Liban : le chaînon manquant

Mayssoun Sukarieh, Middle East Eye, 18 septembre 2020

Tout de suite après l’explosion dans le port de Beyrouth, le 4 août, nous avons constaté les efforts concertés des principaux acteurs politiques au Liban pour diluer leurs responsabilités et s’en défausser.

Certains se sont accusés les uns les autres de corruption en lien avec la mauvaise gestion de la cargaison de nitrate d’ammonium sur le port.

Le Premier ministre – qui a démissionné depuis – a nié avoir eu connaissance de la situation.

Le gendre du président, Gebran Bassil, qui est étroitement lié au directeur des douanes, Badri Daher – n’a pas tardé à chercher à attirer l’attention sur les personnes extérieures au Liban impliquées dans l’expédition initiale de ces produits chimiques.

Un mois après l’explosion, plus d’une vingtaine de personnes ont été arrêtées ou font l’objet d’une enquête, notamment le directeur des douanes et son prédécesseur, ainsi que des agents et employés de l’autorité portuaire et, dernièrement, les trois ouvriers qui avaient été appelés pour procéder à la maintenance dans l’entrepôt numéro 12.

L’enquête se limite clairement au port et, jusqu’à présent, aucun des ministres du Travail et des Transports, Premiers ministres ou présidents qui étaient pleinement conscients de la présence de substances explosives, n’ont été convoqués pour interrogatoire, et encore moins arrêtés.

Beaucoup de questions

Après un mois d’enquête, il y a plus de questions que de réponses.

Mardi, le juge en charge de l’instruction a interrogé quatre responsables de la sécurité travaillant au port et a délivré des mandats d’arrestation à leur encontre, rapporte l’Agence nationale de l’information (ANI).

Les quatre interpellés sont un général de brigade appartenant aux renseignements militaires, un major appartenant à l’agence de sûreté de l’État et deux majors appartenant à la direction de la Sûreté générale.

Selon les déclarations d’un responsable libanais à Reuters le mois dernier, l’enquête initiale indiquait que des années d’inaction et de négligence concernant le stockage de matériel hautement explosif étaient à l’origine de l’explosion.

Dans un article publié le mois dernier dans le Guardian, la professeure Laleh Khalili indiquait qu’il faudrait regarder au-delà de la société et l’État libanais et s’intéresser au monde du transport international pour comprendre où se situe la responsabilité fondamentale de cette catastrophe.

Aucun des ministres ou Premiers ministres ou présidents qui étaient pleinement conscients de la présence de substances explosives, n’ont été convoqués pour interrogatoire, et encore moins arrêtés

Cet article nous apprend beaucoup sur la façon dont fonctionne le monde du transport international, mais cette analyse ne dit pas grand-chose du cas spécifique du Liban et, en réalité, risque de mal désigner les responsabilités.

Si comprendre le capitalisme mondial est toujours utile pour affûter notre analyse des phénomènes façonnés par ce système, parfois – comme dans le cas présent– une telle analyse peut finir par diluer les responsabilités et rendre difficile l’action au niveau local.

Dans son article, Laleh Khalili fait valoir que « si l’attention et la colère se sont concentrées sur l’incompétence et les dysfonctionnements du gouvernement et des autorités libanais, les racines de la catastrophe sont bien plus profondes et bien plus étendues. Il s’agit d’un réseau de ressources maritimes et de magouilles juridiques conçu pour protéger les entreprises quel qu’en soit le prix ».

Cela détourne sans ambages l’attention du Liban vers le milieu du transport maritime, d’ampleur mondiale. La seule place qu’occupe le Liban dans cette analyse, c’est celle de l’incompétence et des dysfonctionnements, l’« incompétence » des autorités libanaises étant soulignée à maintes reprises.

Faire appliquer les lois

En fait, cet argument à propos d’un monde du transport international anarchique n’est peut-être pas si solide.

Dans le cas de Beyrouth, les autorités portuaires ont réussi à appliquer la loi en confisquant le navire en question, et les tribunaux libanais ont assuré la libération des marins pris au milieu de ce conflit dans l’année qui a suivi le début de l’affaire.

Si l’on considère l’aisance avec laquelle le propriétaire de navire se déclare en faillite, abandonne le bateau et évite toute responsabilité, le non-respect des lois par le transport international semble pertinent surtout en dehors du Liban.

Une hypothèse sous-jacente dans l’article de Laleh Khalili est que le bateau transportant le nitrate d’ammonium de la Géorgie au Mozambique n’avait pas de liens solides avec le Liban, hormis sa brève escale à Beyrouth. Cela pourrait être vrai ou pas. De nombreuses questions doivent être posées et faire l’objet d’une enquête avant d’accepter cette hypothèse.

Le bateau allait-il réellement au Mozambique ? Les autorités libanaises prétendent avoir contacté le gouvernement du Mozambique plusieurs fois, et ce dernier a déclaré ne disposer d’aucune information à propos de ce navire. Lorsque le nitrate d’ammonium a été déchargé à Beyrouth, les autorités portuaires au Mozambique ont nié avoir la moindre information sur ce navire.

Quel rôle a joué l’homme d’affaires russe Igor Grechushkin, considéré comme le propriétaire de facto du navire ? Il a acheté le bateau l’année même et a fait son seul voyage de la Géorgie à la Turquie, puis à Beyrouth.

Qui sont les créanciers qui ont embauché le cabinet d’avocats Baroudi & Associates et engagé des poursuites en justice contre le navire, lesquels étaient responsables de la conservation du nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth ?

Qui a commandé cette quantité de produit précieux puis ne l’a pas réclamé ? L’une de ces parties prenantes a-t-elle des liens concrets avec des groupes au Liban ? Ou le fait que cela se soit passé à Beyrouth est-il une simple coïncidence ? Tout comme le fait que la population de Beyrouth souffre des dommages collatéraux d’un système qui, comme le suggère la chercheuse, est mondial par nature et n’est pas directement lié aux conflits de politiques internes au Liban ?

Contrôle politique du port

D’autres questions doivent être posées à propos du contrôle politique du port de Beyrouth, et de la relation entre les agendas politiques locaux et les actions qui ont mené à la catastrophe du 4 août.

Dans l’article de Laleh Khalili, les seuls acteurs libanais désignés sont les autorités portuaires libanaises et le juge qui a ordonné la libération de l’équipage du bateau. Mais si nous devons comprendre comment se passe le transport international au Liban, notre analyse ne peut pas s’arrêter au port de Beyrouth.

Juridiquement, nous savons que le ministère du Transport libanais, ainsi que l’administration portuaire jouent un rôle direct dans les décisions sur le port. Nous savons également que d’autres groupes jouent officieusement un rôle important. Il y a la présence de l’armée libanaise et, dernièrement, de la Sûreté de l’État.