

Mais il y a une deuxième dimension, l’accumulation autonome. Depuis le début, l’État a très consciemment dirigé l’économie, financé la recherche et le développement et maintenu un contrôle indirect sur le secteur privé, qui représente maintenant plus de 50 % du PIB. Dans les hauts sommets de l’économie, l’État conserve le contrôle par l’intermédiaire des entreprises d’État. Et l’État procède systématiquement à la rétro-ingénierie pour copier la technologie occidentale et développer ses propres industries.

La Chine a d’autres avantages que d’autres pays n’ont pas ; elle est énorme, non seulement par la taille de son territoire, mais aussi par sa population. Depuis les années 1990, la Chine a été en mesure d’avoir une division du travail entre trois parties du pays. Le Guangdong a une zone franche à forte intensité de main-d’œuvre pour l’exportation. Le delta du Zhejiang est également orienté vers l’exportation, mais il est beaucoup plus riche en capital. Autour de Pékin, la Chine a développé son industrie de haute technologie, des communications et de l’aviation. Cette diversification s’inscrit dans la stratégie consciente de l’État de se développer en tant que puissance économique.

Cependant, la Chine souffre également de faiblesses. Si vous regardez son PIB, la Chine est le deuxième plus grand pays du monde. Mais si vous mesurez le PIB par habitant, c’est toujours un pays à revenu intermédiaire. On peut aussi voir des faiblesses même dans les domaines où elle rattrape les puissances capitalistes avancées. Par exemple, le téléphone mobile Huawei, devenu maintenant une marque mondiale, a été développé non seulement par ses propres scientifiques chinois, mais surtout en embauchant quatre cents scientifiques japonais. Cela montre que la Chine dépendait et dépend toujours fortement des ressources humaines étrangères pour la recherche et le développement.

Un autre exemple de faiblesse a été révélé lorsque la société chinoise de télécommunication, ZTE, a été accusée par l’administration Trump de violer ses sanctions commerciales contre l’Iran et la Corée du Nord. Trump a imposé une interdiction commerciale à l’entreprise, lui refusant l’accès à des logiciels de conception américaine et à des composants de haute technologie, menaçant l’entreprise de s’effondrer du jour au lendemain. Xi et Trump ont finalement conclu un accord pour sauver l’entreprise, mais la crise que ZTE a traversée démontre le problème persistant du développement dépendant de la Chine.

C’est le problème que la Chine tente de résoudre. Mais même dans le domaine de la haute technologie, où elle a l’intention de rattraper son retard, sa technologie des semi-conducteurs a deux ou trois générations de retard sur celle des États-Unis. Elle tente de surmonter ce problème en augmentant considérablement les investissements dans la recherche et le développement, mais si vous examinez de près le nombre énorme de brevets de la Chine, vous constaterez que, pour la plupart, ils ne sont toujours pas dans le domaine de la haute technologie, mais dans d’autres domaines. La Chine souffre donc toujours d’une faiblesse technologique. C’est dans le domaine de l’intelligence artificielle qu’elle rattrape très rapidement son retard et c’est un domaine qui préoccupe beaucoup les États-Unis, non seulement en termes de concurrence économique, mais aussi militaire, où l’intelligence artificielle joue un rôle de plus en plus central.

En plus de ces faiblesses économiques, la Chine souffre de faiblesses politiques. Elle n’a pas de système gouvernemental qui assure une succession pacifique du pouvoir d’un dirigeant à l’autre. Deng Xiaoping avait mis en place un système de limitation des mandats et de direction collective, qui a commencé à surmonter ce problème de succession. Xi a aboli ce système et rétabli la règle du dirigeant unique sans limites temporelles. Cela pourrait donner lieu à davantage de luttes fractionnelles pour la succession, déstabilisant le régime et potentiellement compromettant son ascension économique.

Ashley Smith : Xi a radicalement modifié la stratégie de la Chine dans le système mondial en s’éloignant de la prudente stratégie réalisée par Deng Xiaoping et ses successeurs. Pourquoi Xi fait-il cela et quel est son programme pour que la Chine postule au rôle de grande puissance ?

Au Loong Yu : La première chose à comprendre c’est la tension au sein du Parti communiste en ce qui concerne son projet dans le monde. Le Parti communiste chinois est très contradictoire. D’une part, c’est une force de modernisation économique. D’autre part, il a hérité de très sérieux éléments de culture politique prémoderne. Ce sont les sources de conflits entre les clans au sein du régime.

