CADTM International. 11 août 2020
La vérité sur les causes précises de l’explosion, le 4 août en début de soirée, de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth prendra un certain temps à être établie, si elle l’est jamais un jour. Toutefois, cette catastrophe – qui a causé, à l’heure où nous écrivons ces lignes, la mort de plus de 158 personnes et blessé plus de 6 000 autres – démontre à l’évidence à quel point l’État libanais est dans une forme de déliquescence avancée. Le Premier ministre du pays du cèdre a parlé d’une faute de « négligence ». Or, cette négligence, qui est littéralement criminelle, est avant tout celle du gouvernement et de sa propre haute administration gangrenée par le clientélisme et la corruption. Elle est aussi celle des gouvernements qui se sont succédés à la tête du Liban depuis la fin de la guerre civile (bien que les hommes au pouvoir aujourd’hui l’étaient en fait déjà à l’époque) et bien évidemment dans celle des divers partis et milices à travers le pays. Le Liban va mal, très mal, et les élites politiques locales ont une lourde responsabilité dans cette situation, cela est une évidence pour tout le monde. Mais cette responsabilité est aussi celle des puissances régionales et mondiales, des institutions financières internationales (le Fonds monétaire international et la Banque mondiale) et des banques privées.
Une situation locale entretenue par le jeu des puissances internationales
La catastrophe de ce début août s’inscrit avant tout dans le contexte de crise économique intense que traverse le pays depuis plusieurs mois. Et celle-ci s’inscrit elle-même dans un contexte politique problématique depuis plusieurs dizaines d’années. Le Liban est un pays magnifique, aux frontières millénaires de plusieurs cultures et confessions. Ce mélange culturel et religieux est, comme partout ailleurs, source d’une richesse culturelle et sociale énorme. Ce même mélange et diversité ethniques et religieuses sont, souvent, exploités et amplifiés dans les jeux politiques des pouvoirs en place. En atteste la guerre civile qui a déchiré le pays de 1975 à 1990. La fin de la guerre n’a pas pour autant signifié la fin de l’habitude, pour les puissances internationales, de tenter de tirer profit des tensions inter-confessionnelles. En schématisant un peu grossièrement, historiquement, l’Arabie saoudite et ses alliés (et derrière elle les États-Unis) et dans une moindre mesure la Turquie se font les soutiens des partis sunnites, l’Iran et la Syrie des partis chiites (en tête desquels le célèbre Hezbollah) et la France (et beaucoup plus discrètement Israël) des partis chrétiens. Chacun les soutient et les utilise pour avancer ses pions dans cette région stratégique au niveau géopolitique et économique.
Au Liban, cette organisation autour des confessions définit toute la politique. Les électeurs/trices ne peuvent voter que pour des candidat·e·s qui partagent leur confession (réelle ou supposée de naissance) et ce, non pas dans la localité où l’électeur/trice réside mais dans celle où il ou elle est né·e. Ce système a favorisé la mise en place d’un clientélisme structurel aux proportions énormes. À tel point qu’il n’est pas exagéré de dire que l’essentiel de la classe politique libanaise travaille quasi exclusivement et ouvertement pour ses propres intérêts sans guère se soucier de ceux de la population qui est livrée à elle-même dans la plupart des domaines de la vie quotidienne : La fourniture d’électricité est chaotique, la gestion des services de bus à Beyrouth est laissée soit aux diverses milices, soit aux particuliers qui disposent de mini-bus, la (non-)gestion des déchets a fait l’objet de grandes manifestations en 2015, les communications sont hors de prix, les projets de construction d’une ligne de train du sud au nord du pays sont sans cesse reportés malgré la congestion permanente des autoroutes et des plans prêts depuis belle lurette. Pour ce qui est des marchés publics et de l’administration, la norme est le copinage politique et le népotisme. Il va sans dire que dans ce contexte, la « bonne gestion des budgets publics » est un concept qui n’existe que dans les discours des politiciens. Ceux-ci servent avant tout à engraisser les mandataires locaux et à enrichir davantage les grosses fortunes privées. Le centre-ville de Beyrouth, autour de la Place de l’Étoile, avec ses immeubles vides construits avec les subventions de l’État et utiles uniquement à la spéculation immobilière privée, est le symbole par excellence de cette collusion d’intérêts entre les détenteurs des pouvoirs publics et privés. Entre 2005 et 2014, les 1 % les plus aisés ont capté 23 % des revenus et 40 % du total des richesses patrimoniales personnelles au Liban, tandis que les 50 % les plus « pauvres » se partageaient la moitié des revenus du top 1 %. [1]
Le mouvement de contestation populaire libanaise a débuté le 17 octobre 2019, remettant en cause tout ce système d’inégalités, revendiquant le départ de toute la classe dirigeante, la condamnation des responsables corrompus et la mise en place d’une économie basée sur la justice sociale. Il essaye toujours de se maintenir dans les rues malgré la situation d’exception sanitaire liée à la Covid-19 et la répression. Le mouvement met en avant des slogans anti -confessionnalistes et dénonce la dictature des banques. Le mouvement de protestation populaire a repris après la catastrophe du 4 août 2020 et a obtenu le 10 août la démission du gouvernement. Le peuple veut des changements réels et plus profonds.
