« Tout est prêt pour un déconfinement le 11 mai, il ne reste qu’à fixer la date » s’amusent les internautes. Chaque jour qui passe, chaque déclaration gouvernementale confirment que la période qui s’ouvre est plus incertaine encore que celle dont nous espérons la fin. Nous avons vécu dans la peur du virus. Nous avons vécu dans la sidération devant l’amateurisme gouvernemental. Beaucoup ont vécu sous la pression de la précarité alimentaire. Ni la peur, ni la sidération, ni la précarité ne vont disparaître.
Nous nous étions demandé quand cela finirait. Bientôt sans doute. Les chinois avaient mis six semaines. Les italiens avaient 10 jours d’avance. Puis le doute s’est installé. Le bafouillage gouvernemental, les découvertes sinistres sur ce virus qui finalement attaque peut-être aussi le cœur et le cerveau, qui est peut-être récidivant, qui est peut-être transmissible aux animaux. La recherche clinique sur des remèdes possibles piétine dans la cacophonie et la course au brevet.
La question est alors devenue comment cela pouvait bien finir. Puis si ça allait finir. Puis enfin, tout simplement, qu’est-ce qui va arriver dans deux mois, dans deux semaines. Comme Slavoj Zizek nous commençons à penser « qu’il nous faudra désormais apprendre à mener une existence plus fragile, menacée ». A « vivre avec l’incertitude » ajoute Edgar Morin.
A mesure que grossit l’incertitude, le gouvernement affiche une détermination de plus en plus autoritaire. Ceux-là mêmes qui ont interdit de se promener sur les plage ou de sortir à deux, veulent nous obliger à mettre les enfants à l’école malgré l’avis du Conseil scientifique et à prendre massivement les transports en commun malgré les alertes lancées par la SNCF comme par la RATP. Notre inquiétude va maintenant se heurter aux certitudes économiques et sécuritaires des pouvoirs prêts à relancer la machine dans la discipline. Nous allons passer très vite de la résilience à la résistance.
Un temps de déconfinement incertain
La fin du confinement, si souvent espérée, si attendue, est devenue une perspective inquiétante. La libération se transforme en menace diffuse. Est-ce raisonnable d’envoyer les enfants à l’école alors qu’ils peuvent être un vecteur d’épidémie et les cibles de nouvelles formes d’infection cardiaque ? Est-ce envisageable de retourner au restaurant quand on connait les dangers des espaces confinés et de la climatisation ? Comment ferons-nous pour réguler la sécurité sanitaire dans des transports bondés ? Allons-nous tout désinfecter chez nous à chaque passage de nos petits enfants ? L’insécurité s’est installée et aucun pouvoir ne peut nous en protéger. Comme s’il «n’y avait plus d’après », comme chantait Guy Béart.
Nous savons maintenant que nous ne pourrons fermer aucune parenthèse car la pandémie nous fait entrer dans un nouveau temps : celui de l’expérience personnelle universelle d’une menace aussi mortelle qu’inégalitaire. Il n’y aura pas de retour à la normale après quelques semaines ou quelques mois » car « un certain nombre de choses ne redeviendront jamais normales » nous annonce Gideon Lichfield, rédacteur en chef de la MIT Technology Review. « C’est le début d’une déstabilisation en cours, il n’y aura pas d’après », confirme le philosophe Dominique Bourg. Qui sait en effet combien de temps nous devons vivre avec le covid-19 ? Qui sait dans quel état sera le monde dans quelques semaines ou quelques mois ? Qui sait comment se remettra en selle un capitalisme jamais à cours d’inventivité ? Qui sait jusqu’où iront les dérives autoritaires instaurées par les Etats ? Qui sait jusqu’où ira la délégitimation de pouvoirs « qui ont oublié que le réel est implacable et que le réel, le vrai réel, pas les conventions de l’économie, le réel physique, médical, climatique, biologique, n’est pas soluble dans les astuces publicitaire. » (Aurélien Barreau).
Nous sommes nombreux pour tant à penser, à dire, à jurer en colère que celles et ceux qui nous ont mis dans cette situation ne l’emporteront pas en Paradis Mais qui sont-ils ? Le gouvernement français qui patouille, ment et méprise ? Celui qui l’a précédé qui a liquidé les stocks stratégiques de masques et de matériel sanitaire ? L’OMS qui a donné l’alerte trop tard sur pression chinoise ? Les grands laboratoires pharmaceutiques plus soucieux de la course aux brevets que de l’urgence sanitaire ? Le capitalisme financier qui a ravagé la planète et nos vies et fait naître des monstres comme le SRAS ou le Covid-19 ? Les gouvernements du monde qui n’ont tenu aucun engagement en matière de climat et de biodiversité ?
Les responsables de la situation, nous les connaissons tous et nous les connaissons depuis longtemps. Nous savons que l’incompétence des gouvernements n’est pas seule en cause. Nous sommes confrontés aux conséquences pratiques et vitales de logiques économiques et financières auxquelles ces pouvoirs restent obstinément fidèles. Et nous faisons, année après année, l’expérience de la faible efficacité des formes traditionnelles d’action politique pour enrayer ces logiques dévastatrices pour la vie, la biodiversité et la planète. Les soulèvements de 2019 ont dit, chacun à sa façon, que nous n’avons plus le temps d’attendre que des gouvernements nationaux prennent enfin des décisions en matière sociale comme en matière de climat, de biodiversité et d’environnement comme de démocratie réelle qu’aucun parti ne veut ni ne peut prendre contre un capitalisme financier mondialisé.[1]
Le temps du monde s’est accéléré et l’expérience du Covid-19 nous met face à l’urgence pratique de notre survie.
