Inde : la « reprise en mains » du Cachemire

Mediapart (site web)

Barnabé Binctin et Guillaume Vénétitay, Médiapart, 5 août 2019

Paris –

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En décidant lundi 5 août de suspendre l’autonomie du Cachemire indien, Narendra Modi, premier ministre conforté dans ses fonctions il y a moins de trois mois, veut affirmer son autorité dans l’un des dossiers les plus épineux de l’histoire du pays. Mais sa décision risque d’embraser cette région.

Srinagar (État du Jammu-et-Cachemire, Inde), correspondance.- « C’est le jour le plus noir de l’histoire de la démocratie indienne. » C’est par ces mots que Mehbooba Mufti, ex-ministre en chef du Jammu-et-Cachemire, a commenté la décision annoncée ce lundi 5 août par le gouvernement de Narendra Modi : la suppression de l’autonomie de cet État, dont lasouveraineté est contestée par le Pakistan voisin.

Dans ce seul État à majorité musulmane de l’Inde, cette mesure met à mal une certaine idée séculaire et fédérale du pays. Elle risque d’embraser un territoire en proie à une insurrection séparatiste depuis trente ans.

Devant le Parlement, Amit Shah, ministre de l’intérieur et bras droit de Narendra Modi, a présenté le décret présidentiel qui souhaite abolir l’article 370 de la Constitution. Si la Cour suprême valide la légalité de cette décision, le Cachemire perdra ainsi ses prérogatives d’État pour être divisé en deux « territoires de l’Union » distincts – le Ladakh, à l’est, et le Jammu-et-Cachemire- placés sous la coupe directe de New Delhi.

De facto , la mesure rend aussi caduque l’article 35A de la Constitution : les non-Cachemiris peuvent désormais acheter des propriétés sur place et avoir accès aux emplois publics.

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Cette disposition, sûrement l’une des plus importantes depuis l’accession des nationalistes hindous au pouvoir en 2014, a déclenché la fureur de plusieurs partis d’opposition. Un membre cachemiri de la chambre haute du Parlement indien, Fayaz Ahmar Mir, a déchiré de rage un exemplaire de la Constitution indienne en pleine séance.

Des manifestations ont eu lieu lundi après-midi dans certaines grandes villes du pays, comme à Delhi ou Bangalore. De son côté, le Pakistan a annoncé qu’il « utilisera[it] toutes les options » pour contrer la résolution « illégale » et « unilatérale » de son voisin.

À Srinagar, la capitale d’été de l’État du Jammu-et-Cachemire, la tension était déjà montée d’un cran ces derniers jours. Vendredi, une première annonce du gouvernement indien, évoquant un renfort militaire pour faire face à des menaces terroristes en provenance du Pakistan, avait semé un vent de panique : les stations-service étaient prises d’assaut, au même titre que les distributeurs, créant de longues files d’attente qui serpentaient dans les rues de cette ville d’1,2 million d’habitants.

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Le lendemain, l’appel fait aux touristes de quitter le plus rapidement possible le territoire était relayé à la une des principaux journaux locaux (voir ci-contre) . Un fait inédit, selon Samir Ahmed, professeur de sciences politiques à l’université du Cachemire : « Je n’ai jamais vu un tel avertissement, même en période de troubles très violents. Les gens se préparent à tout, car cette agitation ne sort pas de nulle part. »

Officiellement, ce sont 35 000 soldats supplémentaires qui auraient été dépêchés ces dix derniers jours, mais d’autres sources citées par l’AFPévoquent aujourd’hui le double. Un déploiement sans précédent, qui ne changerait pas fondamentalement le visage de la région, souvent présentée comme « la plus militarisée au monde » – entre 500 000 et un million d’hommes, selon les sources.

Si les habitants de Srinagar sont autant habitués à ces patrouilles et aux barbelés à tous les coins de rue, c’est parce que le conflit et les troubles au Cachemire durent depuis longtemps. L’Inde et le Pakistan se disputent larégion depuis la fin de l’Empire colonial britannique et de sa sanglante partition en 1947. Chaque pays contrôle une partie du Cachemire, divisé par une ligne de cessez-le-feu. Depuis, les deux voisins se sont livré trois guerres – en 1947, 1965 et 1971.

À cela s’ajoute une velléité indépendantiste depuis 1989, pour laquelle New Delhi accuse régulièrement son voisin de contribuer à l’insurrection locale et de propager l’idéologie islamiste. Très régulièrement, les rebelles séparatistes et les forces indiennes s’écharpent, comme en février dernier après une attaque terroriste au Cachemire indien qui avait causé la mort de 46 soldats .

De même, les manifestations dans la capitale régionale, près de la grande mosquée, sont violemment réprimées par l’armée. « On connaît tous quelqu’un qui a été blessé ou tué depuis toutes ces années » , soupire Danish, un jeune gardien de foot, rencontré après l’entraînement. Depuis 2014, le nombre d’incidents terroristes dans la vallée ne fait qu’augmenter . Au total, 38 civils ont perdu la vie au Cachemire, en 2018.

À Srinagar, ces conflits interminables ont fini de désespérer une population qui ne voit plus l’Inde que comme une puissance occupante. « Refus de passeport, violation de droits civiques, discrimination liée à leur religion, répression sanglante des indépendantistes : il y a comme une volonté d’écraser toute résistance cachemirie. Tout cela a fini par accroître le fossé entre l’Inde et le peuple cachemiri, qui ne se sent pas indien. Et qui se tourne désormais en plus grand nombre vers la rébellion, même des doctorants » , décrypte l’universitaire Samir Ahmed, qui a lui-même vécu certaines humiliations.

« J’étais à Delhi pour une demande de visa, et on me refusait l’accès aux hôtels » , raconte-t-il D’autres étudiants cachemiris décrivent le harcèlement dans les universités du reste du pays, quand d’autres se font sommer de « retourner au Pakistan » . « On est indiens, du moins sur le papier » , soupire Shahzaib, un jeune de 18 ans rencontré à Srinagar.

En décidant unilatéralement de suspendre son statut particulier, l’Inde annexe-t-elle tout simplement le Cachemire indien ? « En un sens, oui, puisqu’elle leprive de ses pouvoirs de police et de sécurité intérieure » , juge Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CERI-Sciences-Po/CNRS. Pour Modi, figure du nationalisme hindou et dont le parti (BJP) rêve de résoudre laquestion du Cachemire depuis de longues années, c’est l’occasion de frapper un grand coup et d’affirmer son autorité après sa nette réélection, il y a moins de trois mois , face à une opposition très affaiblie.

« Comme Trump, il se donne l’image de celui qui fait ce qu’il annonce. Mais cet agenda ethno-nationaliste est aussi un bon moyen de détourner l’attention de la crise économique qui guette » , rappelle Christophe Jaffrelot. Pour cela, il n’a donc pas hésité à faire monter le niveau de violence d’un cran supplémentaire.

Depuis dimanche soir, toutes les lignes de communication – mobiles et fixes – avec l’extérieur ont ainsi été coupées, et plusieurs leaders politiques de l’opposition placés sous résidence surveillée. Un couvre-feu qui ne dit pas son nom, avec écoles fermées et rassemblements de plus de quatre personnes interdits sur la voie publique, a été instauré tandis que tous les journalistes étrangers étaient sommés de quitter le territoire. Les prochaines heures dans la vallée s’annoncent à haut risque.

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