Aurore Koechlin aborde dans son ouvrage La Révolution féministe (Éditions Amsterdam, 2019)les théories de la reproduction sociale et leur utilité stratégique dans la construction d’un mouvement féministe de masse. Après un échange à ce sujet, Capucine Larzillière et Fanny Gallot discutent certaines de ses propositions à partir de leurs expériences militantes féministes respectives : deux générations se croisent pour rendre compte des difficultés auxquelles elles ont été confrontées dans le mouvement, tenter de les identifier pour avancer.
Tu présentes les théories de la reproduction sociale comme cruciales pour penser non seulement la domination vécue par les femmes, mais le système en général. En quoi permettent-elles d’approfondir l’analyse de la société ?
La théorie de la reproduction sociale a surtout été explicitée et théorisée par Lise Vogel, même s’il y a des prémisses dès le début de la « deuxième vague »[1] : dans un article de 1969, avant même L’ennemi principal de Christine Delphy, Margaret Benston[2] évoque le mode de production spécifique concernant le travail domestique, sans utiliser le terme de reproduction sociale à proprement parler. Lise Vogel fait l’effort de repartir du cadre d’analyse du Capital de Marx, dans un rapport au texte qui n’est ni dévot, ni trop critique.[3] Elle essaye plutôt de voir comment Marx a eu des intuitions qu’il n’a pas poussées jusqu’au bout et comment on peut amender sa théorie pour identifier une base matérielle à l’oppression des femmes qui se conjugue à l’analyse du capitalisme.
Dans le Capital, Marx se questionne à de nombreuses reprises sur la manière dont est produite et reproduite la force de travail, mais il tend également à naturaliser ce travail reproductif : il ne voit pas que cette reproduction ne s’effectue pas spontanément ou naturellement, et que les femmes en sont les actrices. La base matérielle de l’oppression des femmes, c’est donc leur assignation à la production et à la reproduction de la force de travail.
Celle-ci prend deux formes principales : d’un côté la reproduction quotidienne, constitué du travail domestique, que la « deuxième vague féministe » s’est attaché à rendre visible, de l’autre la reproduction générationnelle, avec tout le travail de reproduction biologique, d’enfantement, d’éducation des enfants, mais aussi la prise en charge des travailleurs âgés et malades : tout ce que la tradition féministe a appelé par la suite le travail du care. La notion de travail reproductif permet donc de rassembler ces différentes activités par leur finalité commune, qu’elles soient exercées dans le cadre familial – en dehors du marché et de l’exploitation capitaliste salariée – ou dans d’autres espaces comme les écoles ou les hôpitaux par exemple.
En effet, comme le montre Lise Vogel, si le capitalisme a besoin du travail reproductif pour produire la force de travail, seul le travail salarié produit directement de la survaleur. Cette contradiction s’est résolue par une transformation progressive des modalités d’organisation du travail reproductif. Au début du XIXe siècle, la question de la reproduction n’est pas posée et les ouvrier-e-s meurent jeunes. Ensuite, le travail reproductif à la maison s’instaure, en prélevant sur le travail salarié : une partie des femmes sont renvoyées à la maison pour produire et reproduire la force de travail et sont financées par le salaire des maris. Dans la seconde moitié du XXe siècle, en lien avec l’évolution des rapports de classes, la contradiction est en partie résolue par la socialisation du travail reproductif avec la création de services publics, le développement des crèches et de la Sécurité sociale.
Globalement, depuis plusieurs années, la stratégie capitaliste repose sur la transformation en travail salarié de la reproduction de la force de travail. C’est pourquoi, aujourd’hui, quand on entend travail reproductif, on pense généralement travail domestique, mais il faut en réalité y intégrer toute la part salariée des soins à la personne, des services, etc.