Au début des années 1990, les échelons supérieurs de la bureaucratie discutaient de la question de savoir quelle clique de gouvernants devrait avoir le pouvoir. L’une d’entre elles est ce qu’on appelle les « sang bleu », les enfants des bureaucrates qui ont dirigé l’État après 1949, la deuxième génération rouge de bureaucrates. Ils sont fondamentalement réactionnaires. Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi, la presse parle du retour à « notre sang », c’est-à-dire que le sang des anciens cadres se réincarne dans la deuxième génération.

L’autre clique est celle des nouveaux mandarins. Leurs pères et mères n’étaient pas des cadres révolutionnaires. C’étaient des intellectuels ou des gens qui réussissaient bien dans leurs études et qui gravirent les échelons. Ils gravissent généralement les échelons au travers de la Ligue de la jeunesse communiste. Ce n’est pas un hasard si la direction du parti de Xi a humilié à plusieurs reprises publiquement la Ligue ces dernières années. Le conflit entre les nobles de sang bleu et les mandarins est une nouvelle version d’un vieux modèle ; depuis deux mille ans d’absolutisme et de domination bureaucratique il y a une tension entre de telles cliques.

Parmi les mandarins, il y en a qui viennent de milieux plus humbles, comme Wen Jiabao qui a dirigé la Chine de 2003 à 2013, et qui sont un peu plus « libéraux ». À la fin de son mandat, Wen a déclaré que la Chine devrait s’inspirer de la démocratie représentative occidentale, faisant valoir que les idées occidentales comme les droits humains étaient d’une certaine manière universelles. Bien sûr, c’était surtout de la rhétorique, mais c’est très différent de Xi, qui traite avec mépris la démocratie et les soi-disant « valeurs occidentales ».

Il a gagné dans cette lutte contre les mandarins, a consolidé son pouvoir et promet maintenant que les nobles de sang bleu régneront pour toujours. Son programme est de renforcer à l’intérieur le caractère autocratique de l’État, de proclamer à l’extérieur que la Chine est une grande puissance et d’affirmer sa puissance mondiale, parfois en défiant les États-Unis.

Mais après la crise concernant le ZTE, Xi a fait un léger repli tactique parce que cette crise a révélé les persistantes faiblesses de la Chine ainsi que le danger de se déclarer grande puissance trop vite. En fait, il y a eu un amoncellement de critiques visant un des conseillers de Xi, un économiste nommé Hu Angang, qui avait fait valoir que la Chine était déjà un rival économique et militaire des États-Unis et qu’elle pouvait donc défier Washington dans le domaine du leadership mondial. ZTE a prouvé qu’il n’est tout simplement pas vrai que la Chine est à égalité avec les États-Unis. Depuis, beaucoup de libéraux se sont mis à critiquer Hu. Un autre érudit libéral bien connu, Zhang Weiying, dont les écrits ont été interdits l’année dernière, a été officiellement autorisé à publier son discours sur internet.

Il y avait déjà eu un vif débat parmi les spécialistes de la diplomatie. Les partisans de la ligne dure ont plaidé en faveur d’une position plus dure à l’égard des États-Unis. Les libéraux, cependant, ont fait valoir que l’ordre international est un « temple » et que tant qu’il peut s’adapter à l’essor de la Chine, Pékin devrait aider à construire ce temple plutôt que de le démolir et d’en construire un nouveau. Cette orientation diplomatique a été marginalisée lorsque Xi a choisi une ligne plus intransigeante, mais récemment leur voix a refait surface. Depuis le conflit pour ZTE et la guerre commerciale, Xi a fait quelques ajustements tactiques et s’est légèrement retiré de sa proclamation effrontée du statut de grande puissance de la Chine.

Ashley Smith : Dans quelle mesure s’agit-il d’un repli temporaire ? En outre, comment les programmes « Chine 2025 » et « Nouvelle route de la soie » influencent-ils le projet à plus long terme de Xi visant le statut de grande puissance ?

Au Loong Yu : Permettez-moi de dire clairement que Xi est un sang bleu réactionnaire. Lui et le reste de sa clique sont déterminés à restaurer l’hégémonie du passé impérial de la Chine et à reconstruire une prétendue dynastie céleste. L’État de Xi, l’académie chinoise et les médias ont publié un grand nombre d’essais, de thèses et d’articles qui glorifient ce passé impérial pour justifier leur projet de devenir une grande puissance. Leur stratégie à long terme ne sera pas facilement découragée.

