Amérique latine : Vers une redistribution des cartes

Avec des élections présidentielles en Argentine, en Uruguay et en Bolivie, où les candidats de gauche devraient sortir en tête, peut-on voir s’amorcer une nouvelle phase progressiste dans le sous-continent, qui emporterait d’autres États en synergie ?

Les élections générales qui vont se dérouler quasiment simultanément dans ces pays sud-américains – entre le 20 octobre (Bolivie) et le 27 octobre (Argentine, Uruguay) 2019 – vont constituer des étapes déterminantes pour observer la séquence qui va se dérouler, au moins à moyen terme, dans toute la région. En effet, ces trois élections indiquent la résurgence possible dans certains cas (Argentine), et le maintien dans d’autres (Bolivie, Uruguay), de gouvernements plutôt affiliés à la vague progressiste des années 2000.

En Argentine, la victoire d’Alberto Fernandez marquerait le retour au pouvoir des péronistes, contre Mauricio Macri qui signait en 2015 le retour d’une droite libérale décomplexée – une droite qui se voulait l’incarnation d’un « libéralisme progressiste » – dont l’objectif premier était de tourner définitivement la page des gouvernements de gauche ou « nationaux-populaires » pour être plus précis. Tout indique que ce pari ne va pas réussir puisque les péronistes devraient revenir au pouvoir assez largement à partir d’une alliance construite au sein de ce mouvement entre l’ancienne présidente Cristina Kirchner (qui incarne la gauche au sein du péronisme) – candidate à la vice-présidence à l’initiative de cette formule présidentielle – et son ancien directeur de cabinet Alberto Fernandez. Ce dernier, candidat à la présidence, est plus proche d’autres secteurs du péronisme, notamment de ceux qui ne voulaient pas d’une nouvelle candidature de l’ancienne présidente. Mais il est également compatible avec d’autres électorats non péronistes.

S’agissant de la troisième puissance latino-américaine, cette victoire d’Alberto Fernandez aurait des incidences géopolitiques, notamment en matière d’alliances.

Dans les deux autres pays, on pourrait assister à un possible « maintien contrarié ». En Bolivie, pays symbole de la vague des gauches latino-américaines, Evo Morales est dans une position compliquée. Il semblerait pouvoir se maintenir au pouvoir pour un quatrième mandat consécutif s’il l’emportait dès le premier tour de l’élection. La loi électorale bolivienne prévoit en effet, comme dans d’autres pays latino-américains, que le candidat arrivé en tête du scrutin avec plus de 51 % des voix ou 40% des voix et 10 points d’avance sur son second soit élu dès le premier tour. Dans le cas d’une autre configuration, il y aurait un deuxième tour dont l’issue pourrait être bien plus compliquée pour le président sortant. Son opposant direct, l’ancien président de droite Carlos Mesa (2003-2005), pourrait, selon les sondages disponibles, l’emporter de peu en cas de deuxième tour s’il coalisait tous les votes opposés à Evo Morales.

Quoi qu’il arrive, la situation sera difficile pour Evo Morales.  Il est tout à fait imaginable qu’en cas de victoire, il ne puisse pas disposer pas d’une majorité stable à la Chambre des députés et du Sénat, ce qui serait nouveau et l’entraverait pour gouverner. Une éventuelle victoire de Carlos Mesa au second tour s’accompagnerait des mêmes incertitudes.

En Uruguay, les résultats devraient se jouer avec des marges étroites. Le Frente Amplio, coalition du centre gauche sortante, devrait conserver le pouvoir exécutif, mais là aussi, sans garantie de majorité parlementaire.

En réalité, aucun parti en Uruguay ne semble aujourd’hui pouvoir disposer d’une telle majorité au sein du pouvoir législatif.

Les scénarios sont donc plus complexes que dans les années 2000. Si on se dirige vers un scénario où ces trois pays sud-américains restent ou reviennent dans le camp « progressiste », cela aura bien sûr des implications à tous les niveaux mais, et ce point est important, ces gouvernements situeront leur action dans des conditions politiques, économiques, sociales et géopolitiques très différentes de celles qui ont présidé à leurs gestions antérieures. Les marges de manœuvre ne seront pas les mêmes. Face à cela, choisiront-ils de modérer leurs ambitions pour trouver des compromis avec leurs oppositions et les acteurs économiques et financiers internationaux ou, au contraire, chercheront-ils à aller plus à gauche en cherchant à s’appuyer sur les secteurs populaires ?

L’Amérique latine est caractérisée par une grande instabilité et volatilité politique depuis quatre ou cinq ans. Le scénario latino-américain n’est pas monocolore ni binaire. En réalité, il ne se résume ni à une fin de cycle des gauches, ni à un cycle de retour des droites. Nous sommes dans un scénario « gris ». Il existe surtout une vague d’alternance dans la région, un vent de « dégagisme » qui sanctionne avant toute chose les sortants, de gauche ou de droite.

À l’inverse, peut-on aussi imaginer un cas où, à la manière de Lenin Moreno en Équateur, les partis de centre gauche ne se rangent pas réellement dans cette phase et soient plus influencés par les États-Unis et/ou le Brésil ?

Une chose est certaine, c’est que ces gouvernements de gauche ne seront pas dans la même configuration que précédemment s’ils gagnent. Leurs marges de manœuvre sont plus étroites et sont réduites à cause du rapport de force avec l’opposition, qui est plus serré.