Cette urgence est immédiate quand les exigences du déconfinement apparaissent comme plus économiques que sanitaires. La relance « quoi qu’il en coûte » dans les écoles des zones rouges et dans le métro parisien alors qu’on interdit les plages et les forêts ? On finit par se demander s’il n’y a pas encore plus de cynisme que d’incompétence. S’il s’agit d’un déconfinement ou de l’instauration d’un régime bio-sécuritaire.
« Le temps de rêver est bien court »[2]
Durant quelques semaines nous avons vécu un paradoxe : la violence même de la crise et la sidération ont accrédité l’idée rassurante qu’elle ne pouvait être que temporaire, qu’il y avait un « après » à inventer, que le confinement, comme une suspension du réel était le moment d’y penser. Cette fenêtre d’imaginaire qui semblait s’ouvrir à toutes et tous est celle de l’arrêt global du pays et du monde. C’est celle des grèves générales, celles du « tout est possible ».
C’est bien ce à quoi nous a convié Bruno Latour dans un texte paru le 30 mars, « c’est bien maintenant qu’il faut se battre pour que la reprise économique, une fois la crise passée, ne ramène pas le même ancien régime climatique contre lequel nous essayions jusqu’ici, assez vainement, de lutter. » Il nous propose d’imaginer les « gestes barrières » pour lutter contre le retour du néolibéralisme, « d’utiliser ce temps de confinement imposé pour décrire, d’abord chacun pour soi, puis en groupe, ce à quoi nous sommes attachés ; ce dont nous sommes prêts à nous libérer ; les chaines que nous sommes prêts à reconstituer et celles que, par notre comportement, nous sommes décidés à interrompre. »
« Et si c’était l’heure de tout réinventer ? » a interpellé Radio Nova, « De profiter de ce confinement pour repenser, tous ensemble, la société, l’amour, le sexe, le travail, l’éducation, la culture, la nourriture, la politique ou notre rapport à la planète ? Le temps d’une boucle WhatsApp infinie, Nova donne la parole à tous les cerveaux confinés pour imaginer la société de demain. » L’imagination au vitriol des écrivaines et écrivains sollicités y trouve toute sa place depuis « demain tous les pays seront dirigés par des femmes » à « demain tous les ambitieux se battront pour devenir éboueurs à des salaires mirobolants » en passant par « demain les toucans et les cacatoès attaqueront les drones de la police. »
La Croix rouge, WWF France, Make.org, le Groupe SOS, Unis-Cité et le Mouvement UP ont lancé un site pour « répondre à cette question cruciale : “Crise Covid-19 : Comment inventer tous ensemble le monde d’après ? ». Leur but serait de « constituer un Agenda citoyen donnant à l’ensemble des acteurs de la société civile une boussole de vos priorités pour construire ensemble le monde de l’après-crise. » La finalité du site est orientée sur la formulation de propositions pratiques qui font l’objet d’un « festival » rebaptisé l’Académie du monde d’après » en ligne les 11 et 12 avril.
Le 7 avril, le Parisien invite ses lecteurs à raconter « leur » monde d’après et à partager leurs idées sur « ce que sera leur quotidien demain » avec un formulaire de réponse et un mail de retour à finalité de publication. France Culture s’interroge « le monde d’après : la rupture aura-t-elle lieu ? » puisque « personne ne peut imaginer que la mise en panne de l’économie mondiale pour cause de confinement de la moitié de la population humaine puisse rester sans effet sur la suite de notre histoire. » La réflexion est menée sur des analyses déjà publiées. Le Point affiche de son côté la volonté de « penser le monde d’après » en interrogeant « politiques, économistes, scientifiques et philosophes. » Médiapart ouvre une série d’articles et d’entretiens intitulée « le Monde d’après .»
De l’utopie sarcastique à la proposition concrète, du quotidien des lecteurs du Parisien aux réflexions d’universitaires ou de militants, les registres d’expression sont extrêmement variés. La diversité vient moins de degré plus ou moins important de conceptualisation entre un entretien avec Edgar Morin et un texte publié par Le Parisien ou une proposition de « l’Académie du monde d’après », que le degré d’ancrage dans l’expérience du présent. Pense-t-on le monde d’après en puisant dans nos rêves d’avant ou en puisant dans notre confrontation au présent ? Pense-t-on le monde d’après comme Yves Cochet dans son jardin potager de Bretagne ou comme une infirmière de l’Hôpital Delafontaine à Saint Denis, dans un département où le taux d’occupation des lits de soin intensif est encore de plus de 190% quand Edouard Philippe détaille le plan de déconfinement ?
On se doute que François Ruffin n’a pas été surpris d’être rattrapé par le réel lorsqu’il a lancé son site lan01.org sous l’égide du fameux « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste » de Gébé. D’abord bande dessinée publiée de 1971 à 1974 dans Politique Hebdo, Charlie mensuel puis Charlie Hebdo l’an 01 exprimait l’utopie anti productiviste issue de mai 1968. Jacques Doillon, Alain Resnais et Jean Rouch l’ont porté à l’écran en 1973 sur un scénario de Gébé. La légèreté critique et décapante des années 1970 est plus difficile en 2020. Les émissions en direct de François Ruffin de sa cuisine sont plus un lieu de témoignage des « fronts » tenus par des soignantes, des caissières, toutes celles et tous ceux qui tiennent le pays debout pendant le confinement.
Le temps de programmer est révolu.