La clique de Xi est également consciente qu’avant de pouvoir réaliser son ambition impériale, la Chine doit éliminer le fardeau de son héritage colonial, c’est-à-dire s’emparer de Taïwan et d’abord réaliser l’unification nationale – tâche historique du PCC. Mais cela l’amènera nécessairement à entrer en conflit avec les États-Unis, tôt ou tard. Par conséquent, la question de Taïwan comporte à la fois la dimension d’autodéfense de la Chine (même les États-Unis reconnaissent que Taïwan fait « partie de la Chine ») et celle de la rivalité inter-impérialiste. Pour « s’unifier avec Taïwan », sans parler d’une ambition mondiale, Pékin doit d’abord surmonter les faiblesses persistantes de la Chine, en particulier dans sa technologie, son économie et son manque d’alliés internationaux.

C’est là qu’interviennent les programmes « Chine 2025 » et « Nouvelle route de la soie ». À travers le premier, ils veulent développer leurs capacités technologiques indépendantes et gravir les échelons de la chaîne de valeur mondiale. Ils veulent utiliser le second pour construire des infrastructures dans toute l’Eurasie conformément aux intérêts chinois. Dans le même temps, nous devons être clairs : la « Nouvelle route de la soie » est également un symptôme des problèmes de surproduction et de surcapacité de la Chine. Ils l’utilisent pour absorber toute cette capacité excédentaire. Néanmoins, ces deux programmes sont centraux pour le projet impérialiste chinois.

Ashley Smith : Il y a eu un grand débat au sein de la gauche internationale sur la façon de comprendre l’ascension de la Chine. D’aucuns ont fait valoir qu’il s’agit d’un modèle et d’un allié pour le développement du « tiers monde ». D’autres voient la Chine comme un État subordonné dans un empire informel américain qui dirige le capitalisme néolibéral mondial. D’autres encore le voient comme une puissance impériale montante. Quel est votre point de vue ?

Au Loong Yu : La Chine ne peut pas être un modèle pour les pays en développement. Son essor est le résultat de facteurs tout à fait uniques que j’ai décrits précédemment et que d’autres pays du tiers monde ne possèdent pas. Je ne pense pas qu’il soit faux de dire que la Chine fait partie du néolibéralisme mondial, surtout quand on voit la Chine avancer en clamant qu’elle est prête à remplacer les États-Unis en tant que gardien de la mondialisation libre-échangiste.

Mais dire que la Chine fait partie du capitalisme néolibéral ne donne pas une vue d’ensemble. C’est un État capitaliste distinct et une puissance expansionniste, qui n’est pas disposée à être un partenaire de second ordre des États-Unis. La Chine est donc une composante du néolibéralisme mondial tout en se distinguant en tant que puissance capitaliste d’État. Cette combinaison particulière signifie qu’elle bénéficie à la fois de l’ordre néolibéral et qu’elle représente un défi pour lui ainsi que pour l’État américain qui le contrôle.

Le capital occidental est ironiquement responsable de cette situation difficile. Leurs États et capitaux ont compris trop tard le défi de la Chine. Ils ont afflué pour investir dans le secteur privé ou dans des joint ventures avec les entreprises publiques en Chine. Mais ils n’ont pas pleinement réalisé que l’État chinois est toujours derrière ces sociétés, même celles qui sont apparemment privées. En Chine, une entreprise même véritablement privée doit se plier aux exigences de l’État.

L’État chinois a utilisé cet investissement privé pour développer ses propres capacités, étatique et privée, afin de pouvoir défier les capitaux américains, japonais et européens. Il est donc naïf d’accuser l’État chinois et les capitaux privés de voler la propriété intellectuelle. C’est ce qu’ils avaient prévu de faire depuis le début.

Ainsi, les États capitalistes avancés et les entreprises privées ont permis l’émergence de la Chine en tant que puissance impériale montante. De par sa nature particulière – capitaliste d’État – elle est particulièrement agressive et déterminée à rattraper et à contester les puissances qui y ont investi.