Le féminisme « lutte de classes »[4], tel qu’il a été conceptualisé en France, soulignait déjà le rôle des femmes dans la reproduction de la force de travail mais il était surtout question de travail domestique et non pas de travail reproductif. Ce courant évoquait la socialisation du travail domestique, sa prise en charge collective, en s’opposant à sa rémunération proposée dans le même temps par Silvia Federici[5]. Les travaux de Danièle Kergoat, les revues féministes « lutte de classes », comme les Cahiers du féminisme (de 1977 aux années 1990) ou Femmes travailleuses en lutte (pour les années 1970) montrent cette élaboration française, concomitante, mais qui semble ne pas dialoguer avec les théoriciennes de la reproduction sociale, dont les textes ne sont traduits en français que très tardivement. Comment s’est peu à peu constitué un courant théorique cohérent ?
Pour moi, les théories de la reproduction sociale sont un essai de synthèse et de mise en cohérence des débats antérieurs, avec un positionnement clairement marxiste. Il ne s’agit cependant pas d’une théorie unifiée, mais de différents courants qui ne se réclament pas de la même façon du marxisme : Silvia Federici est plus critique que Lise Vogel par exemple.
De plus, il y a différents moments dans l’élaboration. Silvia Federici relit aujourd’hui ses premiers écrits à la lumière des théories de la reproduction sociale, mais, en 1975, elle ne parlait pas de travail reproductif. Globalement, l’élaboration de cette théorie se fait en trois temps : d’abord le débat sur le travail domestique dans les années 1970. Ensuite, en 1983, Lise Vogel fixe l’importance de la reproduction dans la théorie marxiste. Enfin, c’est vraiment dans les années 2000-2010 qu’un effort de rationalisation permet à la notion de reproduction sociale de s’imposer, par l’intermédiaire d’Historical Materialism[6]. D’ailleurs, Silvia Federici commence également à utiliser le terme à ce moment-là ce qui semble confirmer cette périodisation[7].
Et comment t’es-tu orientée vers le marxisme ?
Le marxisme n’a jamais été une évidence pour moi parce qu’au cours de mon expérience militante, tout le monde tendait à opposer le marxisme au féminisme, comme si les deux étaient incompatibles. Par ailleurs, maîtriser Marx me semblait complètement insurmontable : ça a donc été une lutte de m’approprier le marxisme pour pouvoir me revendiquer féministe et marxiste. De même, la découverte qu’un vrai courant féministe marxiste avait existé et son rôle essentiel dans les années 1970 a été importante pour moi. Principalement, c’est le travail de mise en lumière fait par Bibia Pavard dans l’ouvrage issu de sa thèse[8] qui me l’a fait connaître et donné envie de revendiquer cet héritage.
Aujourd’hui la dynamique féministe est largement portée par des pays du Sud, en Amérique latine en particulier, avec de grandes mobilisations contre les féminicides. En quoi la reconfiguration actuelle de la reproduction sociale s’inscrit-elle également dans la mondialisation et les rapports Nord-Sud ?
Le travail reproductif est de plus en plus salarié mais il est également de plus en plus délégué soit aux femmes du Sud, soit aux femmes racisées des pays du Nord. Sara Farris montre que ces femmes sont assignées très fortement au travail reproductif même s’il faut cependant préciser que toutes les femmes blanches ne sont pas déchargées du travail reproductif : cela ne concerne que les catégories supérieures et une partie des classes moyennes. C’est la raison pour laquelle le discours des nationalistes sur les migrantes est différent de celui sur les migrants[9]. Le « bon genre » sur lequel repose cette assignation leur donne un rôle d’autant plus central. En tous les cas, cette assignation au travail reproductif, nationale, voire même mondiale avec les migrations, participe certainement du dynamisme de l’Amérique Latine dans la « quatrième vague », même s’il ne s’y réduit pas.
Sur le long terme, comment s’articule domination raciale et assignation des femmes au travail reproductif ? Les théories de la reproduction sociale pourraient-elles aider à penser ensemble ces dominations ?