Cette crise est-elle une « opportunité » ? Est-ce « une énorme brèche », « l’occasion de proposer des mesures audacieuses, plus audacieuses encore que la reconstruction de l’après-guerre », de « faire passer de mesures en faveur du bien commun et des services publics » en profitant de la « sidération des élites et des peuples » ? Yves cochet s’engouffre : « il faut construire des éco-villages résilients, des biorégions, dans le cadre d’une démocratie locale. Même la France, même les régions actuelles sont trop grandes. Il faut vraiment démondialiser l’économie actuelle. Une des principales structures de propagation du virus, c’est la mondialisation, les échanges… »
Si la réalité de la brèche reste à démontrer, il est clair que la tentation des plans sur la comète est forte. Et il est de la responsabilité des organisations sociales et politiques d’occuper le créneau de la proposition. Yannick Jadot dans un entretien au Journal du Dimanche du 4 avril 2020 y tient son rôle en proposant un Grenelle de l’environnement, « associant toutes les forces vives de notre pays, collectivités, entreprises, syndicats, associations, État. » Quelques jours plutôt un « Grenelle du Covid-19 », concertation entre les acteurs de la vie politique, scientifique et de la société civile pour préfigurer la société d’après l’épidémie avait été proposé dans la tribune collective de neuf universitaires, dont les philosophes Dominique Bourg et Frédéric Worms, publiée dans Le Monde.
Le monde partisan retrouve ses habitudes. Jean Luc Mélenchon tient un meeting réussi en ligne le 16 avril. Julien Bayrou, porte-parole d’EELV s’enflamme dans une polémique avec la France Insoumise. Des candidats en ballottage municipal se placent pour la suite comme le socialiste Mathieu Hanotin à Saint-Denis qu’on voit masqué portant des paniers repas solidaires dans un tract numérique diffusé en avril. Quant au maire de Grenoble, Éric Piolle il, estime «qu’une brèche est ouverte» dans le dans le macronisme et que cette brèche constitue un « boulevard pour la gauche » dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022.
On pourrait lui répondre, comme à tous ceux qui ne regardent que les horizons institutionnels déjà balisés que si une brèche est ouverte, elle l’est dans tout le dispositif politique partisan et parlementaire. Si la confiance dans la capacité du gouvernement actuel à gérer la crise ne cesse de baisser (jusqu’à 38% la veille de la présentation du plan de déconfinement) ce n’est pas pour autant un blanc-seing donné à ceux qui aspirent à le remplacer. Surtout lorsqu’on sait que la désorganisation des compétences de l’État dans cette crise est aussi de la responsabilité du quinquennat précédent. Une nouvelle génération se construit sans doute dans cette expérience brutale qu’exprime par exemple l’Initiative « résilience commune » qui regroupe des jeunes militants écologistes, socialistes et communistes qui se définissent eux-mêmes comme « la génération climat »
Mais avons-nous seulement le temps de construire patiemment des stratégies de mobilisation et d’alliance électorales sur des échéances pluriannuelles ? L’imaginaire et la combativité populaire ne s’investit pas dans ces plans sur la comète institutionnels mais sur l’expérience d’un corps à corps : celui des mobilisations des années passées et celui du combat actuel pour sauver des vies.
Cet imaginaire et cette combativité se retrouveront plus facilement dans le « Plus jamais ça ! » de 19 responsables d’organisations syndicales, associatives et environnementales dont Aurélie Trouvé (Attac), Philippe Martinez (CGT), Cécile Duflot (Oxfam), Jean-François Julliard (Greenpeace) dans une tribune commune publiée sur France Info le 27 mars. L’ancrage dans les mobilisations présentes conduit ainsi à des recompositions singulières dans la brèche ouverte depuis près de deux ans dans la politique partisane et parlementaire. On en trouve un écho international dans la tribune collective « 1er mai: le rôle central des travailleurs face aux crises » signée par des militants pour le climat, responsables de 350.org, de Greenpeace, de la Confédération Syndicale Internationale et organisateurs de « Fridays for Future.
Le temps de la planète ne s’est pas arrêté.
La pandémie est-elle l’acte 1 de l’effondrement tant annoncé ? Toutes celles et tous ceux qui après Pablo Servigne et Raphaël Stevens ont grossi ce courant de réflexion et de travail nommé la collapsologie n’ont pas de mal à nous le dire aujourd’hui : « ce n’est pas faute d’avoir prévenu ! » Leur arguments ne manquent pas de poids, même s’ils avouent que les modèles mobilisés depuis le Rapport Meadows du Club de Rome en 1972 tablaient plutôt sur un effondrement systémique voire une apocalypse démographique. A la prévision de l’épuisement des ressources des années 70 s’était ajoutées les prévisions sur le réchauffement climatique. Et on sait que depuis 40 ans les pouvoirs publics, malgré des déclarations solennelles, ont été incapables non seulement d’empêcher mais même de ralentir le désastre en cours. Le risque de pandémie n’a jamais été oublié et a parfois été signalée comme un déclencheur possible d’effondrement comme par Yves Cochet dans un essai de 2019 .
Mais les collapsologues n’étaient pas les seuls à détailler jours après jour notre marche à l’abîme. Nous connaissons avec précision la mécanique infernale et les changements déjà à l’œuvre avec leur lot de catastrophes en chaîne. 2016-7-8-9 sont les années les plus chaudes jamais enregistrées. Le taux de CO2 dans l’atmosphère atteint un record jamais vu depuis 3 millions d’années. Son augmentation s’accélère
Nous connaissons parfaitement les effets rapides qu’il nous faut redouter, outre la multiplication des canicules et les cyclones plus nombreux et plus violents : l’engloutissements d’un certain nombre d’îles, les menaces sur de grandes villes littorales, la disparition de la grande barrière de corail et d’une espèce animale sur six, la transformation de régions entières en fournaises invivables, notamment le Moyen-Orient. Pas moins de 25 millions de personnes ont été « déplacées » en 2019 à cause de catastrophes naturelles, trois fois plus que dans les conflits armés.
Le début d’année 2020 est dans la droite ligne de cette accélération, malgré la mise à l’arrêt de la moitié du monde. Pour le seul mois de mars, l’écart de température moyenne est de 1,18°C par rapport à la moyenne 1951/1980 sur l’ensemble de la planète. C’est le deuxième mois de mars le plus chaud depuis 1880. La grande majorité des terres émergées connaissent des hausses bien supérieures, jusqu’à 8,4°C. Rappelons que l’Accord de Paris de Paris de la COP21 affichait pour maximum 2°C supplémentaires et comme optimum se rapprocher le plus possible des 1,5°C. Dans ce contexte, notre continent, l’Europe, se réchauffe de plus en plus vite.