Ashley Smith : Aux États-Unis, il y a de plus en plus un consensus entre les deux partis bourgeois selon lequel la Chine est une menace pour la puissance impériale américaine. Tant les États-Unis que la Chine font monter leurs nationalismes l’un contre l’autre. Comment qualifieriez-vous la rivalité entre les États-Unis et la Chine ?

Au Loong Yu : Il y a quelques années, de nombreux commentateurs ont fait valoir qu’il y avait un débat entre deux camps sur la question de savoir s’il fallait engager le débat avec la Chine ou l’affronter. Ils appelaient ça « panda huggers versus dragon slayers » (dorloteurs de panda vs. tueurs de dragons). Aujourd’hui, les tueurs de dragons sont aux commandes de la diplomatie.

Il est vrai qu’il existe un consensus croissant entre Démocrates et Républicains contre la Chine. Même d’éminents libéraux américains critiquent la Chine de nos jours. Mais beaucoup de ces politiciens libéraux devraient d’abord être blâmés pour cette situation. Rappelez-vous qu’après le massacre de Tiananmen en 1989, ce sont des politiciens libéraux comme Bill Clinton aux États-Unis et Tony Blair en Grande-Bretagne qui ont pardonné au Parti communiste chinois, rouvert les relations commerciales et encouragé des investissements massifs dans le pays.

Bien sûr, il s’agissait de garnir les comptes des multinationales occidentales, qui ont récolté d’énormes profits en exploitant une main-d’œuvre bon marché dans les ateliers de misère chinois. Mais ils croyaient aussi sincèrement, bien que naïvement, que l’augmentation des investissements amènerait la Chine à accepter les règles d’un État subordonné au sein du capitalisme mondial néolibéral et à se « démocratiser » à l’image de l’Occident. Cette stratégie s’est retournée contre eux et a permis à la Chine de s’imposer comme rivale.

Les deux camps – panda huggers et dragon slayers – trouvent aussi leurs théoriciens dans le milieu universitaire. Au sein de l’establishment, il y a trois écoles principales de politique étrangère. En plus de cela, les trois écoles ont leurs propres dorloteurs de pandas et tueurs de dragons, que l’on pourrait aussi appeler optimistes et pessimistes. Au sein du camp optimiste, différentes écoles défendent des points de vue différents. Alors que les internationalistes libéraux pensaient que le commerce démocratiserait la Chine, les réalistes soutenaient que même si la Chine avait ses propres ambitions étatiques pour défier les États-Unis, elle était encore trop faible pour le faire. La troisième école est celle du constructivisme social, qui croit que les relations internationales sont le résultat d’idées, de valeurs et d’interactions sociales et, comme les libéraux, s’imagine que l’engagement économique et social transformera la Chine.

Dans le passé, la majorité de l’establishment américain a plaidé la cause des libéraux optimistes. Les libéraux étaient aveuglés par leur propre croyance que le commerce pouvait transformer la Chine en un État démocratique. La montée en puissance de la Chine a provoqué une crise de toutes les écoles optimistes, parce que leurs prédictions sur la Chine se sont avérées fausses. La Chine est devenue une puissance montante qui a commencé à rattraper et à défier les États-Unis.

C’est maintenant le camp pessimiste de ces trois écoles qui gagne du terrain. Les libéraux pessimistes croient maintenant que le nationalisme chinois est beaucoup plus fort que l’influence positive du commerce et des investissements. Les réalistes pessimistes pensent que la Chine se renforce rapidement et qu’elle ne fera jamais de compromis sur Taïwan. Les constructivistes sociaux pessimistes pensent que la Chine est très rigide sur ses propres valeurs et qu’elle refusera de changer.

Mais si l’école pessimiste a maintenant raison, elle souffre aussi d’une faiblesse majeure. Elle suppose que l’hégémonie américaine est justifiée et juste, ignore le fait que les États-Unis sont en fait complices du gouvernement autoritaire de la Chine et de son régime d’ateliers de misère, et bien sûr n’examine jamais comment la collaboration et la rivalité entre les États-Unis et la Chine se produisent au sein d’un capitalisme mondial profondément contradictoire et instable. Pas plus qu’elle n’examine l’ensemble des relations de classe mondiales. Cela ne devrait pas nous surprendre : les pessimistes sont des idéologues de la classe dirigeante américaine et de son impérialisme.