Dans Caliban et la sorcière, Silvia Federici relie l’appropriation du corps des femmes à l’avènement du capitalisme et l’appropriation du corps des racisé-e-s au moment où se développe l’impérialisme. Les trois systèmes sont liés. D’une part, l’une des stratégies du capitalisme pour assurer le travail reproductif sans prendre sur le travail salarié repose sur le recours massif à l’immigration qui permet de faire venir des travailleurs et des travailleuses que l’on n’a pas eu à produire, ce qui représente une économie substantielle. D’autre part, le travail reproductif est de plus en plus racisé, en tout cas dans les pays occidentaux. D’emblée, le capitalisme est patriarcal et racial, parce que l’appropriation du corps des femmes et l’appropriation des racisé-e-s et colonisé-e-s sont allées de pair.
Au final, en quoi les théories de la reproduction sociale permettent-elles une analyse et une stratégie féministe « qui ne tombent ni dans le travers de la hiérarchisation des oppressions ni dans celui de leur morcellement à l’infini » comme tu l’écris ?
Penser en termes de travail productif et reproductif montre qu’il y a une co-dépendance absolue : pour qu’il y ait de la survaleur, il faut qu’il y ait une force de travail disponible, et cette force de travail est produite et reproduite par les femmes. Donc, au niveau même du fonctionnement capitaliste, il y a une imbrication totale entre la domination de classe et la domination de genre, qu’il est donc impossible de hiérarchiser.
Dans les périodes de transition d’un système économique à un autre, cette co-dépendance se reconfigure. Dans Caliban et la sorcière, Silvia Federici souligne l’importance pour le capitalisme naissant de maîtriser la sphère reproductive car il a alors besoin d’une importante force de travail disponible. C’est ce qui explique l’intensification de l’appropriation du corps des femmes à ce moment. Ainsi, il est inexact de voir le capitalisme comme un système économique utilisant un patriarcat qui le précéderait : il fonctionne en réalité entièrement grâce à l’existence de ce patriarcat. Ce qu’on appelle capitalisme, c’est toujours, déjà, du patriarcat.
Quelles en sont les implications en termes de stratégie féministe ? Tu mets en avant le mot d’ordre de grève féministe, pourquoi est-ce un enjeu stratégique majeur selon toi ?
Du point de vue de la stratégie féministe, cela favorise une démarche unitaire, car nous faisons face à des systèmes de dominations qui sont fondamentalement imbriqués, à la fois économiquement, historiquement et socialement. Pour des raisons analytiques et aussi politiques, on les a conceptualisés séparément, mais la théorie de la reproduction sociale démontre que production et reproduction sont les deux faces d’une même médaille. Cette imbrication est très nette pour les rapports entre capitalisme et patriarcat et reste encore à analyser davantage pour la domination raciale.
Dans la tradition marxiste, ce qui a été pensé pour la production peut donc également s’envisager pour la reproduction que ce soit la grève ou encore la socialisation des moyens de (re)production. C’est pour cette raison que le mot d’ordre de grève féministe est central. Depuis 2017, le collectif argentin « ni una menos » appelle à une grève internationale féministe du travail productif et du travail reproductif[10]. De la même manière que la théorisation de la grève du travail productif s’est faite dans un aller-retour avec les expériences de la lutte des classes, les théorisations féministes se font dans un aller-retour avec les mobilisations actuelles.
Se centrer sur la question de la sphère productive/reproductive, et de la grève des femmes, permet donc de trouver le point de convergence entre classe/genre/race. Mais n’est-ce pas réducteur par rapport à la diversité des problématiques féministes, avec l’écoféminisme et les questions queer par exemple ?
Tout d’abord, selon moi, le « genre » inclut complètement les oppressions sexuelles, qui concernent à la fois les femmes et les LGBT.
D’autre part, on peut développer une conception de l’écologie à partir des théories de la reproduction sociale. La contradiction inhérente au capitalisme entre production et reproduction fait que le capitalisme a toujours tendance à sacrifier la reproduction pour la production. Cela fait complètement écho à la crise écologique que nous traversons où sont en jeu la reproduction de la nature et des conditions d’existence en général. L’intérêt du concept de reproduction, c’est qu’il est très large, même si c’est aussi son défaut. Les théories de la reproduction sociale ne sont pas figées et sont amenée à être encore élaborées, discutées et amendées.