La diminution drastique des gaz à effet de serre durant la pandémie a certes laissé un court répit à la planète et dégagé un peu l’horizon. Ce n’est rien eu égard aux efforts nécessaires pour éviter de transformer la planète en fournaise et éviter notamment par la fonte du permafrost, la libération d’autres bactéries et virus dévastateurs.
Quelle est alors la place de la crise sanitaire dans ce processus inéluctable ? Une « première crise cardiaque »? L’acte 1 d’un engrenage qui nous conduira à la crise économique, alimentaire, démographie ? Ou un dernier avertissement comme le suggère Yves Citton ? Nous pouvons au moins être certains de deux choses : l’avertissement ne sera pas entendu par celles et ceux qui décident de nos vie et pourtant le monde ne sera plus jamais comme avant.
L’avertissement ne sera pas entendu car aucun avertissement n’a jamais été entendu depuis un demi-siècle. La non prise en compte des avertissements de plus en plus nombreux et pressants des savants comme des peuples sur les dérives climatiques n’est pas une affaire de conviction. C’est une logique de système. A Paris en 2015, les promesses étaient là et parfois les convictions. Mais cinq ans après le bilan est terrible. La COP24 réunie à Katowice du 2 au 15 décembre 2018 se termine sur la satisfaction générale des Etats d’avoir pris des décisions en retard de quatre années alors même que le dernier rapport du GIEC publié en octobre soulignait l’accélération du réchauffement, la sous-estimation des diagnostics précédents.
La catastrophe qui commence n’est pas une inconséquence collective ou un effet d’aveuglement des pouvoirs. L’inaction ne provient pas de l’ignorance ou du climato-scepticisme de quelques-uns. Cette catastrophe matérielle est devenue un des ressorts d’un capitalisme contemporain qui s’est financiarisé, numérisé et, d’une certaine façon, dématérialisé. Dans le « capitalocène »[3], ce capital rentier et prédateur a mis la main sur nos vies entières et se nourrit de leur destruction. Ce capitalisme dématérialisé se gave de la destruction des emplois, de la destruction des Etats, de la destruction du monde, de la destruction des vies. Saskia Sassen parle de capitalisme « d’extraction » ou de prédation[4]. Il s’agit « d’extraire » du monde humain et du monde vivant en général des richesses au profit d’un dispositif financier autonomisé et d’une extrême minorité extrêmement riche. Chaque extraction ne laisse derrière elle que des ruines humaines, sociales, politiques, écologiques.[5]
Le temps des menaces est déjà là
Il nous faut aussi regarder avec précision ce que cette crise est en train de briser et d’ouvrir dans les consciences. Il nous fait regarder avec lucidité ce que cette crise ouvre aussi comme possible aux puissants.
Il est clair que la légitimité biopolitique des pouvoirs en place, sur le terrain du soin porté à leurs peuples, à la vie, à la planète, déjà largement entamée dans les années écoulées se trouve en quelque sorte achevée dans ce que Quentin Hardy nomme « un saut de l’ange existentiel ». Il est clair que l’ordre néolibéral est totalement décrédibilisé. Il est clair que le danger que fait courir à l’humanité la course à la croissance dévastatrice commence à devenir tangible. Mais la mise à mal de ces vieilles certitudes, aussi mortifères soient-elles, peut entraîner avec elle tous les systèmes de repères.
Des Etats parmi les plus puissants s’enfoncent dans des guerres internes à l’issue improbable. Jair Bolsonaro hostile au confinement parce qu’il faut bien que les pauvres continuent à travailler fait campagne contre les Etats qui le décident et se sépare même de son ministre de la Santé, Luiz Henrique Mandetta le 16 avril. Donald Trump soutient des manifestations anti-confinement dans les Etats démocrates qui prennent parfois un tour insurrectionnel. Le 30 avril, le Capitole de l’État du Michigan à Lansing est pris d’assaut par des manifestants dont certains en armes.
« Nous assistons, à peu près partout, au déverrouillage des passions les plus obscures, à la réhabilitation de la part à la fois bestiale, dionysiaque et virale de l’humain » avertit Achille Mbembe qui parle de processus de « dilacération ». « C’est quelque chose de colossal, qui ne se laisse pas saisir dans les catégories habituelles d’analyse », Nous en voyons des bribes lorsque des habitants attaquent un centre de quarantaine de malades du Covid à Cadix le 25 mars ou à Birbhum en Inde le 4 avril, lorsque la foule attaque un centre de dépistage à Yopougon les 5 et 6 avril , lorsque des funérailles sont empêchées à Bizerte le 31 mars ou à Daqahliya en Egypte le 11 avril, lorsque des musulmans accusés de répandre le virus en Inde sont lynchés à Gumla (Jharkhand) le 8 avril. Nous en voyons des expressions cyniques sur le sacrifice nécessaire des plus âgés dans les propos tenus par des responsables ou journalistes américains et l’indifférence française aux EHPAD pendant des semaines, dans la guerre des masques que se sont livrés les Etats les plus puissants de la planète. Nous en voyons l’application silencieuse dans l’abandon des plus précaires, des SDF, des foyers de travailleurs migrants comme le foyer Romain Rolland à Saint Denis qui compte aujourd’hui 5 morts, les camps de réfugiés en Grèce. De ces dérapages, nous verrons les suites dans le succès à venir des discours nationalistes et xénophobes.