La Chine suit une trajectoire impérialiste. Je suis contre la dictature du Parti communiste, son aspiration à devenir une grande puissance et ses revendications dans la mer de Chine méridionale. Mais je ne pense pas qu’il soit correct de mettre la Chine et les États-Unis sur le même plan. À l’heure actuelle, la Chine est un cas particulier. Il y a deux facettes à son essor.

D’une part, ce qui est commun à ces deux pays : les deux sont capitalistes et impérialistes.

D’autre part, la Chine est le premier pays impérialiste qui était auparavant un pays semi-colonial. C’est très différent des États-Unis ou de tout autre pays impérialiste. Nous devons en tenir compte dans notre analyse pour comprendre comment la Chine fonctionne dans le monde.

En ce qui concerne la Chine, toute question a toujours deux niveaux.

Le premier, c’est l’autodéfense légitime d’un ancien pays colonial en vertu du droit international. N’oublions pas que, même encore au cours des années 1990, des avions de chasse américains ont violé la frontière sud de la Chine et ont détruit un avion chinois, tuant son pilote. Ce genre d’événements rappelle naturellement au peuple chinois son douloureux passé colonial.

Jusqu’à récemment, la Grande-Bretagne contrôlait Hong Kong, et le capital international y exerce toujours une très grande influence. Un exemple de l’influence impérialiste occidentale vient d’être mis au jour récemment. Un rapport a révélé que juste avant que la Grande-Bretagne se retire de Hong Kong, elle a dissous sa police secrète et l’a réaffectée à la Commission indépendante contre la corruption (ICAC). L’ICAC jouit d’une grande popularité à Hong Kong, car elle en fait un endroit moins corrompu. Mais seul le chef du gouvernement de Hong Kong – autrefois choisi à Londres et maintenant à Pékin – nomme le commissaire, alors que le peuple n’a toujours pas d’influence sur lui.

Pékin était très préoccupé par le fait que l’ICAC puisse être utilisé pour discipliner l’État chinois et également ses capitaux. Par exemple, en 2005, l’ICAC a poursuivi Liu Jinbao, le chef de la Banque de Chine à Hong Kong. Il semble que Pékin s’efforce de prendre le contrôle de l’ICAC, mais le public est tenu dans l’ignorance au sujet de cette lutte pour le pouvoir. Bien sûr, nous devrions être heureux que l’ICAC s’en prenne à des gens comme Liu Jinbao, mais nous devons aussi reconnaître qu’il peut être utilisé par l’impérialisme occidental pour faire avancer son programme. Dans le même temps, l’affirmation du contrôle de Pékin signifiera la consolidation de l’État et des capitalistes chinois, ce qui ne servira pas les intérêts des masses ouvrières chinoises.

Il y a d’autres vestiges du passé colonial. Les États-Unis maintiennent essentiellement Taïwan comme protectorat. Nous devons, bien sûr, nous opposer à la menace d’invasion de Taïwan par la Chine. Nous devons défendre le droit de Taïwan à l’autodétermination. Mais nous devons également être conscients que les États-Unis utilisent Taïwan comme un outil pour promouvoir leurs intérêts. C’est l’autre face de l’héritage colonial : elle motive le Parti communiste à se comporter de manière défensive contre l’impérialisme américain.

La Chine est un pays impérialiste émergent, mais avec des faiblesses fondamentales. Je dirais que le Parti communiste chinois doit surmonter des obstacles fondamentaux avant de pouvoir devenir un pays impérialiste stable et durable. Il est très important de saisir non seulement les points communs entre les États-Unis et la Chine en tant que pays impérialistes, mais aussi les particularités de la Chine.

Ashley Smith : Pour les socialistes aux États-Unis, notre tâche principale est évidemment de nous opposer à l’impérialisme américain et de construire la solidarité avec les travailleurs chinois. Cela signifie que nous devons nous opposer à l’acharnement contre la Chine, non seulement celui de la droite, mais aussi des libéraux et même du mouvement ouvrier. Mais nous ne devons pas tomber dans le piège campiste, qui consiste à apporter un soutien politique au régime chinois. Nous devons être aux côtés des travailleurs. Quel est ton sentiment à ce sujet ?

Au Loong Yu : Nous devons contrer le mensonge utilisé par la droite américaine selon lequel les travailleurs chinois ont volé les emplois des travailleurs américains. Ce n’est pas vrai. Les gens qui ont vraiment le pouvoir de décider ne sont pas les travailleurs chinois mais le capital américain, tel Apple, qui choisit de faire assembler ses téléphones en Chine. Les travailleurs chinois n’ont absolument rien à dire de telles décisions. En fait, ce sont des victimes, pas ceux qui pourraient être blâmés pour les pertes d’emplois aux États-Unis.