Évoquons maintenant ton positionnement politique.Tu te réclames ouvertement du féminisme « lutte de classes » alors même que ton expérience militante débute dans les groupes intersectionnels[11]. Pour nous c’est l’inverse : le féminisme « lutte de classes » a été notre formation, mais nous l’avons remis en question tant il est préempté par le CNDF[12], un courant rétif au féminisme de la « 3e vague » dont l’apport à un féminisme inclusif nous paraît pourtant essentiel. Pourquoi te revendiques-tu spécifiquement de cet héritage, plutôt que d’une fusion ou d’un creuset des différents courants du féminisme : lutte de classes, intersectionnalité, afro-féminisme, etc ?
D’un point de vue théorique, je revendique tous les héritages : les féminismes matérialistes, l’afro-féminisme, l’intersectionnalité et la théorie queer. Je reviens dans mon livre sur chacun de ces courants pour les replacer historiquement, mais aussi parce qu’ils constituent à chaque fois des jalons dans la construction d’une pensée féministe globale, même s’ils induisent des positionnement politique souvent opposés.
En revanche, politiquement, j’ai adopté un positionnement différent parce que j’ai vu toutes les limites que donnait une application, certes déformée, de la théorie intersectionnelle.
Il nous a semblé en effet que le récit de ton expérience militante dans un groupe féministe intersectionnel constituait le nœud de ton livre. On sent de la colère et un certain traumatisme : tu parles de “lâcheté” de “peur ressentie”, dont tu analyses finement les mécanismes. Pour nous, cela fait écho à la manière de mener les débats féministes dans le courant « lutte de classes » des années 2000…
Oui, l’analyse de cette expérience a été le point de départ du livre. J’ai commencé à militer en 2010 dans un collectif féministe intersectionnel et non mixte (femmes, personnes trans, minorités de genre). Finalement, le collectif a explosé en vol, suite à des phénomènes que j’ai essayé d’analyser dans mon livre, notamment un repli sur la déconstruction individuelle et sur la construction d’espaces de plus en plus safe (sécurisés), mais sans jamais parvenir finalement à chasser, ni de nous ni du collectif, toute forme de dominations. Cela a entraîné une mécanique d’auto-exclusion ou d’exclusion dont on ne pouvait sortir – et dont le collectif est sorti par l’implosion. Pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, je n’ai pas voulu militer de nouveau sur des questions féministes. Je me disais qu’il y avait un problème fondamental et stratégique qui finissait par détruire les collectifs de résistance et de lutte.
J’ai donc écrit ces pages pour essayer de comprendre. Au départ, j’avais individualisé les problèmes, mais en y réfléchissant et en échangeant avec des personnes du collectif, j’ai compris que c’était nos positionnements politiques qui avaient induit ces cassures. J’essaye donc de décortiquer ce qui s’est opéré. L’un des problèmes, c’est une individualisation des structures sociales : ne plus penser que la domination est produite et reproduite essentiellement par les structures sociales, mais penser qu’elle l’est surtout pas les individu-e-s et donc que l’enjeu politique, c’est l’interpellation et le changement des individu-e-s un par un. On commence par les individu-e-s qui sont les plus éloigné-e-s de nous, puis le cercle concentrique se restreint de plus en plus jusqu’à ce que la lutte pour changer les individu-e-s atteignent le noyau dur. Quand il n’y a plus de frontière et qu’absolument tout est politisé, ça devient dur à vivre à la fois individuellement et à l’échelle d’un groupe.
