Víctor Linares, Desde abajo, le6 juin 2021 (traduction rédaction A l’Encontre)
Vêtements confortables, carte d’identité, carte bancaire, bouteille de bicarbonate de soude avec de l’eau, bandana, masque, quelque chose à manger, eau, carnet de notes, appareil photo, gilet, masque à gaz, casque et carte de presse. C’est ce que Julieth Rojas, 20 ans, garde dans son sac à dos chaque fois qu’elle va couvrir les manifestations qui ont commencé le 28 avril. Des milliers de personnes, principalement des jeunes, sont descendues dans la rue contre une réforme des impôts visant à serrer la ceinture fiscale des ménages les plus pauvres [entre autres avec la hausse massive de la TVA], qui représentent plus de la moitié de la population et qui connaissaient déjà de graves problèmes économiques avant la pandémie. La répression policière a rapidement suivi, mais Julieth Rojas est catégorique: «Les gens ont plus peur de se taire que d’être tués.»
La pression des protestations a contraint le gouvernement à retirer la contre-réforme fiscale après quatre jours de manifestations et 21 meurtres de manifestants, selon l’ONG Temblores. Le ministre des Finances et le ministre des Affaires étrangères ont démissionné et le président colombien, Iván Duque, a annoncé une table de négociation avec le Comité national de la grève, dans lequel sont regroupées les organisations qui ont appelé à la grève, ainsi qu’avec le reste des secteurs qui ont participé à la mobilisation. Cependant, de nombreux jeunes sont restés dans la rue car ils ne se sentent pas représentés. Certains ont exigé des réformes plus profondes, comme celle de la police.
Les perspectives d’avenir des jeunes Colombiens se sont réduites si l’on considère la détérioration de leurs conditions sociales et leur perception de ce qui se passe dans le pays. Selon les données officielles de 2019, 43% des jeunes de moins de 24 ans sont pauvres, soit huit points de plus que le taux national. Le manque d’opportunités est également évident avec un chômage des jeunes qui a frôlé les 30 % durant les premiers mois de confinement. Cela ajoute au climat d’insécurité dans lequel ils vivent. Au cours de l’année 2019, l’homicide a été la première cause de décès non liés à la maladie parmi la population âgée de 15 à 24 ans, avec près de 4000 cas.
Primera Línea
Julieth Rojas est bénévole à Primera Línea, un média alternatif né pendant les manifestations de novembre 2019 pour raconter les abus de l’ESMAD (Escuadrón Móvil de Antidisturbios), une unité spéciale de la police déployée pour contrôler les manifestations et qui utilise systématiquement une force excessive. Selon un rapport de l’Observatoire des violences policières de Temblores, la police a commis 289 homicides entre 2017 et 2019. L’un des premiers reportages de Julieth Rojas portait sur l’un de ces décès.
Julieth Rojas est la plus jeune des quatre photojournalistes du média, qui avec plus de 300 000 followers sur son compte Instagram est une référence au sein du mouvement. Cette étudiante précise que le nom du média fait également référence aux manifestants qui se placent avec des boucliers faits main devant l’ESMAD lorsqu’il y a des charges policières pour laisser le temps au reste des manifestants pour se protéger. Cette stratégie a également été utilisée lors des manifestations de 2019 au Chili.
Julieth Rojas et son équipe se réunissent à chaque fois qu’il y a des manifestations pour examiner les emplacements des appels et ainsi répartir les zones pour faire une meilleure couverture. Dans son cas, elle couvre habituellement la Plaza Bolivar. C’est là que se trouvent le Congrès, le Palais de Justice et l’Hôtel de ville de Bogotá. Cela signifie qu’il y a une plus grande concentration de policiers. La jeune femme explique qu’ils peuvent «vous arrêter très facilement» en raison du type de rues environnantes. Quand on lui demande pourquoi elle choisit toujours cette zone, après un petit rire, elle répond: «On devient masochiste.»
