Iran : la contestation s’attaque aux symboles du régime

  COLLECTIF « LA CHAPELLE DEBOUT », basta 31 JANVIER 2020

Un temps éclipsé par les tensions avec les États-Unis, le soulèvement populaire a vite repris contre le régime iranien. Face à la censure de l’information, plusieurs membres du collectif « La Chapelle debout », qui suivent la situation de près, décrivent dans ce texte l’état de la mobilisation et la situation dans le pays. Ils en appellent à la solidarité avec les Iraniens et Iraniennes en lutte.

Depuis l’élimination, le 3 janvier à Bagdad, du général iranien Qassem Solemaini, le monde entier craint une escalade guerrière entre l’Iran et les États-Unis. Après la frappe de drone qui a tué le numéro un de la Force Al-Qods des Gardiens de la révolution, la République islamique a mis en scène un grand deuil national avec pour mot d’ordre : « La vengeance sera terrible ».

Les images de ces défilés, prises et diffusées par les médias officiels iraniens, ont bénéficié d’une couverture médiatique massive contrastant avec les révoltes du mois de novembre 2019 dans plus de 130 villes du pays, violemment réprimées à huit clos. Ces défilés et leur écho médiatique ont permis au régime d’effacer pendant quelques jours la mémoire du sang versé en novembre, et de produire une image d’unité nationale.

Mais le crash d’un avion d’Ukraine Airlines à Téhéran, dans la nuit du 8 janvier soit en pleine opération des Gardiens de la révolution contre deux bases militaires états-uniennes en Irak, relance la colère populaire. Après deux jours de déni, les autorités iraniennes confirment que les Gardiens de la Révolution ont « par erreur » frappé l’avion, tuant 176 personnes. Cet événement fait d’ailleurs oublier que plus de 50 personnes sont mortes lors d’une bousculade le 7 janvier à Kerman, pendant les funérailles de Qassem Soleimani.

Le spectacle est alors terminé. Les 11 et le 12 janvier, à Téhéran, Ispahan, Babol, Hamedan, Rasht et d’autres villes, des Iranien.n.es se rassemblent dans la rue pour crier leur rage contre le régime, ses mensonges et ses crimes. Dans le sillage de la révolte du mois de novembre, ils crient : « Soleimani est un assassin, son guide [Khamenei] un traître ».

« Iran, France, Irak, Chili, Liban… même combat »

Mi-novembre 2019 a éclaté en Iran un soulèvement populaire, qui a été fortement réprimé. Au moins 304 personnes ont été tuées, 7000 emprisonnées, mettant fin, pour un temps, à la contestation. Mais le 7 décembre 2019, trois semaines après la répression sanglante, les étudiant-e-s iranienne-e-s se sont encore rassemblé-e-s dans plusieurs universités pour montrer que la lutte se poursuit. Ils brandissent des banderoles dans plusieurs villes, s’adressant à tous les peuples en lutte : « Iran, France, Irak, Chili, Liban … même combat ».

« Les subventions sur le carburant seront supprimées avant la fin 2020/21 » (déclaration de la délégation de la République islamique d’Iran au FMI en 2018 [1])

La révolte a éclaté en réponse à la dernière phase de réformes économiques « néolibérales », qui ont pour but de supprimer les subventions sur les carburants, de réduire le budget des retraites (en augmentant l’âge de départ et en diminuant les pensions) et de la sécurité sociale, d’augmenter la TVA et les impôts touchant les salariés. Elles offrent des cadeaux fiscaux à la bourgeoisie d’affaires et renforcent les processus de privatisations. Ce programme s’accorde avec les recommandations du FMI, et a reçu le soutien total du guide suprême Ali Khamenei, comme de l’ensemble des élites du régime.

Cette politique n’est pas une nouveauté. Elle a été suivie par tous les gouvernements successifs depuis l’après guerre Iran-Irak (1980-1988), avec un temps fort lors des privatisations massives d’Ahmadinejad, sous les directives déjà l’Ali Khamenei, en 2006.

En 2018, avec la sortie des États-Unis de Trump de l’accord de Vienne sur le programme nucléaire iranien, des sanctions économiques ont été rétablies [2]. Leurs effets combinés aux politiques économiques du régime rendent la vie de plus en plus chère et pénible pour la majorité des Iranien-e-s. Dans les faits, l’État et la bourgeoisie gouvernante profitent aussi des sanctions pour mener ces politiques d’« ajustement » et s’enrichir encore plus [3].