Une économie ultra-financiarisée basée sur un montage financier bancal
Le pays qui était autrefois qualifié de « Suisse du Moyen-Orient », a basé son économie sur le secteur financier au détriment des secteurs productifs. La balance commerciale du pays est depuis longtemps largement déficitaire (ce qui implique une souveraineté alimentaire très précaire) et l’économie dépend fortement des dollars envoyés par l’immense diaspora libanaise de par le monde (8 milliards de dollars en 2018). Sur base de cet apport, le secteur bancaire a mis en place une véritable pyramide de Ponzi. Les banques privées achètent, grâce aux liquidités envoyées par la diaspora, les titres de la dette nationale, libellés en livre libanaise, en bénéficiant de taux d’intérêt très avantageux octroyés par la Banque du Liban (BDL) qui trouvait dans ce système à financer les budgets publics qui étaient dans l’essentiel dilapidés par les gouvernements tel que décrit ci-dessus.
Ce système de financement de l’État par et pour la finance privée a conduit à l’accumulation d’une dette publique insoutenable représentant, en 2019, 170 % du PIB (avec près de 40 % de cette dette libellés en dollar). L’édifice s’est petit à petit effrité sous le ralentissement du flux d’import de dollars dû à la guerre en Syrie et à la fracturation du système financier au niveau mondial ainsi qu’à la fuite de capitaux organisée par les grandes fortunes du pays. Il a fini par s’écrouler totalement avec la crise économique et financière qui a accompagné le coronavirus alors que les conséquences socioéconomiques étaient déjà considérables (il y a encore quelques mois, on estimait qu’environ un tiers de la population vivait avec moins de 4$ par jour, que le chômage était de +- 25 %, et atteignait même 37 % si l’on considère la population en dessous de 25 ans). Les Libanai·se·s se sont alors retrouvé·e·s privé·e·s de leur épargne et de leurs pensions et l’État incapable de financer quoique ce soit, pas même le remboursement de sa dette (le pays s’est trouvé en défaut de paiement pour les Eurobonds arrivant à maturité en mars 2020, ce qui a accentué davantage la suffocation du système bancaire).
Alors que la crise économique et humanitaire atteignait des niveaux jamais vus dans le pays, pas même pendant la guerre civile et les bombardements israéliens, ce sont à nouveau les jeux politiques internationaux qui ont freiné l’apport d’aide de l’étranger. La plupart des partis politiques se sont affaiblis suite aux protestations populaires et seul le Hezbollah, usant de sa position dominante en tant que milice la plus armée du pays pour harceler
les manifestant·e·s, parvenait à maintenir son pouvoir. Dès lors, il était hors de question pour les États-Unis, l’Arabie saoudite, la Turquie, Israël mais aussi la France et le reste de l’UE, d’apporter son aide au pays dans ce contexte. Au contraire, les États-Unis tentaient plutôt de tirer profit de cette crise pour appliquer un maximum de pression sur le Hezbollah en le privant (et avec lui le reste du pays) de l’arrivée de liquidités et ce dans l’objectif d’handicaper l’Iran dans sa stratégie régionale. Quant à l’Iran, il était lui-même dans une position difficile à cause des répercussions économiques d’une part du renforcement du blocus états-unien et d’autre part du coronavirus qui frappe très durement le pays, n’était pas non plus en mesure d’apporter une aide adéquate. Alors que pendant des dizaines d’années les puissances internationales s’étaient servies du Liban pour leur propres intérêts, elles le laissaient livré à lui-même au pire moment possible.
