Courts extraits d’un entretien avec Daniel Tanuro, ingénieur agronome et environnementaliste, auteur de L’impossible capitalisme vert.
On entend souvent dire que le capitalisme est la cause des problèmes écologiques. Pourquoi le concept de capitalisme est-il éclairant pour analyser la crise écologique? Le capitalisme est une société de production généralisée de marchandises. Cette définition implique à la fois le salariat comme forme particulière de l’exploitation du travail, la concurrence pour le profit entre propriétaires privés des moyens de production et la détermination ex-post des besoins humains par le verdict du marché. Dans cette société, par définition, les salarié·e·s produisent au-delà de leurs besoins, puisqu’une partie de leur temps de travail sert à produire de la plus-value pour le capitaliste. Cette plus-value sert non seulement à satisfaire les besoins du capitaliste mais aussi et surtout à faire grossir le capital. En effet, la concurrence contraint en permanence chaque capitaliste à baisser ses coûts unitaires, ce qui le pousse notamment à augmenter la productivité du travail en remplaçant les travailleurs·euses par des machines, donc à produire plus. Le capitalisme est donc intrinsèquement « croissanciste ». « Un capitalisme sans croissance est une contradiction dans les termes », comme disait Schumpeter. […]
Puisque le capitalisme « ne saura rien résoudre », comment trouver une marge d’action hors du capitalisme? Y a-t-il quelque chose à attendre des États, des organismes internationaux? Le capital suppose une monnaie et la monnaie suppose un État. Le capital a trouvé l’une et l’autre comme produits du développement social antérieur et les a investis en les adaptant à sa logique d’accumulation (de même qu’il a investi le patriarcat). Il n’y a donc absolument rien à attendre des États, ni des organismes internationaux qui sont des émanations des États. Cela ne signifie évidemment pas qu’il ne faut rien exiger des États: cela signifie qu’il faut construire un rapport de forces. Par exemple, un rapport de forces pour le développement du secteur public, la socialisation de l’énergie et la gratuité des services de base, sous contrôle démocratique.
Sans le mouvement pour le climat je ne pense pas que l’accord de Paris aurait fixé comme objectif de maintenir le réchauffement au-dessous de 1,5 °C par rapport à la période préindustrielle. Certes, l’accord de Paris n’est qu’une déclaration d’intentions, celle-ci n’est assortie d’aucun moyen d’action et la responsabilité de l’usage des combustibles fossiles n’est même pas mentionnée dans le texte… Mais cette déclaration d’intentions, en soi, représente un pas en avant.
Il s’agit maintenant d’exiger que ce pas en avant soit suivi de mesures concrètes, et de faire en sorte que ces mesures concrètes soient à la hauteur du défi, d’une part, et socialement justes (y compris par rapport à la justice climatique Nord-Sud, qui est un enjeu décisif), d’autre part. Or, c’est précisément dans le sens de cette double exigence que le mouvement climat tend à se développer sous nos yeux. C’est un processus plein de confusions, de tâtonnements et d’ambiguïtés. Vu l’urgence, on peut déplorer sa lenteur, mais les lignes sont en train de bouger, car la catastrophe climatique approfondit vertigineusement la crise de légitimité du capital et de ses représentants politiques. […]
D’un côté, on a Trump, Bolsonaro et ceux qui rêvent de les rejoindre sans oser le dire tout haut. On verra s’ils réussissent à affronter la mobilisation, qui ne peut que grandir. De l’autre côté, on a des adeptes du capitalisme vert qui ne réagissent que par des mesures insuffisantes… Mais ces mesures n’abusent personne et encouragent plutôt le mouvement à aller de l’avant, à la fois sur le plan de la mobilisation et sur le plan des revendications.
Le Green New Deal (GND) proposé aux États-Unis par Alexandria Ocasio-Cortez (et développé par Bernie Sanders, voir ci-contre)pour résoudre la crise sociale en sortant des combustibles fossiles en dix ans est un exemple de ces évolutions possibles. Ce Green New Deal n’est pas anticapitaliste: il contourne la nécessité de diminuer la production matérielle, il ne donne par conséquent aucune garantie de respect des diminutions d’émissions de gaz à effet de serre nécessaires pour rester sous 1,5°C, il laisse de côté l’enjeu clé de la justice climatique Nord-Sud et il n’exclut pas le retour aux technologies dites « à émissions négatives » (telles que la Bio Energie avec Capture-Séquestration du Carbone – BECCS). Cependant, le GND pourrait amorcer un tournant, en particulier parce qu’il invite le mouvement syndical à prendre la tête d’une vaste reconversion industrielle avec maintien des conquêtes ouvrières, ce qui pourrait favoriser une dynamique sociale intéressante.
Il y a d’autres indices d’une telle évolution possible. J’en citerai trois. La condamnation judiciaire du gouvernement néerlandais pour insuffisance de la politique climatique, la proposition de « loi climat » rédigée par des universitaires et déposée au Parlement belge par une union sacrée des partis (francophones) et le « pacte finance-climat » de Larrouturou-Jouzel (pour la création d’une banque européeenne du climat, NdR). Ce plan non plus n’a strictement rien d’anticapitaliste, mais sa mise en œuvre marquerait néanmoins un tournant, et il est significatif que ses auteurs le justifient en disant qu’il permettrait d’éviter non seulement le chaos climatique mais aussi le chaos financier et… la désintégration de l’Union Européenne. […]
Que faut-il en conclure? Qu’il faut avant tout renforcer, faire converger et protéger de la répression les mobilisations de masse dont le potentiel transformateur réapparaît. Il faut le faire fermement, sans hésiter devant les actions de désobéissance civile, mais sans tomber dans le piège de la violence minoritaire – donc en gardant toujours le souci de rallier la majorité sociale. Le combat qui est devant nous est un combat de longue haleine. L’objectif doit être de créer une situation telle que le cours actuel des gouvernements devienne politiquement intenable. Par sa «nature» de menace globale et terrifiante, l’enjeu climatique se prête à cette démarche. Il faut prendre exemple sur la lutte antinucléaire en Allemagne: elle a été gagnée par la construction à long terme d’un mouvement de masse résolu, qui a fait descendre des millions de gens dans la rue, sans discontinuer, pendant des années.
Je sais que la comparaison a ses limites: sortir des énergies fossiles en moins de trente ans est plus complexe que sortir du nucléaire (surtout qu’il faut, en France notamment, sortir en même temps du nucléaire!). Cela signifie que le chemin sera plus difficile. Il sera notamment jalonné des fausses solutions que le capitalisme vert en quête de légitimité proposera, et qu’il faudra démasquer pour repartir de l’avant, pour aller plus loin. Cela signifie mener une course de vitesse effrayante avec la destruction en cours, en s’appuyant sur chaque progrès de celle-ci pour renforcer la lutte. Il n’y a pas d’autre chemin possible, et pas de raccourci.[…]