« L’heure n’est pas au sommeil mais à la révolution » / « Alân che vaqt-e khâb-e, vaqt vaqt-e enghelab-e »

Le 14 novembre 2019 à minuit, le gouvernement de Hasan Rohani annonce ainsi une hausse de 300 % du prix de l’essence. Quelques heures après, on se réunit, on occupe l’espace publique et on crie sa colère. Pendant trois jours et trois nuits, la révolte se propage à au moins 135 villes.

Les villes pauvres et périphériques connaissent autant de révoltes que la capitale. À Téhéran, le soulèvement surgit plutôt dans les quartiers de l’est et du sud-ouest, des zones pour la plupart marginalisées et pauvres. Le mouvement est marqué par la colère des manifestant-e-s qui affrontent courageusement la police (les Basidjis et les Gardiens de la Révolution), mettent le feu aux banques, aux stations de service, aux bureaux des représentants du guide suprême, à quelques palais de justice et commissariats, aux bases des Basidjis et à d’autres bâtiments étatiques.

À Sadra (localité de Chiraz), au sud-ouest du pays, après que le guide suprême a appelé à réprimer des « Ashrâr » (malfaiteurs) – nom donné au peuple en lutte –, les gens attaquent la résidence de l’Imam du vendredi – une instance politique, chargée de la propagande et désignée par le guide suprême. Un hélicoptère arrive et les disperse à balles réelles. Dans plusieurs villes comme Téhéran et Ispahan, les gens bloquent les autoroutes.

Dès le début, les slogans visent le régime. On scande « L’essence n’est qu’un prétexte, la cible c’est tout le système ». Dans plusieurs villes dont Chiraz, les slogans s’en prennent directement au guide suprême et au principe du Velayat-e Faqih (le « gouvernement du docte »). À Eslamshahr, ville ouvrière où se trouve l’un des plus grands bidonvilles du monde, un homme filme son portrait géant en flamme. À la fac de Téhéran où l’on scande « Étudiant, ouvrier, debout dans les tranchées ! », les étudiant-es en lutte s’enferment dans le campus pendant quatre jours. Les Basidjis entrent alors dans la fac cachés dans des ambulances, et enlèvent les étudiant-e-s.

Une révolte héritière de quatre années de contestation

Il s’agit du troisième grand mouvement populaire en dix ans. En juin 2009, le « mouvement vert » est déclenché suite à la réélection frauduleuse de Ahmadinejad comme président de la République islamique. S’en suivent un an de manifestations. En 2017, plus de 90 villes sont, pendant plus d’une semaine, les scènes d’une révolte contre la vie chère et le chômage.

Si le mouvement de 2009 a principalement mobilisé les classes moyennes des grandes villes – mais pas exclusivement –, les révoltes de 2017 et 2019, elles, ne laissent aucune place au doute : elles émanent du prolétariat iranien (ouvrier.e.s, chômeur.se.s, précaires). Elles sont marquées par leur grande étendue et par des actions parfois violentes. En 2009, les injonctions à la non-violence avaient paralysé le mouvement. En 2019, la révolte surgit au contraire par les flammes. Elle défait l’ordre régulier du travail et de la journée : l’État ferme toutes les écoles et certaines administrations dès le 15 novembre.

Le pays connaît en fait une vague régulière de contestation depuis au moins quatre ans : les ouvriers contre les privatisations – notamment la lutte courageuse des ouvriers de Haft Tapeh et des habitant-e-s de Shoush, les ouvriers du complexe d’acier de Ahvaz… –, les retraité-e-s, les gens qui réclament leur épargnes aux banques, les étudiant-e-s, les profs, les routiers, les chauffeurs de bus… Deux révoltes intenses et inédites par leur géographie, par les formes d’action et par la radicalité de leurs slogans. Les actes sont de plus en plus offensifs, de plus en plus courageux. Fin 2019, d’après le ministre de l’Intérieur, plus de 700 banques, 140 bâtiments étatiques, 9 lieux religieux ont été brûlés. Cette fois, on se couvre le visage, on casse les caméras de la vidéo surveillance et on ne filme pas les visages. À l’évidence, la peur change de camp. Selon le témoignage de l’un des commandants des Gardiens de la révolution, le guide suprême a même craint la démission des chefs des trois pouvoirs.

Au moins 304 personnes tuées par des tirs à balles réelles

En 2009, malgré ses efforts pour couper Internet, la circulation des informations sur les sites et les réseaux sociaux n’avait pu être bloquée. Dix ans plus tard, l’infrastructure nécessaire pour couper intégralement Internet – comme on coupe un robinet – a été créée. Par conséquent, très peu de vidéos, de textes et d’informations sont sortis pendant la révolte de cette fin d’année. On sait cependant qu’au moins 304 personnes ont été tuées par des tirs à balles réelles dans la rue, et selon les familles, les flics demandent de l’argent pour restituer les cadavres. Une autre stratégie consiste pour le régime à essayer d’acheter le silence des familles de victimes.

