Syrie : ne pas désespérer

 

ENTRETIEN AVEC L’HISTORIEN SYRIEN FAROUK MARDAM-BEY

SYLVAIN CYPEL, Orient XXl, 8 DÉCEMBRE 2014

Historien syrien, Farouk Mardam-Bey a été, en tant que militant marxiste, opposant au nationalisme du Baas dès la première heure.   Auteur, chez Actes Sud, de Sarkozy au Proche-Orient (2010), d’une Anthologie de la poésie arabe contemporaine (2007), de Jérusalem, le sacré et le politique (2000) et de nombreux autres ouvrages, il est le directeur des éditions Sindbad et a été l’un des « passeurs » de la littérature arabe, la rendant accessible à un large public français.

 

Sylvain Cypel. — Comment vivez-vous le carnage syrien, avec ses millions de victimes, de réfugiés et de déplacés ?

Farouk Mardam-Bey. — Je vais vous faire un aveu : régulièrement, chez moi, je pense à la Syrie et je me mets à pleurer. Des amis syriens m’ont dit qu’il leur arrive la même chose. Nous vivons tous avec ce sentiment qu’au « pays de la peur et du silence » est né au printemps 2011 un mouvement populaire qui a suscité d’immenses espoirs, tant il paraissait inespéré. Et puis, après des évolutions que vous n’avez ni souhaitées ni pu empêcher, vous sentez un jour que les choses vous ont totalement échappé. Elles ont d’ailleurs échappé à tous les protagonistes. Assad, qui ne règne que sur Damas et une grande part de la « Syrie utile », est incapable de ressouder le tissu national du pays. Il ne domine pas plus la situation que ses opposants. Les bons connaisseurs de l’armée syrienne, par exemple, disent que l’essentiel du pouvoir à Damas est désormais détenu par l’Iran. En face, Daech peut tenir longtemps, mais sans pouvoir étendre son pouvoir. Et un tiers du territoire reste entre les mains d’autres forces elles-mêmes divisées. D’où ce sentiment que plus personne ne maîtrise la situation, et aussi que cela risque de durer très longtemps.

  1. C.— En mars 2013, vous écriviez un article intitulé « Vaincre l’indifférence ». On a cependant le sentiment que, depuis, le conflit syrien se heurte de plus en plus à une lassitude générale…
  2. M.-B.— Ce conflit a déjà fait au moins 200 000 morts, encore plus de blessés, et 8 millions de déplacés et de réfugiés, dont la moitié hors du pays. Or on constate effectivement une opinion, tant arabe qu’internationale, devenue apathique sur le dossier syrien. En France, certaines franges, du Front national à des groupes gauchistes, soutiennent un régime « laïc », mais le gros de l’opinion s’est installé dans une forme d’indifférence. Même à gauche, désormais, lorsqu’on évoque le régime de Bachar Al-Assad, on entend des gens dire « oui, mais d’un autre côté, il y a les islamistes ». On ne le justifie pas, mais il y a là une forme de compréhension qui évacue les crimes quotidiens de son régime. Lorsque, très récemment, l’aviation syrienne a bombardé le marché de Raqqa, rempli de civils, aucune voix à gauche ne s’est levée pour dire « ça suffit ». Tout ça parce que Raqqa est la « capitale » des djihadistes de l’État islamique. Cette indifférence est la plus difficile à vivre. Ce qui est insupportable, c’est que ce sentiment d’impuissance pourrait s’éterniser, tant on ne voit pas d’issue. Dans cinq ou dix ans, on demandera des comptes aux dirigeants du monde : « où étiez-vous alors que toute cette horreur se passait » ?

