Colombie : la grève dans la région de Valle del Cauca

Contexte

Depuis le 28 avril 2021, la Colombie est le théâtre de manifestations qui reflètent la colère d’une population qui n’accepte plus les sacrifices et les humiliations imposées par la classe gouvernante. Ces manifestations incarnent l’indignation de plusieurs générations privées de tous les droits, plusieurs générations qui ont grandi dans la précarité, dans un contexte de guerre contre les plus pauvres et les personnes racisées.

Depuis leurs débuts, les présentes manifestations jouissent de taux de popularité sans précédent. Selon un sondage d’opinion du CELAG (Centre stratégique latino-américain en géopolitique) CELAG publié le 9 juin 2021, 75% des Colombien·nes continuent à appuyer la grève sociale. Bien que le nombre de manifestant·es ne soit pas le même chaque jour, la grève continue malgré la grande répression, la stigmatisation et la fatigue. D’ailleurs, selon la même enquête du CELAG, « 60% des citoyens considèrent que les forces de l’ordre ont réprimé les manifestations de façon excessive ».

Dans le contexte de cette grève sociale, la région de Cali a été l’épicentre des mobilisations les plus importantes en Colombie. Cette région connaît aussi la répression la plus sanglante de tout le pays[1].

 

Ce document vise à fournir un aperçu des causes du conflit social et du traitement qu’on reçut les manifestant·es, afin d’informer la population canadienne, les élu·es et les journalistes de la grave situation sociale et de droits humains en Colombie et en particulier dans la région de Valle del Cauca, où le gouvernement colombien est en train de massacrer les manifestant·es. Ce document mentionne des raisons et des mesures concrètes compte tenu desquelles le gouvernement canadien doit et peut agir dans ce conflit.

La précarité sociale et les provocations du gouvernement

Ce printemps, le gouvernement d’Ivan Duque a voulu augmenter les taxes sur les aliments, alors que près de la moitié de la population n’arrive pas à manger trois repas par jour (42.5% de la population vie en situation de pauvreté selon l’Institut statistique colombien[2]) et il a voulu asphyxier les hôpitaux au pic de la crise sanitaire. Cette décision politique a provoqué une mobilisation sociale de grande ampleur en Colombie.

En Colombie, les classes politiques n’ont pas l’habitude d’investir dans des programmes sociaux. Ce type d’investissement doit être poussé par de grandes mobilisations qui arrivent à forcer le gouvernement à signer des accords en ce sens. Mais le plus souvent, l’État colombien signe des accords pour mettre fin aux mobilisations, et ne respecte pas ses engagements par la suite.

Ainsi, à Buenaventura, dans la région de Valle de Cauca[3], l’origine des mobilisations actuelles remonte à une dizaine d’années, dans une lutte pour obtenir des services d’approvisionnement en eau, services qui font défaut depuis plusieurs décennies. La population de cette région s’est mobilisée en 2011 et 2014, mais cela n’a pas suffi pour obtenir ce service essentiel. C’est pour cela que les habitant·es de Buenaventura ont fait une grève en 2017, qui a donné un avant-goût des mobilisations actuelles : 22 jours de grève sociale pour que le gouvernement prennent des engagements en matière d’investissement social, principalement, pour le service d’approvisionnement d’eau et pour l’accès à la santé. Comme la population ne croit plus aux promesses du gouvernement, les manifestant·es ont fait transformer les accords en loi avec l’espoir que la voie juridique mettrait l’État dans l’obligation d’investir. C’est ainsi qu’est née la loi 1872 de 2017, qui a créé le fonds pour le développement social et économique de la municipalité de Buenaventura. Malgré cela, les investissements ont été minimes et les communautés ont dû rester mobilisées pour que ces investissements aient lieu.

