Le 30 janvier 2005, dans le stade Gigantinho de Porto Alegre, le président Hugo Chávez a déclaré la nécessité du socialisme. Portant sa chemise rouge caractéristique, le leader vénézuélien a déclaré : « Nier les droits du peuple est la voie vers la sauvagerie, le capitalisme est une sauvagerie. Je suis chaque jour plus convaincu, [entre] le capitalisme et le socialisme… je n’ai aucun doute. Il est nécessaire, nous le disons – comme le disent de nombreux intellectuels dans le monde –, de transcender le capitalisme, mais j’ajoute […] nous devons transcender le capitalisme par le moyen du socialisme […]. »
Ces déclarations faisaient écho, à distance, à la déclaration du « caractère socialiste » de la Révolution cubaine faite par Fidel Castro en avril 1961, au milieu des fusils et des appels à résister à l’agression impérialiste [allusion à l’attaque de la Baie des cochons en avril 1961]. Le Venezuela n’a pas été envahi, mais le chavisme a extrait une puissante dose de mysticisme politique de sa victoire contre le coup d’Etat avorté d’avril 2002 [ses protagonistes sont restés « au pouvoir » durant 47 heures], soutenu par l’oligarchie locale et les Etats-Unis, puis contre la grève déclarée par le patronat et la grève de 2002-2003 à Petróleos de Venezuela (PDVSA) qui ont porté un coup dur à l’économie.
Autour de Chavez, en 2005, il n’y avait pas de miliciens, mais plutôt des militants sociaux regroupés au sein du Forum social mondial de Porto Alegre, un regroupement de partis de gauche et de mouvements sociaux mobilisés contre la « mondialisation du capital » et en faveur d’un changement des rapports de force à l’échelle mondiale. Dans ce nouveau et véritable scénario post-socialiste [par rapport à l’écroulement dudit socialisme réellement existant en URSS et dans les « démocraties populaires »], le président bolivarien a annoncé et souligné que la nouvelle transition vers le socialisme devait se faire « dans un cadre de démocratie ». Mais il a ensuite précisé : « Dans quel type de démocratie ? Pas dans la démocratie que Monsieur Superman [G.W. Bush] veut nous imposer depuis Washington. Non, il ne s’agit pas de cette démocratie. » Et c’est là que réside l’un des problèmes névralgiques du chavisme durant ses deux décennies d’hégémonie sur la vie politique vénézuélienne. Si ce « n’est pas » cette démocratie, quel type de démocratie « transcendera » la démocratie libérale ? Et, ensuite : outre la démocratie, qu’est-ce qui différencierait ce « socialisme du XXIe siècle » des expériences du socialisme réel et des « démocraties populaires » du XXe siècle en Union soviétique, en Europe de l’Est, en Asie et à Cuba ?
C’était alors le moment épique d’une « marée rose » qui s’étendait. Citons : Néstor Kirchner [élu en avril 2003, président de la Nation argentine en mai 2003] et Luiz Inácio Lula da Silva [élu en octobre 2002 et président de la République fédérative du Brésil dès janvier 2003] étaient déjà au pouvoir. Il faut y ajouter, outre Tabaré Vázquez [en Uruguay commence son mandat en novembre 2004] : Evo Morales [président de la Bolivie dès le 22 janvier 2006], Rafael Correa [président de la République d’Equateur dès le 15 janvier 2007], Fernando Lugo [président de la République du Paraguay dès le 15 août 2008], l’énigmatique Manuel Zelaya [président de la République du Honduras dès le 27 janvier 2006] et, deux ans plus tard, le plus controversé d’entre eux, Daniel Ortega [en fonction depuis le 10 janvier 2007 au Nicaragua] qui étaient sur le point d’arriver au gouvernement. Le Venezuela semblait alors occuper la place d’une sorte de « noyau radical » autour duquel s’articulaient des régimes de gauche nationaux populaires ou démocratiques plus modérés et/ou plus ou moins novices, ce qui a donné lieu à un virage sans précédent vers la gauche dans le continent.