Non, on ne peut pas dire comme Pablo Servigne que puisque« les élites et les peuples sont sidérés» il nous faut « profiter de cette brèche (…) plutôt que d’attendre que les capitalistes et les autoritaristes fassent passer des mesures antisociales et liberticides. » Car il apparaît dès aujourd’hui que « ce déverrouillage des passions » dans la sidération du malheur et de la peur est bien la brèche dans laquelle s’engouffrent d’ores et déjà les puissants, même complètement délégitimés, pour déployer la « stratégie du choc » analysée par Naomi Klein dès 2008[6].
L’aspect le plus visible et le plus immédiat de cette stratégie est le contrôle des corps et la restriction des libertés légitimés par l’argument sanitaire et facilité par notre propre inquiétude. Vient immédiatement dans la foulée la casse du droit du travail par la loi d’Urgence sanitaire du 23 mars 2020 en France. Nous aurons la remise en cause des maigres législations environnementales au nom de la reconstructions, le soutien de l’argent public au privé au nom de la consolidation des industries et services stratégiques. Au Brésil, la crise sanitaire est l’occasion d’une accélération du pillage des terres indigènes, notamment des Yanomani, et de la déforestation par les grands propriétaires et les compagnies minières. Le diable se niche aussi dans les détails . En France les critères du Label Rouge alimentaire ont été abaissés au prétexte de la crise : veaux plus âgés, Tomme de Savoie surgelée. Le sac plastique revient en force. Pour préparer le déconfinement et fournir en masques chacune et chacun, le gouvernement préfère actionner la guerre commerciale de la grande distribution. Auchan, Leclerc, Carrefour y vont chacun de leur promotion en faisant miroiter des stocks miraculeux qui additionnés d’élèvent à 400 millions quand les pharmacies et les hôpitaux peinent à se faire livrer.
On suivra mieux l’auteur de « Comment tout peut s’effondrer » lorsqu’il signe dès le 21 mars aux côté de Corinne Morel-Darleux, Aurélien Barrau et Alain Damasio un texte collectif paru dans la revue Terrestre qui propose de « Retourner la «stratégie du choc » en déferlante de solidarité ». Car nous pouvons nous mettre dans le sillage « des soulèvements des peuples partout dans le monde au cours des derniers mois, du Chili au Liban, de l’Algérie au Soudan », et cette nouvelle exigence collective et politique de qui « mettre nos corps en jeu. »
Il reste à en identifier les principes et les forces vives pour « anticiper la réponse de l’État au réchauffement climatique » et refuser d’être « la chair à canon » de « la logique militaro sanitaire » comme le propose le collectif Pour une Écologie Populaire et Sociale (PEPS) dans une déclaration du 1 avril intitulée « leur résilience et la nôtre ».
L’idée est simple : « La gestion de la crise n’est pas une affaire d’experts, de policiers ou de militaires. Elle est l’affaire de toutes et de tous. ». Nous pouvons y ajouter une seconde ancrée dans l’expérience de ces dernières semaines : plus que jamais nous devons tenir le principe que toutes les vies comptent. Car la survie de l’humanité ne se divise pas sauf à sacrifier l’essentiel : cette part de l’humanité qui mérite qu’elle soit sauvée, cette part qui la sépare de la barbarie et que la panique sanitaire peut nous faire oublier. Mais ces deux idées simples apparaissent aujourd’hui comme terriblement subversives.
Le temps de la vie qui se soulève[7]
La crise sanitaire n’arrêtera pas la logique destructrice du capitalisme contemporain. Pas plus que cette dernière n’a été le moins du monde freinée par les gauches politiques au niveau mondial depuis 30 ans. Les expériences latino-américaines qui avaient porté tant d’espoir ont sombré dans la corruption ou le renoncement. Les gauches européennes se sont dispersées et pour une part dissoutes.
Les résistances ont le plus souvent surgi depuis 10 ans hors du champ politique traditionnels comme autant de cris contre l’illégitimité des pouvoirs et l’impuissance de leurs opposants officiels. Ce jaillissement a été, selon l’expression de Martin Luther King, « le langage de ceux qu’on n’entend pas », le langage de l’engagement du corps, de la revanche des corps contre un capitalisme mortifère. L’émeute est d’abord un surgissement de la vie. Le monde politique n’a pas voulu voir et entendre la montée en puissance d’une décennie d’émeutes et d’affrontements. Ce monde politique n’a pas voulu entendre ou juste cherché à instrumentaliser cette colère contre le mépris de la vie et la corruption des pouvoirs.
2019 fut l’acmé de cette vague de fond : année des Gilets Jaunes, des grandes mobilisations de défense du climat, de la résistance à la casse du service public de santé, de la résistance à la financiarisation de nos retraites, de soulèvements pour la vie et la démocratie dans une vingtaine de pays. Dès janvier 2019, des peuples criaient leur colère au Venezuela et au Soudan où commençait une mobilisation de longue haleine. Successivement les mobilisations touchent Haïti (février puis septembre), le Sénégal (février), l’Algérie avec le Hirak (mars), la Colombie (d’avril à l’automne), le Honduras (mai), Hong Kong (juin-décembre), la Papouasie (août), l’Indonésie (septembre), l’Éthiopie, l’Équateur, le Chili, Panama, l’Irak, le Liban, le Honduras, la Guinée Conakry, la Catalogne, la Bolivie (octobre), l’Iran.
