Le Pakistan au risque des talibans

Islamabad a du mal à cacher sa satisfaction après la prise de Kaboul par les insurgés afghans. Mais cette victoire est lourde d’inquiétudes, de la rancœur des États-Unis à la nouvelle dynamique des djihadistes pakistanais, en passant par la crainte d’un afflux de réfugiés.

Une « grande victoire » (« big win ») et même une « victoire immense » (« huge win »). C’est avec ces mots que The Dawn, le grand et influent quotidien en langue anglaise de Karachi, a qualifié ce que représentait pour Islamabad la prise du pouvoir en Afghanistan par les talibans.
Mais, dans un éditorial publié le 19 septembre, le journal ne voyait pas pour autant la situation en rose. Car, pour lui, ce succès militaire et politique des insurgés risque de provoquer des « défis encore plus grands ». Certains experts sont encore plus pessimistes et évoquent même les risques d’une victoire à la Pyrrhus pour le Pakistan.
« Le Pakistan a soutenu les talibans parce qu’il voyait l’influence rampante de l’Inde en Afghanistan et, avec la conquête de ce pays par ce groupe, New Delhi a vu sa prise abattue en plein vol. […] Le Pakistan devrait s’en réjouir. Il ne le fait pas. Car il y a un certain nombre de scénarios vraisemblables qui sont la source de son malaise », écrit notamment Abbas Nasir, un des éditorialistes du quotidien.
Parmi ces scénarios, l’un des plus redoutés est que Washington, après son échec en Afghanistan, fasse d’Islamabad son « bouc émissaire »« Les États-Unis ont perdu et ont commencé à faire du Pakistan un bouc émissaire pour rejeter sur lui la faute de leur humiliation. Après tout, comment la seule superpuissance au monde pourrait-elle accepter d’avoir été humiliée par un groupe de gueux ? », s’interroge le quotidien.
D’autres éditorialistes semblent même regretter que le premier ministre, Imran Khan, ait laissé éclater sa joie, au lendemain du départ du dernier avion américain de Kaboul, en déclarant que « les Afghans ont brisé les chaînes de l’esclavage ».
La crainte, c’est que le Pakistan fasse l’objet de sanctions américaines. À lire la presse pakistanaise, les critiques venues de l’entourage de Joe Biden sur le rôle d’Islamabad dans la victoire des talibans, et, dès lors, la débâcle américaine, sont d’ailleurs loin d’être prises à la légère par l’establishment politico-militaire pakistanais. Elles l’auraient même rendu « furieux ».
Les États-Unis n’ont encore jamais pris de sanctions à l’égard des dirigeants pakistanais, quand bien même ceux-ci étaient pris la main dans le sac des talibans. Le 25 juillet 2010, lorsque le site WikiLeaks publie sur la Toile le Afghan War Diary (le « Journal de la guerre afghane »), soit 91 000 documents émanant de généraux connus comme d’obscurs sous-officiers affectés dans des avant-postes isolés, on découvre qu’une partie importante d’entre eux concerne les relations entre Islamabad et les talibans.
Ce qui frappe alors, c’est la densité et la régularité de ces relations, même s’il était déjà notoire que l’armée pakistanaise avait joué un rôle fondamental dans la naissance du mouvement, en 1994, et l’avait accompagné tout au long de son histoire, contribuant à son financement, son recrutement, son entraînement, sa planification, sa stratégie et même à le diviser pour mieux le contrôler. Probablement, l’armée pakistanaise a-t-elle aussi participé à certaines offensives talibanes, en particulier en 1996, pour prendre Kaboul.
En 2011, le double jeu pakistanais éclate même au grand jour quand l’homme le plus recherché au monde, Oussama Ben Laden, est tué par un commando américain dans la ville d’Abbottabad, à proximité de l’une des académies militaires les plus prestigieuses du pays.