Cependant, le « socialisme du XXIe siècle » – qui, à ses débuts, promettait un renouveau de la gauche, permettant de laisser derrière elle l’histoire du « socialisme réellement existant » – a fini par montrer ses limites insurmontables. Ce qui semblait être une locomotive (la Révolution bolivarienne) pour tirer les forces de transformation de l’Amérique latine s’est progressivement transformé en un système de plus en plus inefficace et peuplé d’éléments non pluralistes. Les graines militaristes qu’il contenait dès le départ ont fini par s’emparer du processus politique qui a commencé par le triomphe électoral de la fin 1998. Dans ce contexte, le Venezuela a fini par être un poids politique pour la gauche continentale. Il fut de plus en plus utilisé, et de manière plus efficace, par la droite pour construire les fantômes de la « vénézuélisation » dans tous les pays où les forces progressistes avaient des possibilités de triompher [sur le plan électoral]. Comme l’a écrit l’économiste Manuel Sutherland [économiste et directeur du Centre ouvrier de recherche et de formation – CIFO – à Caracas] : « Dans ce paysage malsain, le Venezuela constitue le meilleur “argument” pour les droites les plus rétrogrades. Dans les divers environnements médiatiques, ces droites profitent de la situation pour effrayer leurs compatriotes avec des questions telles que : « Voulez-vous du socialisme ? Allez au Venezuela et regardez la misère ! » « Vous voulez du changement ? Regardez une autre révolution détruire un pays prospère ! » Les prétendus analystes affirment que les politiques socialistes ont ruiné le pays et que la solution réside dans un renversement ultralibéral de cette révolution.
Face à cette situation, la gauche ne disposait pas des outils théoriques et politiques pour rendre compte de ce qui se passait, avant tout la gauche réunie dans le cadre du Forum de São Paulo [qui rassemble, entre autres, le MAS bolivien, le FSLN du Nicaragua, le PC cubain, le Frente amplio d’Uruguay, le Mouvement de régénération national d’AMLO au Mexique, le Parti socialiste unifié du Venezuela]. Dans le cas du Frente Amplio en Uruguay, les avis sont certes de plus en plus critiques. Pour ce qui est du Parti des travailleurs au Brésil, l’arrestation de Lula da Silva et l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir semblent avoir provoqué un repli vers des positions plus défensives, y compris sur la question vénézuélienne. Dans le Mouvement vers le socialisme (MAS) de Bolivie, le discours est peu perméable à une approche critique du processus au Venezuela. Bien que la Bolivie soit loin d’être le Venezuela, Evo Morales partageait certaines visions non pluralistes du pouvoir qui l’ont amené à se faire réélire à maintes reprises, ce qui a finalement déclenché une crise politique et une vague de protestations qui ont à leur tour conduit à un coup d’état policier-militaire et à un virage conservateur ainsi qu’à un gouvernement répressif dirigé par la sénatrice Jeanine Añez. Cette dernière n’est-elle pas entrée dans le Palais gouvernemental à La Paz avec une énorme Bible à la main. [En outre, le Tribunal suprême électoral (TSE) a invalidé, ce jeudi 20 février 2020, la candidature au Sénat d’Evo Morales, en prétextant qu’il ne remplit pas le critère de « résidence permanente » dans le pays, puisqu’il est exilé à Buenos Aires.]