Comme en 2011, lors de ce qu’on a appelé le Printemps arabe, mais avec encore plus d’ampleur et comme les Gilets Jaunes, ces soulèvements sont venus sans crier gare, sans préparation, sans organisation, sans leader. Leur déclencheur a toujours été très concret et lié à une décision des pratiques gouvernementales. Le néo-libéralisme et la conjoncture internationale globalisée marquent chacun d’eux. La hausse des prix du transport, du carburant, des taxes ou les pénuries déclenchent une révolte globale contre la financiarisation de l’économie et le mépris de la vie en France, au Liban, en Équateur, au Chili, en Irak, en Iran. Les lois liberticides, la gérontocratie opaque, la corruption, la fraude électorale, la violence d’État sont les cibles d’une insurrection contre les systèmes politiques dans leur globalité en France, en Algérie, au Venezuela, en Haïti, en Indonésie, à Hong Kong, en Guinée, au Panama, en Bolivie. Dans tous ces pays des peuples ont imposé leur présence physique par des cortèges ou, comme en 2011, par des occupations de places (place Tahrir à Bagdad, sit-in géant au Soudan) ou de ronds-points.
Quand dans le monde toute la classe politique était la cible de la colère populaire, une grande partie de cette classe politique regardait en retour cette colère avec effroi, sinon avec mépris. La critique des pouvoirs économiques et politiques qui mènent le monde à sa destruction est devenue globale comme l’exigence de démocratie, de justice, d’égalité et de moralité publique Elle est d’une détermination totale. « Ils nous ont tout volé, même la peur » crient les Chiliens qui affrontent les forces gouvernementale. Ce slogan aurait pu être celui de tous ces peuples. Car partout l’illégitimité flagrante de ces pouvoirs a généré de la violence d’État.
Avec ce soulèvement des corps et du vivant, nous assistions déjà à une sorte « d’effondrement politique du monde » quand le Covid 19 a frappé. Le 29 février 2020, alors que la pandémie était là et que des mesures s’imposaient, le gouvernement français vivait encore à l’heure de son enlisement face à la résistance majoritaire à la réforme des retraites et annonçait le 49.3.
Le temps s’accélère.
Le confinement de la moitié de l’humanité et le contrôle général des corps ont très vite, mais temporairement, eu raison des rassemblements de masse. Les corps et la vie menacée désertent les lieux publics. La tentation était grande pour les gouvernements de pousser l’avantage en réprimant en silence. En Inde, le coronavirus est prétexte à disperser les derniers pôles de résistance au Citizenship Amendemnt Act (Réforme du droit de la nationalité défavorable aux musulmans ). Au Chili, 18 mars, avant le moindre décès déclaré dans le pays, Pinera déclare pour 90 jours « l’état d’exception constitutionnel pour catastrophe » permettant le déploiement de l’armée pour le maintien de l’ordre. En Algérie, à Hong Kong, au Nigéria, des militants sont arrêtés.
La pandémie met à nu les logiques du capitalocène et des pouvoirs qui le gèrent. Elle en accélère les processus. Elle met le système face à ses propres contradictions, quand, à Singapour, une reprise de l’épidémie provient des conditions sanitaires désastreuses des foyers de travailleurs immigrés. Partout la mort touche d’abord les plus démunis. Aux USA la population noire paie le plus lourd tribut. Au Royaume Uni, le Covid-19 tue deux fois plus dans les quartiers pauvres. En France la Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France métropolitaine mais aussi le plus jeune est un des départements les plus touchés.
Le tsunami sanitaire, politique, personnel que nous vivons porte avec lui un tsunami social qui n’en est qu’à son début. Selon l’Organisation internationale du travail, quatre personnes sur cinq parmi les 3,3 milliards de travailleurs dans le monde sont affectés par la fermetures de leur lieu de travail, et jusqu’à 195 millions d’emplois pourraient au total être détruits. En France, au seul mois de mars, le chômage a fait un bond historique de 7%. Aux USA, 6.6 millions de personnes se sont inscrites au chômage en trois semaines. D’ores et déjà, le confinement fait des ravages dans l’économie urbaine informelle qui représente 32 % du PIB en Asie orientale, au Moyen Orient, en Afrique du Nord, 35% en Asie du Sud et centrale, 28% en Amérique Latine et 40% en Afrique subsaharienne. Une bonne partie du monde, souffre plus des mesures de confinements sans accompagnement humanitaire que du Covid-19. Les inégalités sociales et géopolitiques ne peuvent que s’aggraver encore alors que le monde sort à peine d’une année de soulèvements populaires historiques.
En Inde où le confinement a jeté sur les routes des millions de travailleurs, les « mazdoors », saisonniers et migrants internes piégés à des centaines de kilomètres de leur domicile et enfermé les plus pauvres dans des quartiers où ils n’avaient plus qu’à mourir de faim. Les agents du gouvernement local de Delhi qui avaient tenté d’organiser des bus d’évacuation ont été lourdement sanctionnés par le gouvernement fédéral. Il a fallu attendre cinq semaines pour des trains soient autorisés à les rapatrier. Cinq semaines de famine, cinq semaines de violence policière, cinq semaines de contamination massive dans des centres de rétention infâmes.
Selon mes relevés quotidiens, en mars et avril 2020, 282 émeutes ou affrontements civils liés à la gestion de la pandémie, dont 84 mutineries de prisons (notamment en France, en Italie, en Argentine, en Colombie et en Iran), ont secoué 47 pays. Une cartographie dynamique et commentée a été mise au point à partir de mon travail de recension sur le site Lepoing.net. La faim et les défauts de l’aide alimentaire sont de tous les continents. Émeutes et pillages éclatent notamment en Colombie, au Venezuela, au Mexique, en Afrique du Sud. En France , une police en roue libre déclenche de nombreux incidents dans les quartiers populaires frappés par la précarité y compris alimentaire. Le 18 avril, le préfet de la Seine-Saint-Denis avait alerté sur « de possibles émeutes de la faim ».
Après quelques mois de restrictions sanitaires et sécuritaires, les soulèvements de 2019 ressurgissent. De nouveaux affrontements ont lieu en Irak les 21 et 26 avril. De nouvelles manifestations sont dispersées à Hong Kong le 29 avril. De nouvelles barricades apparaissent à Santiago, Iquique et Penalolen les 24, 26 et 27 avril. Surtout, au Liban touché par une crise monétaire et donc sociale, les émeutes avec attaques de banques éclatent à Beyrouth, Tyr, Tripoli, Saïda les 23, puis 27-28-29 avril. Le premier mai est l’occasion d’affrontements à Valparaiso, Hambourg, Berlin et Hong Kong.