En août 2017, la déclaration solennelle de Donald Trump contre les dirigeants pakistanais laisse supposer que des sanctions seront prises : « Nous payons au Pakistan des milliards et des milliards de dollars et, en même temps, il accueille les mêmes terroristes que nous combattons. Mais cela doit changer. Et changer immédiatement. Aucun partenariat ne peut survivre avec un pays qui abrite des militants et des terroristes qui s’en prennent à des Américains en mission et à des officiels. » Le président américain laisse même entendre que son pays pourrait nouer un partenariat stratégique avec l’Inde. Il n’en sera rien. L’année suivante, les États-Unis mettent cependant fin à leurs aides militaires à Islamabad, mais sans aller jusqu’à des sanctions.
Euphorie au quartier général
D’autres scénarios sont eux aussi porteurs de menaces pour Islamabad. En particulier celui de la famine à laquelle risquent d’être confrontés, avec l’arrivée de l’hiver, quelque 18 millions d’Afghans, selon les prévisions des Nations unies. Non seulement elle pourrait susciter une colère telle parmi la population que les talibans seraient impuissants à la contrôler, mais aussi conduire des millions d’Afghans à se réfugier au Pakistan, comme cela s’était produit pendant l’invasion soviétique – plus de trois millions de personnes avaient trouvé refuge de l’autre côté de la ligne Durand, qui sépare les deux pays.
« Maintenant que le pipeline à cash est presque tari et que l’économie pakistanaise apparaît dans une situation critique en raison d’une mauvaise gestion flagrante, le défi pourrait être insurmontable et provoquer un conflit important à l’intérieur du pays. Un scénario cauchemardesque, en vérité », s’alarme à ce sujet The Dawn.
Mais, pour le moment, du côté de l’establishment militaire du General HeadQuarters (« GHQ », comme on l’appelle au Pakistan), l’euphorie provoquée par la victoire des talibans semble de rigueur.
On le voit quand, le 4 septembre, le lieutenant-général Faïz Hamid, le chef de la puissante Inter-Services Intelligence (ISI, les services du renseignement militaire), chargé du dossier afghan et du soutien aux talibans, fait une visite très médiatisée à Kaboul, où il ne cache pas sa satisfaction d’être accueilli en grande pompe dans la capitale afghane. Pour l’occasion, il se fait accompagner des responsables de huit branches – pas moins – de l’ISI.
Non seulement sa médiation permettra la formation du premier gouvernement taliban, qui n’arrivait pas à voir le jour en raison des conflits entre les différentes factions, mais il va ensuite élaborer un plan, en coordination avec les chefs talibans, pour la mise sur pied d’une armée professionnelle et de services de renseignement et de sécurité. Selon le site Intelligence Online, ceux-ci auraient été confiés à deux responsables talibans proches de ses services, Abdoul Haqq Wathiq, et son adjoint Taj Mir Jawad, un ancien élève des écoles coraniques de Peshawar, bien connu de la CIA – il a passé douze ans en détention à Guantánamo.
« C’était très judicieux de la part du général Faïz Hamid de se rendre aussi vite dans la capitale afghane, relève Laurent Gayer, spécialiste du sous-continent indien et directeur de recherche au CNRS-CERI-Sciences Po. Sa visite permet aux militaires pakistanais de se remettre sur le devant de la scène. En venant à Kaboul, il a aussi voulu montrer que la route de Kaboul passait par Rawalpindi [où se trouve le GHQ – ndlr]. Officiellement, Islamabad pousse à la reconnaissance de l’Émirat islamique d’Afghanistan. En attendant, les Pakistanais savent bien que, tant que les talibans seront infréquentables, il faudra des intermédiaires. Le Pakistan n’est pourtant pas seul à vouloir jouer ce rôle. Il est en concurrence avec le Qatar dans ce rôle de médiation avec les talibans. »
D’où l’insistance manifestée par Imran Khan à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies pour que le gouvernement des talibans soit reconnu par l’ensemble de la communauté internationale. « Il n’y a qu’une manière d’agir. Nous devons renforcer et stabiliser l’actuel gouvernement pour le bien du peuple afghan », a-t-il plaidé le 24 septembre, faisant valoir que, sans cette reconnaissance, le pays pourrait être déstabilisé et devenir un refuge pour les groupes terroristes.