Les chiffres ne sont pas définitifs ni exhaustifs. Le 19 novembre, pour la seule ville de Mahshahr, située dans la région du Khuzestan, entre 40 et 100 manifestant-e-s ont été masacré-e-s par des tirs à la mitrailleuse depuis les pick-up des gardiens de la révolution [Voir cet article.]]. Ces manifestant-e-s bloquaient depuis le 15 novembre les routes qui allaient de Mahshar au complexe pétrochimique du port Imam-Khomeini. Au Kurdistan iranien, comme au Khuzestan où il y a une forte population arabe, la répression est particulièrement atroce. Plus de 7000 personnes sont arrêtées, certaines sont forcées à diffuser des aveux à la télé.

Une telle répression n’est pas sans précédent depuis 1979. Dans les années 1980, une fois la révolution confisquée, toute opposition – notamment les organisations révolutionnaires de gauche – a été évincée du sol iranien, ses militant-e-s jeté-e-s dans les prisons puis dans les fosses communes, ou sur les routes de l’exil. On estime qu’il y a eu 10 000 exécutions, dont la moitié en 1988 [4]. Depuis quelques semaines, les autorités évoquent des exécutions et la mise en place de tribunaux révolutionnaires, dispositif utilisé pendant la décennie noire de Khomeyni.

 « Réformistes, principalistes, votre heure est venue » / « Eslâh talab osool gara, dige tamoom-e mâjara »

Quatre ans après le début mouvement de 2009, la plupart des partis réformistes ont appelé à voter pour le futur président Rohani, ex-conservateur devenu plus modéré politiquement, tout en étant ultralibéral sur le plan économique. Ce fut la fin officielle du « mouvement vert » de 2009, et le début de l’ère dite de la « modération ».

En promettant une sortie de l’embargo et une ouverture sociale, Rohani a reçu le soutien d’une partie de la petite-bourgeoisie urbaine, restée silencieuse lors de la révolte de 2017. Ces deux dernières années, l’aggravation rapide de la situation économique a accéléré la paupérisation de cette petite-bourgeoisie, et affaibli son soutien au pouvoir. Dans le même temps, en raison de leur opposition aux revendications économiques et à tout changement du système, la tendance réformiste s’est rapprochée des conservateurs. A quelques mois des élections législatives, les différentes tendances du régime essaient maintenant de pousser la population à aller voter. Cette fois, l’arme des élections ne semble pas efficace pour étouffer les luttes sociales. Les révolté-e-s de 2019 comme ceux et celles de 2017 dépassent clairement le cadre du régime.

 « Pain, travail, liberté » / « Nân, kâr, âzadi »

Une solide dynamique de mobilisation s’est installée au sein de la population. Des formes d’organisation locale sont apparues, au sein des quartiers – comme avec les grèves des commerçants dans les villes frontalières au Kurdistan – et sur les lieux de travail ou d’étude. Il existe également un corps organisé de militants syndicaux indépendants [5] et des féministes qui mènent une lutte intense contre la privatisation des usines, les licenciements, les politiques néolibérales dans l’éducation nationale et supérieure, ainsi que les discriminations faites aux femmes.

L’actuelle révolte a aussi vu la création de comités locaux. Comme dans d’autres pays marqués par les soulèvements spontanés, une coordination des groupes locaux – pour faire le lien entre les luttes, organiser des actions et manifestations au niveau national – fait cependant défaut. De même que des formes d’organisation capables de faire circuler les informations en absence d’Internet et des moyens de communication courants, de se doter des méthodes et des moyens nécessaires pour faire face à la violence d’État.

Les médias de l’opposition monarchiste servent la propagande du régime

En absence d’Internet, la totalité de l’espace médiatique non-officiel a été occupé par quelques chaînes de télé comme Iran International ou ManoTo, ou encore BBC Persian et VOA, avec de gros budgets fournis par les États-Unis, l’Arabie Saoudite et les britanniques. Sur leurs plateaux se sont succédées des personnes proches du fils du Shah d’Iran comme des membres du groupe ultra-libéral de Farashgard – dont un des actes a été d’écrire une lettre à Donald Trump pour renforcer les sanctions économiques. Ces médias diffusent peu les slogans appelant à la solidarité internationale : « Mort aux oppresseurs, que ce soit à Gaza ou à Téhéran ! »« Du Liban à l’Iran, la révolte est dans la rue »« De l’Irak à l’Iran, les opposants sont en prison »« Mon frère irakien, je te rends ton sang ».