Le refus d’investir dans les services sociaux et pour pallier les inégalités contraste avec des politiques fiscales de plus de 30 dernières années qui favorisent le grand capital national et transnational. Le projet de réforme fiscale de 2021 qui visait à taxer les aliments conservait les dérogations fiscales pour les grandes entreprises et le ministre des Finances affirmait que ces exonérations allaient continuer à augmenter[4]. Plusieurs analystes s’entendent pour dire qu’en Colombie, les plus pauvres paient des impôts et les plus riches sont subventionnés.

La grave situation des droits humains et la responsabilité de l’État

… la violence policière … est un problème structurel et systématique qui trouve ses racines… dans les idées obsolètes que la force garantit l’ordre public et que la patrie se construit aux coups de matraque, [idées] sur lesquelles s’est fondé le projet d’État dans le contexte colombien.

En février 2021, la justice transitionnelle dévoilait l’ampleur du scandale des « faux positifs ». La Juridiction spéciale de paix révélait qu’« au moins 6402 Colombiennes et Colombiens sont morts et ont été illégitimement présentés comme tombés au combat entre 2002 et 2008 ». Le terme « faux positifs » désigne les jeunes assassinés de sang-froid par les Forces armées de l’État, afin d’être présentés comme « guérilleros morts au combat ».

Selon un rapport sur la criminalisation des défenseur·es des droits humains en Colombie, entre 2012 et 2019, une moyenne de 7 leaders sociaux ont été assassinés par mois. Selon INDEPAZ (Institut de recherche pour le développement et la Paix), au moins 310 défenseur·es des droits humains ont été assassinées en 2020. Malgré les violations de droits humains et la multiplication des assassinats de leaders sociaux, la Colombie continue d’augmenter ses budgets policiers et militaires. Ces décisions budgétaires qui priorisent les dépenses militaires sont d’autant plus critiquées que le gouvernement refuse de respecter les accords de paix signés en 2016 entre le gouvernement libéral et la guérilla des FARC. Ces accords de paix pourraient permettre de mettre fin à un conflit armé de plus de 60 ans et aux causes socioéconomiques de ce conflit.

La situation des droits humains dans le cadre de la grève sociale (depuis le 28 avril)

Les violations de droits humains ont été exacerbées dans le cadre de la présente grève nationale.

De manière continue, de graves abus de la part des forces publiques, dont des assassinats, disparitions forcées et tortures ont eu lieu dès la première journée de la grève sociale.

Des organisations de défense des droits humains reconnues nationalement et internationalement, comme la Commission Justicia y Paz, ont reçu des témoignages crédibles de l’existence de lieux où des personnes détenues ou portées disparues seraient « dépecées ». Dans le même rapport, on rapporte que des magasins « Exito » (appartenant à la chaîne française Carrefour) ont été réquisitionnés par la police et « transformés en centre de détention et de torture » et ont même abrité des francs-tireurs.

On rapporte également que des personnes habillées en civil et armées accompagnent la police dans leurs opérations militaires et tirent sur les manifestant·es. Un véritable génocide serait en train d’avoir lieu contre les jeunes des quartiers populaires qui sont tué·es chaque jour dans les lieux de rassemblement liés à la grève.

Face aux mobilisations actuelles, le gouvernement a systématiquement stigmatisé les manifestations et a élargi les pouvoirs militaires sur une grande partie du territoire.

La stigmatisation des mobilisations par des autorités de l’État a pour conséquence d’encourager la population civile à agresser les manifestant·es. Un exemple de ces appels à la violence est le discours du Président Ivan Duque du 17 juin 2021 lorsqu’il a déclaré  qu’« on ne peut laisser faire les blocages et l’anarchie ». L’association faite par des autorités entre la grève et l’anarchie fonctionne depuis le début de la grève comme un appel à la violence et la répression. Quelques heures après ses déclarations, les violences reprenaient dans plusieurs zones de la ville de Cali contre les manifestant·es. Il faut noter par ailleurs que le président de la Colombie n’a jamais commenté ou dénoncé les assassinats de manifestant·es depuis le début de la grève nationale.