Malgré son gilet et sa carte de presse, elle a été «terriblement gazée», en faisant référence aux gaz lacrymogènes. Elle se souvient qu’au début, ils n’avaient aucun équipement de protection et ont fini par «étouffer». C’est à ce moment-là que les bouteilles qu’elle garde dans son sac à dos entrent en jeu. «Quand il y a des foules (charges de police), je mets le bicarbonate avec de l’eau dans le foulard et je m’en mets sur le visage, ça aide beaucoup», avoue-t-elle. La jeune photographe raconte que, lors de son premier reportage, elle se tenait près de l’ESMAD pour se protéger, mais que, malgré cela, elle n’a pas été épargnée par les gaz ou les tasers. «On pense que le gilet et la carte de presse aident, mais ils ne se soucient de rien», dit-elle.
Des dossiers de violences sexuelles sur des manifestant·e·s sont ouverts contre la police. Pour des jeunes comme Julieth Rojas, documenter ce type de manifestations présente donc un risque accru. «C’est beaucoup plus effrayant», reconnaît-elle en évoquant un cas où la police a retenu une jeune fille dans un Comando de Atención Inmediata (petits commissariats de police dans les quartiers). «Ils lui ont fait signer un document pour qu’elle ne dise rien sur ce qui s’était passé.» C’est pourquoi elle sort toujours avec un ami ou un autre journaliste de son équipe.
Cette étudiante en dernière année de journalisme parvient à payer «à l’arraché» les 5000 euros qu’elle doit verser pour ses frais de scolarité dans son université privée. Lorsqu’elle parle des protestations avec des personnes de son université, elle a l’impression que beaucoup la vivent avec une certaine distance: «Ce sont des gens qui ont beaucoup de privilèges, la guerre [entre le pouvoir et les organisations telles que les FARC] ne les a pas touchés directement, et ils ne manquent pas d’opportunités.» Julieth Rojas estime que le gouvernement et les médias cachent ce qui se passe dans le pays: «Féminicides, déplacements forcés, meurtres de leaders sociaux…» Lorsque la réforme fiscale est arrivée, dit-elle, les médias alternatifs ont montré ce qui pourrait arriver si elle était approuvée et «les gens se sont enthousiasmés, ce fut le déclencheur». Bien qu’elle pense que les changements prendront beaucoup de temps, elle espère qu’au bout du compte «cela vaudra la peine» d’être descendu dans la rue. Elle réfléchit un instant lorsqu’on lui demande quelle image elle garderait de ce qu’elle a vu jusqu’à présent, mais répond sans hésiter: «L’amour des gens pour la Colombie.»
«Ils nous tuent»
Le bureau du médiateur, l’institution publique chargée de faire respecter les droits de l’homme, a recensé 42 décès au cours des deux premières semaines de manifestations. Pour sa part, l’ONG Temblores a enregistré 40 cas d’homicides attribués à la police. Les médias sociaux ont été remplis de vidéos dénonçant les abus de la police avec des messages tels que «Ils nous tuent» et «SOS Colombie».
Cali, la troisième plus grande ville de Colombie, a été le théâtre de certaines des plus grandes manifestations du pays, pour la plupart pacifiques. Mais c’est aussi l’épicentre des affrontements entre les manifestants et l’ESMAD qui ont fait la une des journaux internationaux. «Cali a été le fer de lance de la résistance», affirme David Erazo, un étudiant en sociologie qui travaille également comme livreur de nourriture, gagnant environ trois euros par semaine. David Erazo a rejoint la manifestation dès le premier jour et a été témoin de certaines de ces situations.
«Nous prenions le petit-déjeuner et un collègue nous a dit via WhatsApp qu’une tanqueta [petit véhicule blindé] arrivait», dit-il d’un ton calme, tout en précisant qu’il est courant de voir des tanquetas dans les universités publiques et qu’il «a une expérience préalable» sur la conduite à tenir. David Erazo poursuit en expliquant qu’à ce moment-là, certains de ses collègues qui avaient des boucliers faits maison, certains fabriqués à partir de panneaux de signalisation, ont constitué une première ligne de défense «pour éviter les attaques plus directes». Il avoue que, bien qu’il ait essayé de l’enregistrer avec sa caméra, l’essentiel dans ces situations est de «courir vers un endroit éloigné» et d’attendre que tout se calme.