C’est toute la politisation du privé qui conduit à ça, mais cette manière morale de poser les questions féministes casse l’esprit du collectif : chaque femme est chargée de régir les comportements de chaque homme. Cependant, comme il ne faut pas non plus renoncer à questionner aussi les comportements individuels et les pratiques, cela crée une tension. En réalité, il y a là l’illusion que nos comportements, nos sentiments, nos relations avec les autres, pourraient s’extraire totalement des mécanismes de domination. On œuvre à les déconstruire, tout en sachant qu’on en est aussi les produits…
Exactement. La société parle et agit à travers nous, de façon inconsciente et parfois même automatique. Même pour des militant-e-s qui ont beaucoup déconstruit les normes de genre, qui travaillent vraiment sur ces questions-là, la force de la société agit sur l’individu. Cela peut conduire à des situations terribles, car il n’y a plus de solidarité mutuelle. Et, au niveau collectif, la chasse aux sorcières au sein du milieu féministe et LGBT parisien a découragé des militant-e-s, décimé les groupes et fait exploser les collectifs.
Cette brutalité des rapports militants est une vraie question politique. C’est courageux et nécessaire d’avoir écrit sur ce sujet, que l’on n’ose pas aborder en général. En plus des conséquences d’une application individualisante de « le privé est politique », il y a aussi quelque chose qui relève de la dimension politique donnée aux victimes, de l’enjeu à prendre la parole et être entendue en tant que victime, indiscutable, en particulier dans le mouvement féministe.
Mais, pour notre part, nous l’avons surtout expérimenté avec des militantes du courant « lutte de classes » : les débats avec le CNDF autour du voile et de la prostitution ont été d’une agressivité inouïe. La découverte de l’intersectionnalité nous a alors donné de l’air en nous permettant d’armer théoriquement les positionnements que nous adoptions spontanément dans le débat, comme l’opposition à l’exclusion des filles voilées.
Finalement, tu quittes ce groupe féministe intersectionnel en partie pour les raisons pour lesquelles nous avons pris nos distances avec le féminisme « lutte de classes » tel quel le CNDF en France l’incarnait… Comment se fait-il qu’on banalise cette violence ? Comment créer un champ féministe où tout le monde se retrouverait autour de mots d’ordre unifiant, tout en y défendant ses positions propres ?
Dans le Collectif Féministe Révolutionnaire où je milite aujourd’hui, on est nombreuses à avoir expérimenté des moments de violence très forts.
Un des facteurs explicatifs, c’est que les enjeux sont tout de suite plus forts dans les milieux féministes du fait que les militantes sont directement concernées par l’oppression et l’exploitation. Dans la lutte des classes, par exemple, l’hétérogénéité est plus importante car tout le monde n’est pas de classe populaire.
L’exclusion des femmes de la plupart des espaces politiques et des lieux de pouvoirs dans la société a également des conséquences. Un des seuls endroits dont elles disposent et qui leur appartient, c’est l’espace féministe. Mais cela peut créer des crispations, puisqu’il concentre donc des enjeux de pouvoir et de reconnaissance.
Enfin, j’ai l’impression aussi que les débats sont souvent placés à des niveaux très théoriques, ce qui tend à crisper des positionnements qui ne sont pas mis à l’épreuve du réel.
L’enjeu, c’est un féminisme inclusif, qui accueille tout le monde de manière non négociable ! Au fond, il me semble que les féministes anti-voile, anti-travail du sexe et anti-inclusion des personnes trans ont déjà été mises en minorité parce que toutes les jeunes générations sont convaincues de la nécessité de l’inclusion.
Parce que nous sommes dominées, nous avons des difficultés à construire des espaces sororels. La recherche de la reconnaissance des hommes continue de peser et c’est en partie ce qui explique les incompréhensions voire les tensions entre les générations, en particulier entre celles de la « deuxième vague » et celle de la « troisième vague », à laquelle nous appartenons. Les plus anciennes ont eu davantage de difficultés à s’imposer que nous et continuent de considérer qu’elles ont besoin de reconnaissance. Elles ont l’impression qu’on prend leur place et du même coup, qu’on nie toutes leurs élaborations alors même que nous en sommes le produit, mais avec la volonté de s’ouvrir à tous les héritages d’une pensée féministe en mouvement.