Drapeau pakistanais arraché
Au Pakistan, tous les groupes djihadistes locaux – Jaish-e-Mohammed, Lashkar-e-Taiba, Lashkar-e-Jhangvi, Sepah-e-Sahaba, pour ne citer que les principaux – sont déjà à la fête. « Avec la conquête de l’Afghanistan par les talibans, le champ des possibles se rouvre pour ces groupes djihadistes, qui sont galvanisés par ce succès. Cela risque d’avoir des répercussions sur la situation au Cachemire, où ils pourraient tenter de raviver le conflit », explique Laurent Gayer.  
Mais, avec les talibans au pouvoir en Afghanistan, tout ne sera pas forcément facile pour les services de sécurité pakistanais. Car, indique le même chercheur, « la plupart des nouveaux combattants talibans ne sont pas passés par les écoles religieuses pakistanaises comme c’était le cas avec leurs aînés. Ils ne sont donc pas autant socialisés par le monde politico-religieux pakistanais. D’où un certain refus de la “pakistanisation” de leur mouvement ».
Pour Madiha Afzal, chercheuse à la Brookings Institution, les élites au Pakistan ne souhaitaient d’ailleurs pas une victoire totale des talibans. « Ce genre de victoire militaire totale met le Pakistan dans une position où il sera probablement moins capable de contrôler les talibans car ceux-ci se sentent victorieux. » Ils n’ont ainsi pas formé de « gouvernement inclusif », contrairement à ce que leur demandait leur protecteur pakistanais, en particulier Imran Khan.
Une autre indication est l’incident survenu le 21 septembre à Torkham, le principal poste-frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan. Sur une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, on peut voir des talibans arracher violemment un drapeau pakistanais qui flottait sur un camion venu apporter de l’aide à la population afghane. « Cet incident n’est pas sans importance, indique Karim Pakzad, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Ce n’est pas comme si ce drapeau était américain ou d’un autre pays. C’était le drapeau du Pakistan, le pays protecteur des talibans. »
Existe aussi la crainte que la victoire des talibans afghans soit ressentie comme un encouragement par les djihadistes pakistanais, avec la menace d’une reprise d’un soulèvement djihadiste sur les territoires frontaliers de l’Afghanistan. « La victoire des talibans afghans ne peut pas rester sans conséquence. Il y a effectivement le risque de voir une remontée des talibans pakistanais qui ont été redynamisés par ce succès », reconnaît Karim Pakzad.
Un premier événement est déjà de nature à inquiéter les forces de sécurité pakistanaises : ces dernières semaines, à trois reprises, quatre ou cinq drapeaux des talibans afghans sont apparus sur le toit de la « Jamia Hafsa », un séminaire pour étudiantes attenant à la célèbre Lal Masjid (la Mosquée rouge), en plein cœur d’Islamabad. Lal Masjid est le cœur battant de la mouvance islamique pakistanaise la plus radicale.
Sa prise d’assaut, après huit jours de siège, les 10 et 11 juillet 2007, par le Special Service Group (forces spéciales), avait fait plus de 150 morts, tant la résistance des djihadistes fut acharnée, et provoqué une vague de représailles terroristes sans précédent – 3 650 morts en six mois, hors des opérations militaires. Elle avait aussi entraîné la rupture définitive entre le mouvement des talibans pakistanais (Tehrik-e-Taliban Pakistan ou TTP) et le gouvernement pakistanais et la reprise de l’insurrection armée. Celle-ci est aujourd’hui à peu près terminée mais susceptible de reprendre à tout moment.
Les drapeaux talibans de Jamia Hafsa, qui ont entraîné l’intervention de la police, ont d’ores et déjà provoqué un mouvement de peur au sein de la bourgeoisie pakistanaise. Celle-là même qui, par hostilité envers l’Inde et les États-Unis , s’était félicitée ces derniers jours de la victoire des insurgés à Kaboul.