Une grande partie de ce qui avait fait du Venezuela un modèle attrayant était profondément contradictoire par rapport à ses origines. Le processus vénézuélien a combiné diverses formes de responsabilisation populaire avec, en parallèle, un leadership ultra-charismatique de Chávez ; la redistribution des revenus pétroliers avec, simultanément, des mécanismes de pillage des ressources de l’état par des cliques bureaucratiques et militaires qui ont féodalisé l’état ; la démocratie communautaire « d’en bas » avec des formes prétoriennes et autoritaires « d’en haut » ; l’imagination pour promouvoir des projets post-rentiers
[donc par rapport à la rente pétrolière, et aussi minière]
conjointement à l’incapacité la plus complète de les réaliser ; le renforcement du rôle de l’état avec une incapacité à le gérer. Et, depuis la mort de Chávez en 2013, a éclaté un déclin économique qui a entraîné une contraction du PIB de plus de 50 % sous l’administration de Nicolás Maduro et une inflation de 130’000% en 2018 – selon les données officielles finalement publiées après un long silence officiel. [Un recul brutal qui ne peut être imputé aux seules mesures de blocus des Etats-Unis, d’autant plus que les relations avec, en priorité, la Chine ont été établies au prix de concessions énormes faites dans le domaine du contrôle des ressources diverses ; et de même avec la Russie pour l’achat d’armement.]
La gauche latino-américaine a interprété – et interprète encore – la situation du Venezuela à partir du paradigme du « siège » construit par les Etats-Unis contre le Cuba castriste, depuis les années 1960. Dès lors, le « socialisme pétrolier » vénézuélien – comme Chávez l’a lui-même qualifié en 2007 – est régulièrement excusé pour les régressions qu’il fait subir à la société vénézuélienne. Dans ces visions, l’antilibéralisme [au sens politique] prédomine. Il est fortement ancré dans la gauche régionale. Cela tend à minimiser les problèmes démocratiques selon une approche qualifiée en France de « campisme » : la surdétermination des variables géopolitiques dans l’analyse de toute réalité nationale [ainsi les tensions entre Etats sont censées exonérer les politiques antipopulaires des régimes qui s’opposent, dans les discours, à l’impérialisme].
De telle sorte que l’anti-impérialisme est découplé de sa dimension émancipatrice pour assumer une dimension justificatrice – y compris avec un aspect de célébration – de divers régimes supposés être des ennemis de l’Empire (la popularité de Mouammar Kadhafi dans certains secteurs de la gauche continentale en fut un bon exemple historique). Le récit souvent abstrait du « pouvoir du peuple » devient un moyen de couvrir les « déficits démocratiques » et, plus encore, les (nombreuses) violations des droits humains par les forces répressives de l’Etat. De cette façon, le « Silence, Cuba » – pour reprendre le titre de l’ouvrage de Claudia Hilb : Silencio, Cuba. La Izquierda democrática frente al régimen de la Revolucion Cubana, Ed. Edhasa, 2029, Buenos Aires – adopté par de nombreuses gauches latino-américaines – et aussi au-delà – est devenu un « Silence, Venezuela ». Ce qui ne signifie pas, comme cela ne s’est pas produit dans le cas de l’île, de ne pas parler du Venezuela, mais d’éviter d’affronter les réels problèmes, en écartant les données empiriques et en faisant appel, de manière mécanique, aux « agressions impériales » comme la seule variable explicative, après des années à faire de même avec la « guerre économique », désormais passée de mode.
Différentes courroies de transmissions existent qui diffusent le discours officiel vénézuélien au reste de la région. En plus d’un média comme Telesur, la révolution bolivarienne, au même titre que la révolution cubaine à l’époque, a organisé pendant des années diverses manifestations de solidarité. Elles ont servi à organiser des secteurs disponibles de l’intelligentsia pour divers types de déclarations de « solidarité », plus ou moins automatiques [sans mentionner la publication assurée d’ouvrages, acte apprécié par des « intellectuels de gauche », car ces livres sont diffusés en Argentine ou au Mexique]. Certains de ces événements ont été plus structurés et deviennent des appendices des ambassades, même si d’autres le sont moins. En général, un récit sur le Venezuela a été construit sur la base d’une sorte de « congélation » de la photo du coup d’Etat de 2002. Un tel récit empêche de voir et saisir les apories du bolivarisme et les évolutions de la conjoncture politique concrète de ce pays.
