Turquie : le grand échec d’Erdogan

Nicolas Cheviron, Médiapart, 24 juin 2019

Le président turc Recep Tayyip Erdogan n’avait pas admis l’élection, fin mars, d’un maire d’opposition à la tête de la plus grande municipalité de Turquie et avait obtenu l’annulation du scrutin. Trois mois plus tard, son candidat essuie une cuisante défaite, lourde de conséquences pour le reis . Le résultat du scrutin a donné lieu à des scènes de liesses comme on n’en avait pas vu dans les bastions stambouliotes de l’opposition depuis le mouvement antigouvernemental de Gezi en mai-juin 2013.

 « L’horloge de la démocratie s’était arrêtée de fonctionner le 31 mars au soir. Mais on n’empêche pas le passage du temps en arrêtant les horloges. » En deux phrases, le nouveau maire social-démocrate d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, a écrit dimanche 23 juin dans la soirée l’épitaphe de la folle tentative du président Recep Tayyip Erdogan pour maintenir la métropole de 16 millions d’habitants, sa capitale de coeur, sous son giron.

Le 31 mars au soir, la ville, aux mains de la mouvance islamo-conservatrice du reis depuis vingt-cinq ans, aurait dû rejoindre le club des municipalités tenues par l’opposition, à l’instar d’Ankara, Adana, Antalya, ou Mersin, toutes remportées par le Parti républicain du peuple(CHP, social-démocrate). Ekrem Imamoglu, le jeune maire de l’arrondissement de Beylikdüzü, l’emportait en effet de 24 000 voix sur son adversaire du Parti présidentiel de la justice et du développement (AKP), l’ex-premier ministre Binali Yildirim.
Mais c’était compter sans la pugnacité du chef de l’État. Après un recomptage infructueux des bulletins, qui a confirmé la victoire d’Imamoglu avec 13 500 voix d’avance, l’AKP a obtenu du Conseil électoral suprême (YSK) l’annulation du scrutin et la destitution du nouveau maire après seulement 18 jours d’exercice, au motif d’irrégularités dans la composition de 225 bureaux de vote, sur les 31 000 que compte la ville.

« Pour utiliser une analogie footballistique, c’est comme si l’opposition avait battu le gouvernement avec un but indiscutable, mais que celui-ci avait fait annuler le match pour un problème technique concernant la licence d’un arbitre de touche » , résume l’analyste politique Kadri Gürsel, dans le journal en ligne al-Monitor.

Trois mois plus tard, les électeurs stambouliotes ont remis les pendules à l’heure. Dimanche, ils ont réaffirmé leur confiance en Ekrem Imamoglu, avec cette fois 800 000 voix d’écart, le candidat du CHP réunissant 54,2 % des suffrages, contre 45 % à Yildirim. Avec un pareil score – le plus élevé jamais atteint pour une municipale à Istanbul depuis trente-cinq ans -, le candidat de l’opposition a définitivement éteint les contestations de l’AKP.

Dès 19 h 15, Binali Yildirim a salué devant les caméras la victoire de son adversaire et assuré qu’il était prêt à « l’aider dans tous les travaux qu’il mènera à Istanbul » . Sur Twitter, Erdogan a lui aussi félicité le vainqueur de l’élection, tandis que le président du YSK, Sadi Güven, a convenu que le « scrutin [s’était] déroulé sereinement » . Même la presse progouvernementale faisait profil bas lundi 24 juin, admettant le verdict des urnes.

Alors que le résultat du scrutin a donné lieu à des scènes de liesses comme on n’en avait pas vu dans les bastions stambouliotes de l’opposition depuis le grand mouvement de protestation antigouvernemental de Gezi en mai-juin 2013, le président du CHP, Kemal Kiliçdaroglu, semblait exclure le risque d’une nouvelle intervention du YSK ou de toute autre institution pour empêcher l’entrée de son candidat à l’Hôtel de ville.

« Avec nos opinions politiques diverses, nous avons écrit tous ensemble la grande saga de la démocratie. Le monde entier a été le témoin de cette saga. Désormais, aucune force ne peut nous refuser la victoire. Désormais, personne ne peut réaliser de putsch contre la volonté du peuple » , s’est-il exclamé devant des milliers de supporteurs à Ankara.

L’annulation du scrutin du 31 mars et la nouvelle campagne électorale ont été un fiasco pour l’AKP, constaté jusque dans les colonnes de la presse progouvernementale. « Imamoglu a gagné l’élection le 6 mai, avec la décision du YSK » d’annuler le premier scrutin, estime ainsi l’éditorialiste de Habertürk Nagehan Alçi. « L’électeur en Turquie n’accepte pas plus aujourd’hui qu’hier qu’on aille à l’encontre de sa volonté. »

La journaliste déplore l’incapacité de l’AKP à « produire des arguments convaincants et solides » dans cette campagne menée « avec réticence » par Binali Yildirim et parsemée « d’interventions au plus haut point erronées » , comme les allégations véhiculées par l’AKPconcernant des origines ethniques supposées grecques d’Ekrem Imamoglu.

