Dans le quartier de Tripoli où il vit depuis plusieurs années, Cheikh, un pêcheur originaire d’Afrique de l’Ouest, est témoin de la crise géopolitique et humanitaire qui frappe la Méditerranée centrale depuis la chute du dictateur Mouammar Kadhafi en 2011. « Les garde-côtes libyens interceptent les migrants en mer et les mettent en prison sans leur faire de procès. Les migrants sont arrêtés non seulement en mer, mais aussi en ville », m’écrit-il. Dans nos échanges fréquents, il qualifie les exilé.e.s de « frères et sœurs », dont les épreuves l’accablent. « Sincèrement, je n’aime pas voir ces gens souffrir », soupire-t-il début janvier 2021, visiblement las.
Quand le climat permet de sortir sa chaloupe en mer, Cheikh voit passer des pneumatiques en mauvais état débordants de personnes précaires d’origines différentes, mais qui toutes fuient les conditions de vie difficiles en Libye et, pour certaines, la torture et les abus qui ont marqué leur séjour dans ce pays ravagé par une décennie de guerre.
LA SÉCURITÉ AVANT LE DROIT D’ASILE
Cheikh n’est pas le seul à s’alarmer. Le réseau Alarm Phone, qui anime une ligne téléphonique d’urgence pour les migrant·e·s se trouvant en situation de détresse en Méditerranée, estime qu’en 2020, 27 435 personnes ont tenté de quitter la Libye par la mer. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), environ 11 891 d’entre eux ont été renvoyés dans ce pays la même année.
Depuis le sommet de la Valette en 2015, l’Union européenne (UE) a mis en place un important dispositif de soutien aux garde-côtes libyens pour faire face à la « crise » migratoire en Méditerranée. Mais si l’UE loue leur capacité à sauver des vies, Cheikh et d’autres pêcheurs constatent eux leur incompétence et leur absence de réponse quand ils les alertent sur la présence d’une embarcation de migrant·e·s en difficulté. Ils font état de menaces, assurent que certains représentants des autorités sont impliqués dans la revente des moteurs des bateaux de fortune interceptés. Le chassé-croisé maritime auquel assiste Cheikh dépasse la seule urgence humanitaire : il découle de la stratégie européenne d’externalisation du contrôle migratoire faisant primer la sécurité sur le droit d’asile.
Durant le conflit déclenché dans le sillage de la chute de Mouammar Kadhafi, l’équipement de la garde-côtière a été partiellement détruit. Puis, ses chaînes de commandes se sont effritées face à la fragmentation du contrôle étatique entre différentes factions et milices. Sans oublier que l’instabilité politique a bouleversé les réseaux clientélistes qui avaient jusqu’alors maintenu un équilibre fragile au niveau du contrôle des vastes zones frontalières du pays (même si, historiquement, il a été montré qu’aucun gouvernement n’a jamais eu le contrôle absolu sur les frontières libyennes). Cette absence de contrôle et l’instabilité régionale ont entraîné une hausse des tentatives de traversées d’exilé·e·s à destination de l’Europe. Plusieurs naufrages dramatiques au large des côtes italiennes ont alors incité les autorités italiennes à mettre en place l’opération Mare Nostrum, dont le principal objectif était le sauvetage en mer.
Mare Nostrum ne durera qu’un an, d’octobre 2013 à 2014, et sera remplacée par l’opération Triton de l’agence Frontex dédiée au renforcement du contrôle de la frontière externe et à la lutte contre le trafic de personnes. Les navires d’ONG qui interviennent dès 2015 pour pallier le manque que l’arrêt de Mare Nostrum a laissé en matière de sauvetage, sont rapidement accusés de faire le jeu des passeurs. Aujourd’hui encore elles sont confrontées à un harcèlement administratif de la part des États européens, les forçant régulièrement à rester à quai pendant de longues périodes.
PERMIS DE REFOULER
En juillet 2018, une nouvelle zone de recherche et de sauvetage (SAR) est notifiée à l’Organisation maritime internationale (OMI) : les eaux internationales au nord de la Libye, allant jusqu’au sud de l’île de Malte, passent officiellement sous la coordination des autorités libyennes en matière de recherche et sauvetage. En soi, la notification de cette zone SAR ne paraît être que le simple geste administratif d’un État souverain, déclarant sa capacité et sa volonté de prendre sous sa responsabilité la coordination pour le sauvetage dans ce vaste espace maritime. Son émergence pourrait même être perçue comme une tentative de réduire la mortalité en mer dans cette zone frontalière qui demeure la plus meurtrière au monde.
Dans les faits, cette « simple » notification permet aux autorités européennes de déléguer la responsabilité pour le secours des exilé·e·s cherchant à fuir la Libye à la garde-côtière libyenne. Cette dernière les ramène systématiquement sur le territoire libyen, où ils et elles sont couramment torturé·e·s et détenu·e·s arbitrairement. Pour les autorités maltaises et italiennes, c’est l’émergence d’un nouveau partenaire de coopération. Mais pour les ONG, c’est une série d’obstacles supplémentaires à leurs activités en mer. Et pour Cheikh, c’est le constat d’un nombre croissant de refoulements par ce qu’il nomme « les milices ».
Comment un État exsangue, en proie à une forte déstabilisation politique depuis 2011 et en guerre civile depuis 2014, est-il parvenu à remplir les critères requis pour l’OMI pour déclarer sa zone SAR ? C’est là que l’enjeu sécuritaire dépasse l’aspect humanitaire. Dès 2014, la Libye apparaît comme un pilier de la politique d’externalisation du contrôle migratoire de l’UE, qui ne cesse de gagner du terrain depuis le début des années 2000. Cette politique consiste à sous-traiter la gestion des exilé·e·s à des pays tiers aux confins des frontières externes de l’Union. Le but principal est d’empêcher leur arrivée sur le territoire européen. Par effet ricochet, elle rend les voies de fuites toujours plus dangereuses et réduit l’accès aux procédures d’asile, tout en diluant la responsabilité juridique de l’UE.
