Venezuela : la multicrise

 

Entrevue avec Pierre Mouterde, Le courrier, 15 février 2019

Aux dires de Pierre Mouterde, «les conquêtes obtenues de haute lutte durant les premières années de la Révolution bolivarienne ont été balayées» pour laisser place à «une situation critique de pénuries de biens alimentaires de base, une inflation phénoménale et un exode». Une «multicrise très profonde » que «les pratiques de sabotage de l’économie par la droite vénézuélienne », les sanctions et la chute des cours du pétrole – «bien réelles» – ne suffisent absolument pas à expliquer.

Révolution inachevée

Pour l’analyste, le naufrage a des causes internes évidentes, dont certaines remontent aux années d’Hugo Chávez (1999-2013) et notamment son incapacité à sortir le pays de sa dépendance au pétrole. Plus: ladite Révolution bolivarienne paierait en fait l’absence de réformes structurelles d’envergure. «Hugo Chávez est resté au milieu du gué, il n’a pas voulu prendre les mesures qui lui auraient permis de prendre vraiment en mains les rênes de l’économie afin de la transformer. On parle beaucoup des septante nationalisations réalisées sous le chavisme mais la part du secteur privé dans l’économie nationale – 66% – est restée stable en vingt ans.»

Parallèlement, le gouvernement investissait des sommes importantes dans la création d’un tiers secteur, les coopératives, «sans leur donner les moyens de subsister face à leurs concurrentes privées». En d’autres termes, «la suprématie du libre-marché, et notamment les activités spéculatives et financières, n’a jamais été remise en cause», estime le

sociologue.

Et de pointer l’opportunité manquée de 2008, quand la crise du secteur bancaire a conduit à des faillites: «Le gouvernement s’est refusé à nationaliser les principales banques, dont on connaît pourtant la toxicité, à travers la spéculation, pour l’ensembl de l’économie du pays». Une modération qu’il explique par l’implication de la «bolibourgeoisie» (supporters du gouvernement enrichis sous le chavisme) dans ces opérations. Notamment dans la manipulation des taux de change qui a fait la fortune de proches du pouvoir et de militaires «avec le blanc-seing du gouvernement». A la décharge du chavisme, la corruption et l’accaparement de la rente pétrolière ont toujours existé au Venezuela, admet l’analyste.

Du chaos au dépeçage

Loin de l’image convenue de la «dictature tropicale», Pierre Mouterde décrit au contraire un «laisser-faire», un  «chaos» où l’économie parallèle règne mais aussi où certains profitent de la crise pour «dépecer» le pays ou le rendre dépendant aux crédits, russes et chinois notamment. Symbole de la rapine: la riche faja (ceinture) de l’Orinoco où Caracas a octroyé faveurs et exemptions légales à quelque 150 multinationales extractives, un projet auquel Chávez avait naguère refusé de souscrire.

Une fuite en avant sans avenir, selon M. Mouterde, qui ne voit d’autre alternative aux difficultés économiques qu’une négociation visant à pacifier la société et à trouver accord politique.

Des

élections générales? «Maduro doit lâcher quelque chose. Il a déjà accepté des élections législatives, mais ça ne sera pas suffisant», pense Pierre Mouterde. Qui avertit: «On en est plus à sauver la révolution bolivarienne: l’urgence est de redonner force à des mécaniques institutionnelles, démocratiques.» D’abord, afin de sauver le pays du pillage, d’une intervention étrangère ou d’une guerre civile. Ensuite pour redonner une chance à la gauche de se reconstruire.

Une mission ardue

«Juan Guaidó appartient à la droite dure, on ne peut guère lui faire confiance» – à laquelle la gauche internationale devrait toutefois se consacrer à 200%, conclut le sociologue. «Le chavisme se ressoude face aux USA ».

On parle beaucoup du risque

d’une guerre civile en cas de chute de Nicolas Maduro. N’est-ce pas exagéré?

Cela dépend: si Maduro perdait dans les urnes, les chavistes l’accepteraient. En revanche s’il venait à tomber dans le cadre de l’opération actuelle, la crainte est réelle. Le chavisme a perdu des forces ces dernières années à cause des difficultés économiques. La preuve: il a été battu lors des élections de 2015. Mais il lui reste un noyau dur d’au moins 30% des Vénézuéliens. La pression étrangère et la fuite en avant de l’opposition ont tendance à ressouder cette population autour de Maduro au nom de la souveraineté nationale. Même en imaginant qu’une partie de l’armée bascule, il faudra compter avec le million et demi de membres de la milice créée par Chávez. Sans oublier qu’à côté du Venezuela,  il y a la Colombie, où le processus de paix se passe extrêmement mal, avec des assassinats quotidiens d’anciens guérilleros ou de dirigeants communautaires. Toute la régionpeut s’embraser.

Ne faudrait-il pas aller vers des élections générales?

Il y a trois scénarios. Celui de l’UE et des Etats-Unis, qui veulent une présidentielle pour sortir Maduro. Puis celui d’élections à la présidence et au parlement. Pourquoi pas! Mais pour les organiser il faudrait des négociations, ce que refuse Guaidó. Enfin, la solution du gouvernement, qui est d’organiser des législatives. Elle aurait au moins l’avantage de remettre le parlement dans le jeu.

Quel est l’intérêt de Trump? Pourquoi a-t-il durci le jeu?

Trump n’est pas seul à la manoeuvre, il y a tous les néoconservateurs qui sont revenus au premier plan: Mike Pence, Bolton ou encore Elliott Abrams, celui qui avait été condamné à la prison pour sa complicité dans l’Irangate. Et le premier à avoir décrété que le Venezuela constituait une menace pour la sécurité des Etats-Unis, c’était Barack Obama, en 2015! Outre l’ambition de capter les ressources vénézuéliennes, les Etats-Unis agissent pour des motifs géopolitiques et idéologiques. La droite dure a le vent en poupe, elle veut en profiter!

Légitime, Nicolas Maduro? La réponse n’est pas simple, répond Pierre Mouterde. D’un côté, «le président a bel et bien récolté 6 millions de votes lors de la présidentielle, ce n’est pas rien!» De l’autre, «il s’était arrangé pour qu’aucun candidat de valeur – comme Capriles ou Lopez – ne puisse l’affronter». Le sociologue, auteur également d’un ouvrage sur le renversement de Salvador Allende, fait porter à Nicolas Maduro la responsabilité première dans l’affrontement actuel. «Il y a dans la droite vénézuélienne des éléments ultraradicaux mais elle compte aussi des modérés, sur lesquels le président aurait pu s’appuyer.» Le virage «anticonstitutionnel, antidémocratique » daterait des législatives

de 2015, très nettement perdues par les chavistes. «Maduro aurait pu faire le dos rond, essayer de négocier avec les plus modérés, voire avec l’opposition de gauche.» Au lieu de cela, le pouvoir refuse alors la tenue d’un référendum révocatoire puis convoque une prétendue Assemblée constituante, à laquelle la droite ne participera pas. Au final, alors qu’Hugo Chávez avait usé de ces deux instruments  «pour élargir les espaces démocratiques », «Maduro l’a fait pour bâillonner l’opposition». Un choix qui a fait le lit de la droite radicale et «conduit le gouvernement à s’enfermer dans une spirale de l’affrontement» et de la répression.

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