Le Covid-19 n’a fait disparaître ni les protagonistes de l’affrontement de 2019 et des années qui l’ont préparé, ni ses enjeux fondamentaux. Il les a fait passer du terrain de la révolte à celui de la mobilisation de compétences solidaires en concurrence à l’État néo libéral. Il les a fait entrer dans l’urgence concrète de la survie de l’humanité.
Des peuples qui ont cessé d’avoir peur font l’expérience quotidienne de l’incapacité de leur gouvernement. Nombre d‘actrices et d’acteurs des mobilisations de 2019 et début 2020 sont aujourd’hui soit au front, dans les hôpitaux, sur l’ensemble de la chaîne de distribution alimentaire, dans les transports, soit investis dans des réseaux de solidarité et d’entre-aide malgré le confinement et les risques de contagion. Au Sénégal, le mouvement « Y en a marre », créé en 2011 et qui joua un grand rôle dans la chute du président Wade, s’est investi dans la mobilisation contre le Coronavirus. Il produit ainsi un clip « Fagaru Ci Coronavirus » diffusé dès mars sur les réseaux sociaux pour sensibiliser les jeunes à la prévention. Cet engagement s’allie à la vigilance et la dénonciation en avril du manque de transparence dans la distribution de l’aide alimentaire.
On nous fait craindre une « deuxième vague » de la pandémie de coronavirus. Mais les pouvoirs craignent de leur côté une deuxième vague des peuples, sous une autre forme peut-être, plus expérimentée sans doute, et tout aussi déterminée. Nous mesurons maintenant que la pandémie n’est pas une parenthèse qui aurait tout arrêté. C’est au contraire un formidable « accélérateur à particules » politiques.
Notre force, leur peur.
Le premier ministre français dans son discours du 28 avril n’a rendu hommage qu’à la « fatigue » des personnels soignants. Il était pour lui hors de question de saluer le sacrifice des milliers d’entre eux qui ont été infectés, de celles et ceux qui sont morts, de saluer l’intelligence collective qui a permis de doubler les lits de réanimation et d’assurer les soins. Ce sont des femmes et des homme qui ont tenu et non un abstrait « système de santé » auquel il fait sans cesse référence. Cet « oubli » est un choix délibéré. Il ne lui était pas possible de rendre hommage à l’engagement de ces multiples anonymes, des réseaux de solidarité qui ont permis la survie des familles les plus précaires et ont pallier la défaillance criminelle de l’État. Pas plus qu’il n’était possible à ce pouvoir d’associer la société civile au plan de déconfinement comme lui proposait pourtant le 14 avril, dans une note « confidentielle », le président du Conseil scientifique, Jean François Delfraissy.
La démarche de ce dernier n’était pourtant pas révolutionnaire. Jean-François Delfraissy qui fut en 2005, directeur de l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales, a expérimenté face à d’autres épidémies l’utilité des savoirs partagés. Il souligne que « Les questions éthiques et sociales » à régler « méritent d’être discutées dans des lieux où les acteurs de la démocratie sanitaire peuvent retrouver un rôle actif ». Il ne s’agissait au fond que de bonne gouvernance et de ne pas alimenter « la critique d’une gestion autoritaire et déconnectée de la vie des gens ». Dans le soucis d’assurer plus de légitimité à la parole gouvernementale, il propose un comité de liaison avec la société civile et une plateforme participative.
Le gouvernement a répondu par une fin de non-recevoir. Sans doute parce que le processus de dissidence démocratique est déjà trop avancé et que le pouvoir ne se sentait pas capable de gérer une telle dynamique de légitimation des compétences populaires. Sans doute parce qu’au-delà l’organisation de la résilience, la mobilisation solidaire est aussi un creuset de l’imaginaire. Voilà le « temps de l’impensable » selon l’expression de Jorge Moruno député régional de Madrid, proche de Íñigo Errejón (Más País) : la « crise est l’occasion de renouveler les bases du contrat social et de penser une société qui tourne autour du droit à l’existence grâce à un revenu de base, tout comme il a été possible autrefois de penser la journée de travail de 8 heures et les congés payés. »
Dans la crise, l’utopie devient concrète et opérationnelle. Le mouvement des Gilets jaunes a eu un effet de dévoilement violent des dominations et des injustices et de convergence de colères jusque-là séparées. La crise sanitaire a eu un effet chirurgical de dévoilement des incompétences de l’État et les compétences populaires. Mais le confinement lui-même a eu un effet paradoxal et a montré que ce « qui peut apparaître comme un refroidissement social peut, en réalité, être une attention aux autres accrue » (Mathieu Potte-Bonneville).
Dans la crise et l’arrêt de la machine économique, une autre économie se dessine, faite de circuits courts, d’échanges pour une part gratuits. Dans la crise le travail en réseau solidaire donne corps et crédibilité à la critique de l’État néo-libéral. Dans la crise, ce travail collaboratif se noue étroitement avec la politique comme action et décision pour le bien commun. Dans la crise le caractère obsolète voire contre productif de toutes les formes de délégation politique apparaît avec évidence. Dans la crise, comme le propose Bruno Latour, nous voyons avec clarté « ce à quoi nous sommes attachés ; ce dont nous sommes prêts à nous libérer ; les chaînes que nous sommes prêts à reconstituer et celles que, par notre comportement, nous sommes décidés à interrompre. » Et nous avons expérimenté notre force, car si « en un mois ou deux, des milliards d’humains sont capables, sur un coup de sifflet, d’apprendre la nouvelle « distance sociale », de s’éloigner pour être plus solidaires, de rester chez soi pour ne pas encombrer les hôpitaux, on imagine assez bien (leur) puissance de transformation. »
Forgée dans la crise sanitaire cette puissance de transformation va affronter la crise sociale et la stratégie du choc de ceux qui veulent à tout prix que la croissance revienne, que les travailleurs travaillent, que les pauvres obéissent et que les profits d’aujourd’hui fassent les fortunes de demain, « quel qu’en soit le prix » selon la formule maintenant culte.