L’échec est d’autant plus cuisant qu’il ne souffre plus de discussion ou d’excuses . « Si le YSK avait rejeté la demande d’annulation déposée par l’AKP, celui-ci aurait pu continuer de faire de la propagande sur le thème d’Imamoglu qui ne doit sa victoire qu’aux voix qu’il a volées, quand bien même ces accusations seraient impossibles à prouver. Il ne pourra plus le faire » , écrit Kadri Gürsel.

« Imamoglu a injecté de l’espoir à la société »

Pour Jean-François Pérouse, ancien directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) et maître de conférences à l’université stambouliote de Galatasaray, la responsabilité de ce ratage incombe au premier chef à Erdogan . « Au 31 mars, Binali Yildirim avait déjà accepté sa défaite. Certaines mouvances au sein de l’AKP ont pu influencer le président, mais c’est lui qui porte la grande responsabilité de ce mauvais pari, dû à son incapacité d’admettre la réalité » , affirme le chercheur.

Éditorialiste du quotidien conservateur d’opposition Karar , Ali Bayramoglu, qui a suivi de près pendant de nombreuses années la carrière du reis , souligne lui aussi la cécité politique dont semble être désormais atteint le chef de l’État. « On constate l’aveuglement total d’un homme assumant seul le pouvoir. Erdogan imagine une société turque qui ne correspond pas à la société réelle » , commente-t-il. « Il avait l’impression de pouvoir compter sur une majorité qui ne change pas, avec des identités très polarisées. Qu’il lui suffisait de parler à ses électeurs, de les toucher pour obtenir leurs votes. »

Cette dernière élection confirme que ce n’est plus le cas. « D’un seul coup, Imamoglu a pris environ 3,5 % des voix à l’AKP. Des électeurs conservateurs déçus sont passés à Imamoglu, qui est désormais bien plus qu’un candidat du CHP » , estime Nagehan Alçi. La fronde est même encouragée par des personnalités de haut rang, en rupture de ban avec Erdogan. Interrogé par la presse à la sortie des urnes, l’ancien président et ex-bras droit du reis a ainsi répondu : « Si dieu veut, tout ira bien, tout sera bien » , paraphrasant le slogan de campagne du candidat social-démocrate.

Le scrutin du 23 juin va laisser des traces. Dans le camp de l’AKP, « les conservateurs ont fait connaissance avec la défaite » , souligne Ali Bayramoglu. « Or Erdogan tire une bonne part de son charisme de ses succès à répétition. Désormais, il est marqué du sceau de la défaite » , poursuit l’analyste, qui prévoit du tangage dans la coalition présidentielle entre l’AKP et son allié d’extrême droite, le MHP.

La fin du mythe de l’invincibilité d’Erdogan pourrait aussi encourager les velléités de ses concurrents au sein du parti à voler de leurs propres ailes, à commencer par l’ancien vice-premier ministre chargé de l’économie, Ali Babacan, soutenu par Abdullah Gül. « C’est vrai que c’est Imamoglu qui occupe aujourd’hui le devant de la scène. Mais la majorité conservatrice continue de jouer un rôle déterminant en Turquie et ce résultat peut donner du courage à Babacan pour mener avec Gül la rénovation du mouvement conservateur », estime Bayramoglu.

Dans le camp de l’opposition, la victoire d’Imamoglu justifie tous les efforts des différentes directions pour présenter un front uni, de l’extrême droite représentée par le Bon Parti (IP), en coalition avec le CHP, aux islamistes du Parti de la félicité (SP), et aux électeurs du Parti démocratique des peuples (HDP, de gauche et kurde). « Cette victoire inaugure de nouvelles possibilités de faire de la politique en Turquie, de définir un nouveau contrat social auquel l’AKP s’oppose de manière suicidaire depuis un certain temps » , analyse Jean-François Pérouse. « Ekrem Imamoglu a la trempe pour mener ce débat. »

Car la victoire du candidat CHP ne tient pas qu’aux erreurs de l’AKP. « Oui, dans le camp du pouvoir, il y a eu des erreurs à tous les niveaux et à toutes les étapes, mais Imamoglu a su les exploiter avec une grande habileté politique. Il a injecté de l’espoir à la société et, surtout, il a donné aux masses épuisées par les conflits ce qu’elles cherchaient : la sérénité » , écrit dans Karar l’analyste politique Mustafa Karaalioglu.

Inconnu du grand public il y a encore un an, l’ex-maire de l’arrondissement stambouliote de Beylikdüzü a pris une envergure nationale, et certains analystes le voient déjà comme le futur adversaire d’Erdogan. L’intéressé a cependant pris soin de rappeler dès dimanche soir viaTwitter que les prochaines élections n’auront pas lieu avant 2023. Entretemps, Imamoglu devra faire ses preuves à la tête de la mairie métropolitaine d’Istanbul, ce qui ne sera pas chose facile, l’État pouvant mettre nombre de bâtons dans les roues de l’édile.

Toutefois, « le gouvernement va être soumis à de fortes pressions en faveur d’élections anticipées, qui dépendront aussi de la marge de manoeuvre qu’il laissera aux mairies tenues par le CHP et de la possibilité d’une cogestion entre l’État et ces mairies » , prédit Jean-François Pérouse. Dimanche soir, dans son premier discours d’après victoire, Ekrem Imamoglu a appelé le président « à faire travailler les directions centrale et locale de manière cohérente et en bonne coopération sur les questions urgentes pour Istanbul » .

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