Cette fois-ci, il a eu de la chance et a également échappé aux balles en caoutchouc, ce qui n’arrive pas toujours. Il se rappelle qu’une fois, il a été frappé aux épaules. Ces affrontements durent des heures, explique-t-il, et bien que les policiers soient censés avoir reçu l’ordre de ne pas viser les zones sensibles du corps, «ils tirent directement sur le visage». Les forces de police colombiennes dépendent du ministère de la Défense, et non du ministère de l’Intérieur, de sorte que les abus commis par la police bénéficient d’un haut niveau d’impunité. D’après Temblores, seules deux des 127 enquêtes ouvertes pour homicide entre 2017 et 2019 se sont terminées par une condamnation ferme.
David Erazo souligne que les jeunes des quartiers les plus pauvres de la ville sont sortis spontanément et que, selon lui, ce sont les jeunes qui ont le plus «nourri» la protestation. Il poursuit en expliquant que Cali est une ville où se concentrent de nombreuses personnes déplacées par le conflit et arrivées dans des zones «n’ayant pratiquement aucun accès aux services de base tels que les égouts et l’électricité». Selon les données de 2018 du conseil municipal de Cali, 205 000 personnes déplacées résident dans la ville après avoir fui la guerre. Il estime que «l’exclusion et le manque d’opportunités» auxquels sont confrontés ces jeunes peuvent expliquer pourquoi ils étaient «les porte-drapeaux de la grève». En 2022, il y aura des élections présidentielles et ce manifestant espère que ce sera le moment de «concentrer toute cette colère pour un gouvernement populaire».
Prêt à aller jusqu’au bout
Nia préfère ne pas donner son nom de famille, elle a 20 ans et n’étudie ni ne travaille. Elle fait partie du groupe connu sous le nom de «Nini», qui représente 33% des jeunes âgés de 14 à 28 ans. Elle vit dans l’un des quartiers les plus pauvres de Cali. Elle travaillait dans une entreprise où elle collait des étiquettes sur des pots de peinture, mais elle a été licenciée lorsque la pandémie a éclaté. Pendant la manifestation, elle a rejoint «Escudos Negros», un groupe urbain qui fait partie de la ligne de front de la résistance et qui réalise des blocages dans certaines rues de la ville.
Ces blocages sont une stratégie de ces groupes pour faire pression sur le gouvernement qui provoque des pénuries de nourriture, de médicaments et d’essence à Cali même mais aussi dans d’autres grandes villes du pays. Pour sa part, le président colombien a fait remarquer qu’ils sont illégaux et a précisé la position de l’exécutif: «Bien qu’ils ne soient pas réalisés avec des armes ou une agression physique, ils constituent en soi des actes violents.» [Ivan Duque a déployé à Cali des milliers de soldats pour éliminer les blocages.]
Nia s’est consacrée au soutien des différents blocages de la ville et a des fonctions très spécifiques en cas d’affrontement avec l’ESMAD. «J’aide à neutraliser les gaz (grenades lacrymogènes), avec du lait et de l’eau avec du bicarbonate», explique-t-elle. Lorsqu’on lui demande ce qu’elle pense de ceux qui critiquent cette forme de protestation, sa réponse est rageante: «Je leur dirais d’arrêter d’être si tièdes, sans empathie et ignorants, qu’ils ne se soucient pas du pays ou de ce qui se passe.»
Les demandes de ces groupes sont variées. Pour elle, ce qu’ils veulent, c’est un «vrai dialogue pour le changement» et si cela ne se produit pas, elle appelle à la démission de Duque et d’Uribe. «Que le salaire soit abaissé au niveau du salaire minimum pour les membres du Congrès, les sénateurs et toutes les personnes du gouvernement afin qu’ils puissent vivre avec 800 000 pesos (180 euros) pour voir s’ils sont capables [de vivre] comme le peuple», dit-elle d’un air enflammé. Le salaire minimum en Colombie en 2021 est fixé à environ 202 euros, soit six euros de plus que l’année précédente.
Elle fait ses adieux avec une déclaration brève mais résolue: «Nous sommes tous prêts à aller jusqu’au bout, prêts à donner notre vie.»