En retour, le régime tente de désigner les États-Unis, Israël, les monarchistes et les Moudjahedines du peuple comme étant à l’origine du soulèvement, une tactique habituelle. Depuis la révolution de 1979 et le renversement du Shah, il existe une opposition royaliste qui profite de chaque mouvement contestataire pour se faire entendre, et qui possède de nombreuses chaînes satellites. L’existence d’une telle opposition, qui compte plus sur le soutien de l’occident que celui de la population, arrange plus le régime qu’elle ne le dérange. Elle sert sa propagande.

En 2019 comme en 2017, des slogans pro-monarchistes ont existé. Pourtant, l’expérience des mouvements passés ont montré qu’il n’existe aucun lien, ni organisationnel, ni idéologique, entre le peuple en lutte et cette opposition, à part peut-être quelques petits groupes de manifestants. Les militant-e-s connu-e-s arrêté-es depuis plusieurs semaines, comme Sepideh Gholian et Yashar Daroshafa, sont tou-te-s des militant-e-s de gauche.

Un régime basé sur une organisation sociale raciste et sexiste

En Iran règne un État basé sur le principe du « gouvernement du docte » (Velayat-e Faqih), cohabitant parfaitement avec une forme particulière de capitalisme organisé par les militaires [6]. Il s’agit d’un système d’exploitation et de discrimination tourné contre les femmes, les afghan-e-s, les kurd-e-s, les azeri-e-s, les arab-e-s, les baloutches… Une organisation sociale raciste et sexiste. La République Islamique d’Iran, malgré les conflits géopolitiques dont les grands perdants sont toujours les peuples opprimées de la région, se plie, comme on l’a vu au moment de l’accord de Vienne en 2016, à l’ordre international dominant, dès lors que les intérêts de sa classe dirigeante le nécessitent. Elle s’accommode très bien du modèle néolibéral dictée par les grandes puissances capitalistes. Dans la région, ses politiques d’intervention rencontrent de plus en plus l’hostilité des Iraniens ainsi que des populations concernées – comme on le voit actuellement en Irak et au Liban, ainsi qu’en Syrie depuis 2011.

Il est maintenant temps pour la gauche occidentale, qui hésite souvent à soutenir les soulèvements populaires sous couvert d’un « pseudo anti-impérialisme » [7], de choisir son camp [8]. Celle-ci doit bien-sûr agir contre les embargos et les menaces de guerre impérialiste qui font souffrir le peuple iranien et qui renforcent le pouvoir répressif du régime. Mais la révolte populaire de novembre 2019 vise aussi le système politique en place, dans sa totalité, annonçant une probable guerre de classes. Les révolté-e-s envoient un message clair de soutien aux peuples en lutte partout dans le monde. Il est temps de partager les expériences de toutes ces luttes en cours, de créer des liens effectifs entre elles. Ce combat n’a pas de frontières.

Notes

[1Voir sur le site du FMI.

[2] Les embargos contre l’Iran, mis en place principalement par les États-Unis, existent depuis 1979. A partir des années 2000, de nouvelles séries d’embargos ont été mises en place par les États-Unis, l’Union européenne et l’ONU. En 2016, à la suite de l’accord de Vienne, cet embargo est allégé. Mais en 2018, Trump décide de sortir de l’accord et les sanctions sont rétablies. Il s’agit notamment d’un embargo sur les produits pétroliers et sur le secteur aéronautique et minier, et de l’interdiction des transactions commerciales avec l’Iran en dollars.

[3] Voir également cet article sur Orient XXI.

[4] Voir ce rapport de la FIDH.

[5] Comme le syndicat de Haft Tapeh, de Sherkat Vahed, les prof comme « Chowrahay-e Senfi Moalemman » et les étudiant-e-s comme « Chowrahaye senfi ».

[6] Voir ici, ou encore l’article suivant : Mehrdad Vahabi, Thierry Coville, « L’économie politique de la République islamique d’Iran », Revue internationale des études du développement, 2017/1 (N° 229), p. 11-31.

[7] Lire ici.

[8] Lire également sur Lundi matin.

[9] C’est ce que scandent les étudiant-e-s à Téhéran le 7 décembre pour la commémoration de l’assassinat des 3 trois étudiants anti-impérialistes tués par le régime du Shah lors la visite de Nixon à Téhéran après le coup d’État de 1953, qui avait provoqué la contestation des étudiant-e-s de l’Université de Téhéran.