Jean Harari, CEDETIM, 22 février 291
L’antisionisme peut-il relever, sur le fond et en droit, de l’antisémitisme ? L’affirmer témoigne non seulement d’une grave ignorance des controverses qui déchirent depuis des décennies les cercles politiques et historiques qui, parmi les Juifs eux-mêmes, s’intéressent à cette question et y ont apporté leur contribution ; c’est également procéder à un amalgame qui relève clairement du délit d’opinion qui ouvrirait, s’il était suivi d’effet, un vaste champ d’interdits idéologiques, de renoncements intellectuels dont on peine à imaginer les conséquences.
Que l’antisémitisme se dissimule fréquemment derrière le masque de l’antisionisme est avéré et somme toute logique. Mais il n’est pas très compliqué de le démontrer et de mettre en évidence les véritables ressorts de ce stratagème. L’arsenal juridique existant y suffit largement. En revanche l’antisionisme politique, celui qui retourne aux sources de cette doctrine, d’abord pour la comprendre puis pour la condamner, constitue une démarche intellectuelle parfaitement légitime – a fortiori pour les Juifs, contraints par leur propre statut de se situer et d’énoncer pour eux-mêmes et pour les autres, la place qu’ils comptent occuper dans cette bataille.
Le sionisme s’établit sur deux prédicats : l’existence et l’unité nationale et culturelle d’un peuple juif ; son droit imprescriptible à la constitution de son propre État sur un territoire qui lui appartienne. Or ces deux présupposés sont faux mais rendus légitimes par les soubresauts dramatiques des 100 dernières années. Sans l’extermination des Juifs d’Europe par le régime nazi, le sionisme n’aurait pas dépassé le stade d’un mouvement marginal, bâtissant de maigres communautés en Palestine entre les plages de Tel Aviv (alors Jaffa), les collines de Jérusalem et les sables brûlants du Néguev. La reconnaissance d’Israël en 1948 par l’ONU (c’est-à-dire en réalité conjointement par les États Unis et l’Union Soviétique) permettait de solder à très bon compte les ravages du nazisme, l’aveuglement criminel des grandes puissances mais aussi pour les États Unis, d’amorcer par procuration l’éviction du Moyen Orient des vieux impérialismes britannique et français.
Le « peuple juif » n’existe pas. Il s’agit d’une construction mythologique artificielle ahistorique que l’historien Shlomo Sand a parfaitement et méticuleusement déconstruit. Son avènement moderne surgit de l’événement catastrophique qu’a représenté la tentative d’élimination des communautés israélites d’Europe. Ce peuple fut « inventé » au travers d’un processus long et tortueux dans lequel l’antisémitisme viscéral des populations slaves, entretenu pendant des siècles par les clergés du christianisme, ne fut pas le moindre des agents. Toute cette histoire est maintenant établie et bien documentée. À l’origine, l’État hébreux est coloré de socialisme et de collectivisme militant. Il proclame des principes d’entraide et de solidarité, marqués par l’ascendance du mouvement ouvrier d’après-guerre et l’écrasante influence de l’Union Soviétique. De nombreux Juifs s’y sont laissé prendre, ne percevant pas l’émergence sous leurs yeux aveuglés par l’enthousiasme et la passion retrouvés, d’une société de classe, bientôt profondément divisée et surtout, surtout, exclusive de toute hybridation avec les peuples locaux, arabes palestiniens et jordaniens. Pourtant dès son avènement la double caractéristique de ce nouvel État ne fait aucun doute. C’est un État colonial qui chasse les habitants de Palestine de leur terre ; c’est un État ségrégationniste qui instaure de profondes discriminations entre Juifs et non Juifs. Au cours des 70 ans de son existence ses traits constitutifs se sont accentués, à mesure même que sa légitimité et sa viabilité faiblissaient : L’existence d’un peuple juif et d’une nation juive est devenue désormais problématique. D’une justification politico-historique originelle, les idéologues du sionisme sont passés à celle d’une souche mythologique commune (le peuple d’Abraham) pour en arriver aujourd’hui à celle d’une même identité biologique, établie sur des filiations génétiques… L’actuel processus qui conduit de l’État hébreux vers celui du seul peuple juif l’atteste. Dans les faits, la réalité quotidienne de ce pays ne fait qu’illustrer toujours plus clairement ces travers inscrits au cœur même du projet sioniste : l’isolement croissant des populations palestiniennes, dépossédées et parquées, littéralement cloîtrées à Gaza et dans les territoires, le développement séparé (qui s’apparente à l’apartheid sud-africain), l’extension sans fin des colonies sur des terres palestiniennes, la militarisation complète de la société, le bellicisme permanent et la recherche perpétuelle d’ennemis extérieurs pour maintenir la cohésion d’entités sociales et ethniques centrifuges, l’incapacité politique à sortir du dilemme annexion / dilution identitaire, l’extrême droitisation du pouvoir politique dans des termes proprement inconcevables dans les autres États réputés « démocratiques », etc.
Au terme de sept décennies, l’État juif réussi ce prodige de s’être lui-même enfermé dans un ghetto ethno-religieux, protégé par un mur continu de béton, cerné de miradors et de barbelés, environné d’ennemis, surarmé et en voulant à la terre entière. Pour des Juifs, l’antisionisme politique est la seule voie qui permette de sortir de cette spirale infernale, d’entrevoir un autre futur que celui de l’affrontement perpétuel et d’affirmer les valeurs d’universalité et d’internationalisme qui guidèrent tant d’entre nous vers l’émancipation conjointe des peuples dominés, colonisés, piétinés, réduits en esclavage, exterminés.
Nous n’avons pas choisi d’être Juifs, pas plus que les noirs, les peaux-rouges ou les jaunes ne l’ont fait. C’est notre condition. Nous l’assumons sans honte ni arrogance. Nous n’adhérons à aucun des mythes du « peuple élu » ou de la supériorité du Juif « sûr de lui et dominateur », encore moins bien sûr, à celui de la race inférieure. L’antisionisme radical condamne le projet sioniste de vouloir construire un État juif séparé, fondé sur la race et le sang, la religion ou je ne sais quoi d’autre. Il y oppose celui d’une seule nation multiconfessionnelle, laïque et démocratique où Juifs et Arabes vivraient sur une même terre. Nous sommes donc des Juifs antisionistes. Qu’allez-vous faire de nous dont, pour la plupart, les parents ou les grands parents ont été exterminés ? Allez-vous nous poursuivre pour antisémitisme ?