QUARANTE ANS SANS LIBERTÉ D’EXPRESSION

  1. C.— Assad a-t-il réussi dans son entreprise de délégitimation de l’opposition non djihadiste, l’Armée syrienne libre ayant presque disparu des radars ?
  2. M.-B.— Oui, il y est amplement parvenu. Le plus grave est qu’il est arrivé à « confessionnaliser » le conflit avec ses opposants et à bénéficier du soutien de deux minorités, les alaouites [dont la famille Assad est issue] et les chrétiens, et d’une certaine neutralité des autres, Druzes et Kurdes. Enfin l’opposition s’est suicidée par ses divisions. Aujourd’hui, ses membres s’insultent entre eux. Elle n’a plus aucune crédibilité. C’est désespérant.
  3. C.Pourquoi a-t-elle été incapable de s’unifier ?
  4. M.-B.— La Syrie est un pays où toute parole libre a été supprimée pendant plus de quarante ans. La culture politique y a presque complètement disparu. Ajoutons qu’un grand nombre des émigrés syriens se sont retrouvés dépendants du soutien des États qui les accueillaient, en Turquie, au Qatar, en Arabie ou ailleurs, ces « Amis de la Syrie ». Cela explique en partie leurs divisions. Et aussi les accusations de corruption dont beaucoup font l’objet.

Mais il ne faudrait pas croire que toute la Syrie se divise désormais en deux camps. Dans le sud, la région de Deraa n’est toujours ni aux mains d’Assad, ni de Daech. Il en est de même pour diverses poches de territoire autour de Damas. Il reste en Syrie des opposants qui ne sont pas djihadistes. Certains sont même d’anciens partisans du régime, et ils cherchent le lien avec l’opposition de l’extérieur. Diverses initiatives sont prises pour reconstituer une troisième voie entre le régime et Daech. Comme celle de Moaz Al-Khatib, un ancien imam important [jugé proche de la Turquie et du Qatar], président de la Coalition nationale des forces de l’opposition entre novembre 2012 et avril 2013, reçu le mois dernier reçu à Moscou et qui a déclaré ensuite que les Russes seraient « disposés à lâcher Bachar si son régime est préservé » .

 

PAS DE SOLUTION AVEC ASSAD

  1. C.— Qu’est-ce qui vous apparaît comme la première des urgences aujourd’hui en Syrie ?
  2. M.-B.— Alléger les souffrances des gens qui vivent sous les bombes ou dans les camps de réfugiés. Au début, il aurait été important de parvenir à créer une zone d’exclusion aérienne. Maintenant, c’est trop tard. L’ONU devrait se mobiliser beaucoup plus qu’elle ne le fait sur les enjeux humanitaires.
  3. C.— Le départ de Bachar Al-Assad reste-t-il à vos yeux une condition préalable à toute solution politique pour mettre fin à cette guerre ?
  4. M.-B.— Oui. Une sortie de crise est difficile à imaginer, mais il n’en existe aucune qui permettrait à Assad de garder le pouvoir. S’il avait compris que son départ était inscrit, à la conférence de Genève [juin 2012], il aurait pu sauver sa vie et vraisemblablement sa fortune. Désormais, ce n’est plus possible. En se comportant comme il l’a fait, il s’est condamné à jamais. Pour sortir de la crise, il faudrait auparavant que les puissances qui comptent dans la région — les États-Unis, la Russie, l’Iran, la Turquie et l’Arabie saoudite — trouvent un terrain d’entente, sachant que l’Iran est plus important encore que la Russiesur la question syrienne. Si Téhéran lâche Assad, il devra partir. Il serait donc essentiel qu’un accord survienne entre Téhéran et Washington sur le nucléaire iranien. Sans cela, il n’y aura pas d’accord international possible sur la Syrie. Mais on a le sentiment qu’en dehors de Barack Obama, pas grand monde ne veut réellement aboutir sur le dossier nucléaire iranien.

En attendant, un partage sur une base confessionnelle de la Syrie commence à être évoqué publiquement. Or une telle partition serait ingérable et calamiteuse. Elle entraînerait d’épouvantables nettoyages ethniques, vu que les sunnites constituent désormais 80 % de la population et vu l’interpénétration des populations : il y a plus d’alaouites aujourd’hui à Damas que dans le « pays alaouite ». Pendant ce temps, des villes comme Alep et Homs sont à moitié rasées. On assiste au succès d’un régime criminel face à une opposition dans un état lamentable, au prix de souffrances inouïes de la population et dans une indifférence et une incompréhension terrifiantes de l’environnement régional et international. La Syrie ne mérite pas cela. Lorsque récemment les Israéliens ont bombardé Gaza, il y a eu des manifestations dans le monde entier. Mes compatriotes demandaient : « Et nous, pourquoi ce silence » ? Le problème est que les Syriens n’ont pas de porte-voix crédible dans l’opinion internationale.

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