Une idéologie d’extrême droite fasciste, développée par des personnes se faisant appelées « gens de bien », est en train de se mettre en place afin de légitimer les agressions contre les gens des quartiers populaires et des personnes qui demandent des transformations sociales.

Cali fonctionne en ce moment comme projet pilote d’un modèle de répression ouverte où la police, les forces armées et les paramilitaires ont conjointement le contrôle de la ville et sont, littéralement, en train de massacrer les citoyen·nes qui participent à la grève. Le nombre de personnes assassinées et blessées augmente de jour en jour. Selon l’ONG Temblores, on dénombre 4285 cas de violence policière entre le 28 avril et le 16 juin 2021.

Le Canada a un rôle à jouer

Le conflit colombien n’est pas un conflit lointain sur lequel le Canada n’aurait pas ou peu d’emprise. Au contraire, il y a une communauté d’origine colombienne très importante au Canada et les deux pays entretiennent des liens économiques et diplomatiques très serrés. Garder le silence alors que les violations des droits humains sont au paroxysme risque de légitimer l’approche de l’administration Duque et d’envoyer des messages contradictoires aux populations colombiennes et canadiennes.

La prise de position du Canada est d’autant plus urgente en tenant compte que de financements canadiens octroyés à la Colombie demandent à être clarifiés. Il s’agit des investissements de l’ordre de 297 000 dollars qui ont été destinés à participer à la transformation de l’armée colombienne en une force de temps de paix et au déploiement des policiers canadiens « en Colombie pour offrir de la formation, renforcer les capacités et offrir des conseils stratégiques à la police nationale colombienne et au bureau du procureur général de Colombie ». Aussi, au cours des dernières années, alors que l’armée colombienne et la police sont dénoncées de participer à un nombre important de violations aux droits humains, le Canada a exporté de l’équipement militaire en Colombie. À ce sujet, il importe de rappeler que les organisations de la société civile colombienne revendiquent le démantèlement de l’ESMAD, une unité policière anti-émeutes dénoncées pour ses multiples violations de droits humains, sont l’assassinat de plusieurs manifestant·es.

Les violations des droits humains en Colombie ne sont pas un fait nouveau. À cause de cela, diverses organisations de la société civile et des élu·es ont alerté le gouvernement canadien lorsqu’il négociait un traité de libre-commerce avec la Colombie. À la fin, l’accord bilatéral de libre-échange, en vigueur depuis 2011, a prévu la présentation d’un rapport annuel sur les impacts de l’accord sur les droits humains devant les parlements des deux pays.

Pour ces raisons, dans les circonstances actuelles, le Canada devrait se prononcer clairement en faveur du respect des droits humains, de la paix et des solutions sociales en Colombie. La poursuite de relations normales entre le Canada et la Colombie devrait être conditionnelle au respect total par le gouvernement colombien des recommandations de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) à la suite de sa récente visite en Colombie. Après sa tentative d’obtenir un siège au Conseil de sécurité de l’ONU, voici une excellente opportunité pour le Canada d’exercer un leadership positif au sein des Amériques.

[1] Voir plus bas « situation des droits humains dans le cadre de la grève ».

[2] Departamento Administrativo Nacional de Estadística, avril 2021.

[3] Région qui comprend les villes les plus frappées par la violence d’État dans le cadre des manifestations, dont Cali, Buenaventura, Jamundi, Yumbo.

[4] « Le déficit fiscal n’est pas dû à la pandémie mais au fait qu’Uribe et ses ministres (dont Carrasquilla) avaient presque doublé les dépenses publiques grâce à la montée de prix du pétrole. Le boom a pris fin en 2014 et la nation a cessé de recevoir près de 30 % de ses revenus : voici d’où vient l’écart. Et pourtant, la réforme fiscale Duque/Carrasquilla de 2019 a diminué les recettes de l’État. Les exonérations pour les entreprises ont augmenté de 8,2 milliards, et le ministère des Finances lui-même a calculé que la charge fiscale passerait de 16,6 % du PIB en 2019 à 15,7 % en 2030 »  El Espectador, 13 mai 2021.