Pour finir avec les perspectives d’action, tu termines ton livre sur le Collectif Féministe Révolutionnaire. Est-ce que ce n’est pas stratégiquement restrictif par rapport à toutes les pistes que tu ouvres pour la construction d’un mouvement de masse ? Dans le paysage féministe, tu évoques ainsi très peu le syndicalisme, alors même que des militantes féministes y réalisent un important travail, comme en témoignent les journées intersyndicales femmes[13] : la dernière, en 2019, avait regroupé 800 personnes. Ces syndicalistes essayent de participer à la construction des différentes initiatives, à la construction de la grève féministe, malgré les débats que cela suscite en interne. Elles ont été très impliquées dans les Rosies pendant le mouvement contre la réforme des retraites[14], par exemple. En Suisse ou dans l’État espagnol, les syndicalistes ont joué un rôle décisif dans la réussite de la grève féministe.
J’ai voulu repartir du concret, d’une expérience vécue avec toutes ses limites bien évidemment. Par rapport à ce que l’on voudrait qui s’organise, ce n’est encore qu’à une toute petite échelle, mais cela a le mérite d’exister et de lancer des pistes pour des militantes qui se demanderaient concrètement quoi faire aujourd’hui, de façon pérenne. Cela n’exclut bien sûr pas les questions syndicales, au contraire. Je pense effectivement qu’un enjeu fondamental pour la construction du mouvement en France est la préparation de la grève féministe internationale pour le 8 mars, et en cela, les syndicalistes féministes sont des aides précieuses, de par leur expérience de la grève, et de par les relais dont elles disposent, notamment au sein des organisations syndicales.
Propos recueillis par Capucine Larzillière et Fanny Gallot.
Notes
[1] La « première vague » correspond au mouvement suffragiste du début du XXe siècle et la « deuxième vague » se rapporte aux mouvements féministes pour le droit à l’avortement et à la contraception des années 1970. La « troisième vague » des années 1980 est marquée par le concept de genre, la naissance des mouvements queer et intersectionnels. Enfin la « quatrième vague » depuis les années 2010 est initiée par les mobilisations contre les violences sexistes. Aujourd’hui, la périodisation en terme de vagues est cependant remise en cause par l’historiographie.
[2] Margaret Benston, « The Political Economy of Women’s Liberation », Monthly Review, vol. 21, n°4, 1969.
[3] Lise Vogel, Marxism and the Oppression of Women: Toward a Unitary Theory, 1984.
[4] Josette Trat, « L’histoire oubliée du courant « féministe lutte de classes », 2007. http://europe-solidaire.org/spip.php?article16642
[5] Silvia Federici, « Un salaire pour le travail domestique », publié pour la première fois sous forme de brochure en 1975, Bristol, Falling Wall Press et Power of Women Collective. Le texte est aujourd’hui publié en français dans Point zéro : propagation de la révolution. Salaire ménager, reproduction sociale, combat féministe, Paris, iXe, 2012.
[6]Historical Materialism, « Special Issue on Social Reproduction », 24.2, 2016, 1-2.
[7] Sur cette périodisation, voir David McNally et Sue Ferguson, « Social Reproduction beyond intersectionalité : an interview », Viewpoint Magazine, 2015 et leur introduction à la réédition de l’ouvrage de Lise Vogel « Capital, Labor-Power and Gender Relations : Introduction to the Historical Materialisme Edition of Marxism and the Oppression of Women », 2013.
[8] Bibia Pavard, Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1956–1979), Presses universitaires de Rennes, coll. Archives du féminisme, 2012, 358 p
[9] Sara Farris, In The Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism, Durham et Londres, Duke University Press, 2017.
[10] Collectif Ni una menos, « Comment s’est tissé l’appel à la Grève Internationale de femmes ? », 2017. https://www.contretemps.eu/greve-internationale-femmes/
[11] Nouvelle génération de féministes théorisant le croisement des questions de sexualités, de race et de classe (« 3e vague »).
[12] CNDF, collectif national pour les droits des femmes créé en 1996
[13]Toutes à y gagner, vingt ans de féminisme intersyndical, collectif, Editions Syllepse, 2017.
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