Et comme je l’ai dit, c’est Clinton, et non les dirigeants ou les travailleurs chinois, qui était responsable de l’exportation de ces emplois. C’est le gouvernement Clinton qui, après Tiananmen, a travaillé avec le régime meurtrier de la Chine pour permettre aux grandes entreprises américaines d’investir en Chine à une échelle aussi massive. Et lorsque des emplois ont été perdus aux États-Unis, ceux qui sont apparus en Chine n’étaient en fait pas du tout les mêmes. Les emplois américains perdus dans les secteurs de l’automobile et de l’acier étaient syndiqués et bien rémunérés, mais ceux créés en Chine ne sont rien d’autre que des emplois misérables. Quels que soient leurs conflits actuels, les dirigeants des États-Unis et de la Chine, et non les travailleurs des deux pays, ont mis en place l’actuel ordre mondial néolibéral maudit.

Ashley Smith : Une chose que nous avons fait ici aux États-Unis, ce fut d’aider à organiser des tournées de travailleurs chinois en grève afin de renforcer la solidarité entre les travailleurs américains et chinois. Y a-t-il d’autres idées et initiatives que nous pouvons prendre ? Il y a un réel danger que le nationalisme soit attisé dans les deux pays contre les travailleurs de l’autre pays. Il semble très important de surmonter cela. Qu’en pensez-vous ?

Au Loong Yu : Il est important que la gauche du reste du monde reconnaisse que le capitalisme chinois a un héritage colonial qui existe encore aujourd’hui. Ainsi, lorsque nous analysons les relations entre la Chine et les États-Unis, nous devons distinguer ces parties légitimes du « patriotisme » de celles, réactionnaires, mises en avant par le Parti. Il y a un élément de patriotisme de bon sens parmi le peuple qui est le résultat du dernier siècle d’intervention impériale du Japon, des puissances européennes et des États-Unis.

Cela ne signifie pas que nous nous accommodons à ce patriotisme, mais nous devons le distinguer du nationalisme réactionnaire du Parti communiste. Et Xi essaie certainement de susciter le nationalisme pour soutenir ses grandes aspirations à la puissance, tout comme les dirigeants étatsuniens le font pour cultiver le soutien populaire en faveur de l’objectif de leur régime de contenir la Chine.

Parmi les gens ordinaires, le nationalisme a diminué plutôt qu’augmenté, parce qu’ils méprisent le Parti communiste chinois, que beaucoup ne font plus confiance à son nationalisme et détestent son régime autocratique. Un exemple amusant de cela est un récent sondage d’opinion qui demandait si les gens soutiendraient la Chine dans une guerre avec les États-Unis. La réponse des internautes a été très intéressante. L’un d’eux a dit : « Oui, je soutiens la guerre de la Chine contre les États-Unis, mais nous soutenons d’abord l’envoi des membres du Bureau politique au combat, puis ceux du Comité central et enfin le Parti communiste chinois tout entier. Et après, qu’ils aient gagné ou perdu, nous serons au moins libérés. » Les censeurs, bien sûr, ont immédiatement supprimé ces commentaires, mais c’est une indication de l’insatisfaction profonde à l’égard du régime.

Cela signifie qu’il y a une base parmi les travailleurs chinois pour construire une solidarité internationale avec les travailleurs américains. Mais cela exige que les travailleurs américains s’opposent à l’impérialisme de leur propre gouvernement. Seule cette position permettra d’instaurer la confiance des travailleurs chinois.

Les menaces de l’impérialisme américain sont réelles et connues en Chine. La marine américaine vient d’envoyer deux navires de guerre à travers le détroit de Taïwan clairement pour provoquer la Chine. La gauche américaine doit s’opposer à ce militarisme pour que le peuple chinois comprenne que vous vous opposez au programme impérialiste américain sur la question de Taïwan, même s’il faudrait également reconnaître le droit de Taïwan à acheter des armes aux États-Unis. Si le peuple chinois entendait une forte voix anti-impérialisme de la gauche américaine, il pourrait être convaincu et ainsi voir nos intérêts internationaux communs s’opposer à l’impérialisme américain et chinois.

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