Aujourd’hui, il est impossible, par exemple, de considérer le clivage qui se déroule dans le pays comme un affrontement « transparent » entre une gauche et une droite, ou entre le peuple et l’oligarchie. Dans une grande partie de la gauche latino-américaine, la profondeur et le caractère multidimensionnel de la crise sont sous-estimés, de même que la dégradation – politique et morale – de l’élite civilo-militaire bolivarienne au pouvoir. Le « peuple » peut être facilement sacrifié sur l’autel de l’anti-impérialisme. Et les formules accrocheuses telles que « l’opposition est pire » [que Maduro], « le problème réside dans les sanctions américaines », etc. fonctionnent de manière efficace. Parallèlement, sont minimisées les atteintes à l’Etat de droit et aux institutions nées y compris de la Constitution bolivarienne de 1999. Ainsi, l’Assemblée nationale constituante agit comme un pouvoir supraconstitutionnel sans contrepoids, un pouvoir de fait qui ne s’est pas concentré sur la rédaction d’une constitution [contrairement à son nom d’Assemblée constituante], mais sur la légitimation de toutes les mesures gouvernementales, sans qu’il soit nécessaire de les encadrer dans une structure républicaine constitutionnelle.
Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il n’y a pas d’agressions et d’interférences impériales. Cela ne signifie pas non plus que les néoconservateurs qui entourent Donald Trump, comme Elliot Abrams ou John Bolton (qui a fini par prendre ses distances avec le président), ne sont pas dangereux. Mais précisément cela éclaire une autre question : le discours anti-impérialiste latino-américain a pour contrepartie un faible intérêt pour l’étude de l’« Empire » réellement existant, ses dynamiques politiques, ses (in)consistances comme ses intérêts géostratégiques concrets. Il ne s’agit pas non plus de nier que dans l’opposition, il y a des secteurs financés par les États-Unis, des faucons anticommunistes à la manière de la période de « guerre froide », des anti-populistes racistes et des élitistes rétrogrades.
Il ne s’agit pas non plus de faire appel au ni-nisme : « ni avec Maduro, ni avec l’Empire ». Il s’agit plutôt de penser la réalité vénézuélienne selon une double clé : anti-impérialiste et démocratique, sans sacrifier aucun des termes de l’équation. La question est simple : même si Maduro réussit la prochaine bataille contre le « président en charge, par intérim », Juan Guaidó, quel avenir peut-on espérer pour le Venezuela ? Quelles énergies vitales la révolution bolivarienne a-t-elle pour incarner les « nouveaux départs » que Maduro promet sans cesse, afin de faire face à la dégradation sociétale que connaît le pays ? Le dernier nouveau départ en date est la dollarisation informelle de l’économie [fort bien expliquée par Manuel Sutherland dans la revue Nueva Sociedad de décembre 2019]. Sans une gauche plus active et plus créative à l’égard du Venezuela, l’initiative régionale a été laissée, sans contrepartie, entre les mains de la droite du continent. Lors de la dernière réunion du Forum de São Paulo à La Havane [XXIVe Forum tenu en juillet 2018], la secrétaire exécutive du Forum, Monica Valente, a déclaré que la vingt-quatrième réunion du Forum, qui rassemble une grande partie de la gauche de la région, « pourrait avoir la même importance historique que celui créé en 1990, lorsque le mur de Berlin est tombé ». Elle ne faisait pas spécifiquement référence au Venezuela, mais au « glissement vers la droite » de l’Amérique latine. Mais si l’on peut parler d’un mur de Berlin régional, il est directement lié à l’implosion de la révolution bolivarienne, plus précisément dans le premier pays qui s’est déclaré socialiste après 1989. Pour cette seule raison, l’évaluation de cette expérience est indispensable à tout renouvellement politique et théorique de la gauche latino-américaine. C’est une tâche importante, même si les victoires d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO) au Mexique et d’Alberto Fernández en Argentine ont nuancé l’idée d’un tournant très à droite, tout court, dans la région.