La résistance des zones rurales
Les peuples indigènes sont au centre de la résistance dans toute nouvelle mobilisation et, à cette occasion, ils ont également rejoint la manifestation. Juan Sebastián Salazar, 23 ans, fait partie de la garde indigène du peuple Kite Kiwe, dont les terres se trouvent dans l’une des régions les plus durement touchées par la guerre. Juan Sebastián Salazar est l’un des 20 000 défenseurs des terres que compte cette garde dans cette région et sa fonction est de veiller au respect des droits de l’homme dans le pays. «Ce gouvernement nous fait plier quand nous sommes isolés, c’est pourquoi nous nous unissons avec le reste des secteurs et nous serons victorieux en tant que peuple», dit-il. La Colombie est l’un des pires pays pour la défense des droits de l’homme, mais c’est encore plus dangereux pour les jeunes comme Juan Sebastián Salazar, car ils ont été les plus persécutés ces dernières années. Entre la signature des accords de paix [avec les FARC] en 2016 et avril 2021, 317 homicides de dirigeants indigènes ont été recensés, selon les données de l’Institut d’études pour le développement et la paix (Indepaz).
L’actuel cycle de mobilisation n’a pas fait exception. Face aux affrontements constants avec la police à Cali, une caravane de quelque 300 personnes de la garde indigène a décidé de quitter ses terres et d’accompagner les manifestants jusqu’à l’épicentre de la protestation. Peu avant d’arriver dans la ville, des civils armés ont attaqué le groupe, vraisemblablement avec la permission de la police qui a assisté à l’attaque sans défendre les manifestants. «Nous sommes arrivés à un endroit où ils ne nous laissaient pas passer, nous sommes sortis pour parler aux gens et c’est alors que des voitures blindées Toyota ont foncé sur nous.»
Douze personnes ont été blessées, dont un dirigeant qui a reçu deux balles dans l’abdomen et a dû être admis en soins intensifs. «C’était une expérience très dure, parce qu’en tant que gardes indigènes, nous n’avons que les «bâtons de l’autorité» [la garde indigène n’est armée que de bâtons], et avoir des personnes armées en face de nous est très rageant.» Le leader indigène est également l’un de ceux qui pensent que cette manifestation a été la première pour de nombreux jeunes et fait remarquer que l’exemple de la lutte des peuples indigènes pourrait être important à cet égard. Sa réflexion: «Nous sommes des référents en matière de résistance, donc les jeunes ont été encouragés à rejoindre cette grande cause, cette grande lutte.»
«Juvenicide» en direct
La génération des jeunes qui ont peu à perdre en a assez d’être les invisibles de ce système. Cela signifie que la confiance dans l’Etat est très fracturée. Selon une enquête de l’Observatoire de la jeunesse ibéro-américaine, 72% estiment que l’Etat n’est «pas très ou pas du tout démocratique».
Pour Germán Muñoz, professeur et chercheur sur la jeunesse à l’Université nationale, cette fracture est le résultat d’une provocation intentionnelle du pouvoir: «C’est une politique d’Etat contre les jeunes, un meurtre systématique et planifié.» Germán Muñoz est également membre du réseau ibéro-américain de débat et d’action collective contre le juvénicide et spécialiste des explosions sociales de ces dernières années dans la région. Il explique qu’en Colombie, il y a un «soulèvement populaire» des jeunes dans les quartiers les plus pauvres. «Ils ont faim, ils sont en colère, ils en ont assez des violences policières, ils n’en peuvent plus.» Il critique également les méthodes de l’Etat: «C’est une guerre de pierres contre des armes sophistiquées, de pointe et hautement meurtrières.» Germán Muñoz fait référence aux blindés équipés de munitions paralysantes et y compris une déclinaison de chevrotine qui sont des «armes mortelles» et qui ont été créées pour les affrontements entre armées, pas contre les manifestants, affirme-t-il.
Pour sa part, Rayén Rovira, professeure et chercheuse à l’Université nationale et également membre de ce réseau, affirme qu’il existe un «juvénicide direct». Elle déplore que la militarisation des villes fasse que les enfants des familles déplacées par la guerre vers les capitales soient ceux qui subissent aujourd’hui «la violence que leurs parents ont vécue dans les villages».
Le soulèvement en Colombie est la première d’une telle importance après ceux qui se sont propagés en Equateur, au Chili et en Haïti, avant la pandémie. Rayén Rovira pense que l’exemple colombien peut «donner du courage» aux autres mouvements latino-américains pour descendre à nouveau dans la rue: «Les jeunes de Colombie ont été l’étincelle, qui sait si quelque chose d’autre est encore à venir.»