Dans le cas argentin, probablement le cas le plus important, les conditions d’exercice du pouvoir pour Alberto Fernandez ne seront pas simples, le pays faisant face à une grave crise économique et sociale et à un fort endettement de l’État. L’Argentine a en effet plus de 100 milliards de dollars de dettes contractées auprès des marchés financiers et du FMI suite aux choix de Maurico Macri.  Alberto Fernandez devra faire face à une très forte pression des marchés financiers pour qu’il ne mène pas de politiques trop radicales. Il faut imaginer que le gouvernement argentin sera certainement plus modéré que n’a pu l’être le gouvernement kirchneriste lors des années précédentes, tout en cherchant à imposer un rééchelonnement de la dette et à dégager des marges financières minimales pour une plus grande redistribution dans le pays.

Quant à l’Equateur de Lenin Moreno, qui a choisi d’impulser dans son pays un virage néolibéral et pro-Washington, nous voyons sous nos yeux les résultats : il vient de connaître douze jours d’embrasement social et politique inédit depuis les années 1990 qui a causé la mort d’au moins cinq personnes. Des centaines d’autres ont été blessées et arrêtées au cours d’affrontements très violents qui ont dévasté le centre de la capitale Quito entre forces de l’ordre, armée et opposants au projet de « Décret 883 ». Ce décret, adopté le 3 octobre 2019 sans concertation, impliquait la mise en œuvre de plusieurs mesures économiques d’austérité par le gouvernement de Lenin Moreno dont l’augmentation de plus du double du prix des carburants. Il s’agissait pour lui d’imposer des mesures devant répondre aux besoins de remboursement de prêts contractés cette année par son gouvernement auprès du FMI notamment, de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement (BID) et de l’Agence française de développement (AFD) également. Pour Lenin Moreno, la fin des subventions de l’Etat sur les prix des carburants se justifie également car il considère que ces dernières profitent surtout aux classes les plus aisées – ce que contestent ses opposants – et à la contrebande.

Sous les auspices des Nations unies et de la Conférence épiscopale équatorienne, un accord a été trouvé le 13 octobre entre le gouvernement et le mouvement populaire dont la Confédération des nationalités indigènes de l’Equateur (Conaie). Ce décret est désormais abrogé comme l’exigeait le mouvement populaire.

Mais cette séquence ouvre désormais une phase de grande fragilité politique pour Lenin Moreno dans un pays fortement polarisé politiquement. Le président a annoncé la préparation d’un nouveau décret qui devra être présenté prochainement. Son bras de fer avec les forces indigènes et celles de l’ancien président Rafael Correa -qui entretiennent entre elles des liens complexes et également conflictuels – pourrait se poursuivre.

Si plusieurs nouveaux gouvernements de gauche apparaissent dans les mois à venir, la crise vénézuélienne va-t-elle durablement cliver le sous-continent latino-américain ?

La crise vénézuélienne est l’épicentre des tensions entre les États latino-américains, et c’est à travers elle que se (re)dessinent les relations entre eux ; les États-Unis, la Chine et la Russie et entre ces trois puissances elles-mêmes dans l’espace américain bien sûr, mais au-delà également. Le Venezuela et l’Amérique latine deviennent des terrains où s’éprouvent les rivalités stratégiques entre ces puissances dans le jeu des relations internationales. Cette crise va rester déterminante dans les affaires régionales et il y a toujours deux camps qui s’affrontent. D’une part, un camp sous l’égide du Brésil et de l’Argentine de Mauricio Macri, qui considère qu’il faut un changement de régime à Caracas et qui reconnaît Juan Guaido comme président légitime par intérim, mais qui ne souhaite pas d’intervention militaire, contrairement aux États-Unis qui ne rejettent pas, en soi, « l’option militaire ». D’autre part, le camp du Mexique, de l’Uruguay, de Cuba et d’autres pays qui préconisent une solution politique au Venezuela qui passerait par un dialogue interne minimal entre le gouvernement et l’opposition, et non pas par un changement de régime ou encore moins par une intervention militaire.

Ce camp favorable à une solution politique se trouverait renforcé par la séquence électorale de fin octobre, en particulier si l’Argentine passait entre les mains des péronistes, puisque Alberto Fernandez a d’ores et déjà dit qu’il s’inscrivait contre la position de Mauricio Macri sur la question vénézuélienne, prônant lui aussi une solution politique. Il vient d’annoncer qu’en cas de victoire, il retirerait l’Argentine du Groupe de Lima qui réunit tous les pays engagés contre Nicolas Maduro et qu’il soutiendrait le « Mécanisme de Montevideo » promu par le Mexique et l’Uruguay. Cela annonce des passerelles géopolitiques possibles assez inédites dans la région entre Buenos Aires et Mexico. Dans un premier temps, cela viendrait renforcer la position du Mexique et de l’Uruguay dans la crise vénézuélienne. Au-delà, ces évolutions pourraient produire une articulation coopérative nouvelle entre ces deux pays, pesant sur les affaires régionales.

Enfin, la possible élection d’Alberto Fernandez aura de fortes répercussions sur l’avenir du Marché commun du Sud (Mercosur). Jair Bolsonaro au Brésil dénonce avec virulence cette possible victoire des péronistes et menace de s’éloigner du Mercosur. Par ailleurs, Alberto Fernandez a déjà fait savoir que l’accord UE/Mercosur ne le satisfaisait pas.

L’avenir de ce dernier est donc loin d’être acquis…

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