Ces femmes et ses hommes ont gagné quelque chose que des organisations syndicales ou politiques ont mis parfois des années à gagner : ce qu’on pourrait appeler « la bataille du récit. » Leurs mots, leur colère, leurs arguments, ont acquis une crédibilité de masse, sans doute majoritaire dans le pays face à un pouvoir dont le discours est identifié au mensonge. Déjà les Gilets jaunes avaient conservé un soutien majoritaire durant plus d’un an. Lors du mouvement de défense des retraites, le gouvernement avait clairement perdu ce que les journalistes ont appelé « la bataille de l’opinion ». Cette décrédibilisation a passé encore un cap. Elle va au-delà de la méfiance à l’égard des institutions, au-delà du déjà très puissant « on n’oubliera pas ». Un autre ciment commun commence à prendre dans l’expérience de ces dernières semaines. Son expression s’affiche en public. Les banderoles aux fenêtres ont pris le relai des dos des Gilets jaunes : « sauvez les vies, pas l’économie », « abandon du service public, nos applaudissements sont politiques », « confinés, égalité, fraternité », « LREM tue », « vous êtes démasqués », « un fonctionnaire coûte moins cher qu’un actionnaire », « vous ne confinerez pas notre colère », « vos profits nos morts – on veut des tests -on vous déteste – on veut des masques – on vous démasque », « police partout, des masques nulle part », « les riches sont nos ennemis mortels », « non au retour à l’anormal ».
Dans l’affrontement qui commence, il n’y a pas de grande et de petites batailles, ni de petites et de grandes échéances, car nous savons que toutes les échéances sont essentielles et que toutes les batailles sont intriquées les unes dans les autres. La reconnaissance du Covid-19 comme maladie professionnelle pour celles et ceux qui ont travaillé malgré le danger au de-là du personnel soignant comme la gratuité des masques. La régularisation des sans-papiers comme le moratoire des loyers (accordé en Espagne et en Allemagne). L’interdiction des licenciements (accordé en Espagne) comme le soutien logistique des autorités locales aux initiatives bénévoles de solidarité. Le soutien au petit producteur d’à côté comme l’interdiction des pesticides. La revalorisation salariales des professions qui se sont avérées indispensables comme l’annulation de la dette.
La liste est sans fin car c’est la liste vécue des conditions de la vie de chacune et chacun. Elle se heurte à des intérêts puissants. Elle ne peut être ordonnée par aucun agenda parlementaire ou présidentiel sous peine d’un enlisement prévisible et d’un dessaisissement de celles et ceux qui en sont les meilleurs experts. La politique dont il est ici question doit être mise sous la discipline de l’urgence et de la responsabilité immédiate. « Nous ne demandons rien à l’État, nous voulons tout reprendre : la joie, la liberté, la beauté, la vie » proclamaient ensemble le 3 octobre 2019 les signataires « écologistes, Gilets jaunes, Gilets noirs, jeunes, habitant.e.s des banlieues, militant.e.s de tous bord » d’un texte de convergence remarquable et prémonitoire[8].
Comme à l’automne 2018, aux sources des Gilets jaunes, les appels à la mobilisations seront d’autant plus forts qu’ils ne viendront pas d’Etats majors plus connus que reconnus. Le 29 avril une courte vidéo circule sur internet en appui de l’appel de quelques 330 soignantes et soignants à « Construire un mouvement populaire. » Cet appel « aux « travailleurs et travailleuses essentiel.le.s », aux « premier.e.s de corvée », qui sont exposé.e.s pour faire tourner la machine », « à toutes les personnes qui n’en peuvent plus de cette gestion de crise calamiteuse, de ce qu’elles endurent depuis des années, d’un système économique, politique et social désastreux. » est intitulé « Bas les masques »[9]. Il y en aura sans doute d’autres.
Nous devons nous préparer à faire face à une violence d’État à la hauteur de la peur qu’inspire aux puissants un peuple qui a su enchaîner en 18 mois un soulèvement en Gilets jaunes, des mobilisations massives contre la casse néolibérale et la réforme des retraites et une autogestion de masse de la résilience par la mobilisation des soignants et soignantes au péril de leur vie, des livreurs, des caissières, des réseaux de solidarité envers les précaires et les hôpitaux, des fabriquant de masques par milliers…
Comme l’a écrit Bergson, « l’avenir ne sera pas ce qui va arriver, mais ce que nous allons faire. »
Notes
[1] Alain Bertho, Time over ? le temps des soulèvements, Le Croquant, 2020, page 147.
[2] Aragon, « est-ce ainsi que les hommes vivent ?»
[3] L’expression capitalocène calquée sur anthropocène est utilisée pour affirmer la primauté des logiques capitalistes dans la catastrophe planétaire en cous marquée par le réchauffement climatique et la sixième extinction.
[4] Saskia Sassen, Expulsions, Gallimard, 2015.
[5] Time over ? op.cit.p 31.
[6] Naomi Klein, 2008, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Toronto : Léméac/Actes Sud.
[7] Time over ? op.cit, p 61.
[8] Reporterre, 3 octobre 2019, « Nous ne demandons rien à l’État, nous voulons tout reprendre : la joie, la liberté, la beauté, la vie.»
[9] Il a été relayé par Bastamag, Médiapart, Politis, Lundi Matin, Rapports de Force, Contretemps.