L’UE a ainsi déboursé plus de 309 millions d’euros en Libye pour « améliorer » la gestion de la migration à travers le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (FFU), depuis sa mise en place en 2015. Dans le paquet, une batterie de mesures de soutien (formations, supports techniques, etc.) est prévue pour les garde-côtes libyens. L’Italie leur a aussi livré des motos-vedettes, célèbres bateaux de patrouille construits dans les chantiers navals de la péninsule, ou en reconditionnant les vaisseaux qui avaient été endommagés durant la guerre civile. Là aussi, c’est en partie un fonds destiné à des efforts de développement et de coopération et géré par le ministère italien des affaires étrangères, le Fondo Africa, qui est utilisé pour l’entreprise.
CONTRÔLE MIGRATOIRE « SANS CONTACT »
Les polémiques liées à la collaboration entre l’Italie et la Libye en matière d’interception de migrant·e·s en mer ne datent pas d’hier. Déjà, sous Silvio Berlusconi, l’Italie avait signé un accord en 2007 pour la patrouille partagée de la côte et des ports libyens. En 2012, la pratique de la remise de migrant·e·s intercepté·e·s par la garde côtière italienne aux autorités libyennes en haute mer avait été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour violation de l’article 3 sur l’interdiction de la torture et de l’article 4, protocole 4 sur les expulsions collectives. On comprend mieux ici la stratégie du contrôle indirect des interceptions on mer financée par l’UE. La jurisprudence de la CEDH a interdit la pratique que l’Italie avait mise en place à la fin des années 2000, comprenant soit le transbordement direct des personnes interceptées d’un navire italien à des navires de patrouille libyens, soit le retour des personnes en Libye sur des navires italiens. Avec la stratégie du contrôle « sans contact » — fournir aux garde-côtes libyens les conditions nécessaires à leurs actions, mais sans jamais entrer en contact direct avec les personnes interceptées, les autorités européennes externalisent aussi leur responsabilité juridique pour les refoulements systématiques en mer.
L’un des aspects de la politique d’externalisation est de conditionner l’aide au développement, l’accès aux accords commerciaux ou encore la délivrance de visas pour l’UE à la coopération des États tiers sur le contrôle des flux migratoires sur leur territoire. Pour le cas de la Libye, cette collaboration pose des questions pressantes en termes de contrôle démocratique de l’utilisation des fonds de développement à des fins sécuritaires, voire militaires. En Italie, l’Association pour la défense des droits des étrangers (ASGI), avec le soutien d’European Council on Refugees and Exiles (ECRE), de la Cour internationale de justice (CIJ) et d’Amnesty International a porté plainte fin 2017 contre le gouvernement italien pour avoir utilisé 2,5 millions d’euros du Fondo Africa pour soutenir les autorités libyennes dans leurs activités de contrôle des frontières maritimes. Selon l’accusation, cette utilisation violait les objectifs déclarés du Fonds (entre autres, combattre les causes profondes de la migration et améliorer les conditions des personnes migrantes). La plainte a finalement été rejetée par le Conseil d’État italien en août 2020.
CONTESTATION ET INFORMATION
Au niveau européen, la contestation juridique semble encore plus compliquée : le Fonds fiduciaire est composé de contributions d’États, mais aussi du Fonds européen pour le développement (FED), de l’Instrument de financement de la coopération au développement (ICD), de l’Instrument européen de voisinage et de partenariat (IEVP), du Fonds asile migration intégration (FAMI) ainsi que de fonds provenant de la Direction générale pour la protection civile et les opérations d’aide humanitaire européennes de la Commission européenne (Echo). Pas facile donc de démêler les autorités responsables derrière les violations de la garde côtière libyenne.
Une étude commissionnée par le Parlement européen a critiqué la méthode de sélection des projets financés sous le FFU. Malgré le fonctionnement labyrinthique des politiques externes de l’UE en matière de migration, rendant difficile l’identification des responsables, la Cour des comptes européenne a, elle aussi, été saisie pour le détournement de ressources du FED utilisées pour renforcer les capacités des autorités libyennes. Ces dernières sont impliquées dans la violation de droits fondamentaux des exilé·e·s en Libye. La procédure est en cours. S’il n’y a pas lieu d’espérer qu’une décision de la Cour européenne des comptes puisse à elle seule mettre fin aux refoulements systématiques, en parallèle, les efforts de documentation se multiplient.
Outre le témoignage des ONG quand elles sont autorisées à repartir en mer et celui de l’Alarm Phone, il y a les missions citoyennes de reconnaissance aérienne comme Moonbird de l’ONG Sea Watch, un petit avion qui survole la mer pour repérer les interceptions et les cas de détresse. Et puis il y a les individus comme Cheikh, qui continue de témoigner des conséquences dramatiques de ces politiques décidées dans les corridors du pouvoir à Rome et les salles de conseil bruxelloises. Ce pêcheur, qui me confie avoir rêvé de devenir journaliste, tient sur un carnet le journal des abus quotidiens perpétrés contre les migrants en mer ou à Tripoli. Combinés, ces efforts d’information et ces contestations juridiques permettent de mettre en lumière à la fois les mécanismes de fonctionnement labyrinthiques et les effets mortifères de la politique européenne d’externalisation.
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