C’est dans ce contexte que la Banque mondiale a accordé, en avril un premier prêt de 120 millions de dollars à l’État libanais pour financer ses dépenses de santé. Le FMI, toujours prompt à réagir dans ce genre de situation, s’est également posé en sauveur des Libanai·se·s en proposant un prêt de 10 milliards de dollars au gouvernement. Bien entendu, comme de coutume pour l’institution de Brettons Woods, cette offre de versement de liquidité s’accompagnait d’un plan d’ajustement structurel (P.A.S.), autrement dit, d’un package de réformes pour libéraliser davantage une économie déjà extrêmement financiarisée.
Pour une véritable aide internationale et pour des réformes qui servent réellement les intérêts des Libanai·se·s
Depuis mardi dernier, face au véritable cataclysme qui a frappé les Beyrouthin·e·s et qui a logiquement ému les peuples du reste du monde, les gouvernements de par le monde multiplient les promesses d’offres d’aide humanitaire. Le Président français s’est même rendu sur place pour livrer un discours ouvertement néocolonialiste à la population de l’ancien protectorat français qui, de son côté, lui réclamait de mettre hors-jeu les élites politiques soutenues par la France. Si l’explosion de ce 4 août a bien entendu affecté en premier lieu les habitant·e·s de Beyrouth, tou·te·s les Libanai·se·s s’apprêtent à en subir également les conséquences. En effet, le port a été détruit alors qu’il était la porte d’entrée commerciale principale du pays (60 % des importations passaient par ce port, dont 85 % des céréales importées) qui a toutes ses frontières terrestres coupées par la guerre en Syrie et le conflit avec Israël, tout comme une grande partie du quartier des finances. C’est donc toute l’économie libanaise qui est à terre. Alors que les gens avaient déjà perdu leur épargne et leur pension et que le prix de la vie avait explosé, 250 000 personnes se retrouvent aujourd’hui sans logement et des millions vont se retrouver sans revenu. Et nous ne devons pas oublier que le Liban est un pays où 1 habitant sur 4 est un réfugié. Bien que les données ne soient pas très précises, on estime que sur une population totale d’environ 6,8 millions d’habitants, 4,5 millions sont des Libanais-ses auxquels s’ajoutent plus de 1,5 million de réfugiés syriens et plus de 500 000 réfugiés palestiniens, pour ne parler que des groupes les plus importants. Nous devons également tenir compte du nombre important de migrant-e-s qui vivent dans le pays et travaillent dans des conditions épouvantables, en particulier les travailleurs domestiques. Tous ces gens seront encore plus touchés par la crise actuelle.
Il est dès lors évident qu’une aide internationale est indispensable, tant au niveau de l’aide humanitaire d’urgence que pour la reconstruction à moyen et long terme. Il est aussi très clair que le pouvoir local ne peut plus être détenu par ceux qui sont responsables de ce désastre mais rendu à la « société civile » , autrement dit à la population, qui doit pouvoir gérer les institutions du pays dans l’intérêt de tou·te·s. Cette aide doit être une aide réelle et pour ce faire, elle doit prendre la forme de dons, d’appui médical et alimentaire et d’offre d’expertise logistique (notamment pour la reconstruction du port, des hôpitaux et des infrastructures essentielles) et non sous forme de prêts. Et les grandes réformes (réclamées par le mouvement populaire), indispensables au pays sont celles qui permettront une gestion démocratique et efficiente du pays, pas celles qui sont offertes (avec une nouvelle insistance) par le FMI et qui vont conduire à un accroissement encore plus grand des inégalités économiques et à une économie non moins dépendante de la finance, comme c’est systématiquement le cas dans tous les pays qui suivent ses P.A.S.