Grèce : enfermer les réfugiés et les laisser mourir

FABIEN PERRIER, Basta 15 AVRIL 2020

En Grèce, les conditions d’accueil des exilés, catastrophiques, font craindre le pire si le coronavirus atteint les camps de réfugiés. L’accès à l’eau est difficile. Se faire soigner presque impossible. Des ONG demandent l’évacuation des camps. Les autorités grecques optent au contraire pour les barbelés.

« C’est la jungle ici ! Et maintenant, avec le coronavirus, nous risquons notre vie au moindre déplacement dans le camp… », se désole Abdullah*, un Afghan de 20 ans qui tente de survivre dans le camp de Moria, sur l’île grecque de Lesbos. Joint par téléphone, il explique : « En débarquant ici, en septembre, je n’imaginais pas l’Europe comme ça. Maintenant, c’est encore pire. Nous n’avons même plus le droit de sortir. »

Cette interdiction date du 18 mars. Pour cause de coronavirus, la Grèce avait déjà fermé depuis plus d’une semaine tous ses établissements scolaires et universitaires, ses restaurants, ses bars… Puis le ministre grec des Migrations, Notis Mitarachi, a en plus exigé que « les mouvements des résidents des camps des îles soient drastiquement réduits. » En conséquence, les demandeurs d’asile n’ont plus le droit de se déplacer hors du « hotspot » de Moria entre 19 h du soir et 7 h du matin. La journée, en cas de nécessité, seul un membre par famille est autorisé à aller en ville, accompagné par la police. Seules 100 personnes peuvent sortir du camp à la fois, par tranche d’une heure.

« Quand nous faisons la queue pour la distribution des repas, nous sommes les uns sur les autres »

La route menant à Moria est contrôlée par la police. Et dans le camp, les haut-parleurs diffusent un message demandant aux migrants de rester sous les tentes. La situation est « stressante », affirme le jeune Afghan. « La nuit dernière, une bagarre a éclaté. Il y a eu un mort, des blessés. Les gens sont à bout ici ! » relate Abdullah. Son quotidien ressemble à une juxtaposition de peurs : celle d’aller aux toilettes, de ne pas avoir d’eau potable quand elle arrive sur le camp, d’une rixe dégénérant en affrontement massif ou encore, peur d’aller chercher à manger. « C’est l’angoisse. Quand nous faisons la queue pour la distribution des repas, nous sommes les uns sur les autres. On nous dit de garder une distance d’un mètre ! Comment faire ? »

Pour Apostolos Veizis, directeur de Médecins sans frontières (MSF) en Grèce, il faut agir au plus vite. Car l’état des camps est « déplorable ». Tel est le mot qui revient dans la bouche de tous les responsables d’ONG, qu’il s’agisse des camps des îles ou de ceux du continent. Ils sont un triste miroir de la politique menée par l’Union européenne en matière migratoire.

Il faut remonter au printemps 2015 pour comprendre comment la Grèce en est arrivée là. Porte d’entrée dans l’Union européenne, elle connaît une augmentation du nombre de migrants venus de Syrie, d’Afghanistan… L’Europe décide alors d’implanter, sur les îles, des centres, appelés « hotspots », où les exilés sont hébergés, enregistrés, et triés. Ceux qui viennent de pays en guerre ou qui sont persécutés peuvent solliciter le statut de réfugiés. Les autres, considérés comme migrants économiques, sont normalement renvoyés vers leur pays d’origine. Sur l’île de Lesbos, à quelques kilomètres des côtes turques, un hotspot est installé dans le lieu-dit de Moria. Étape supplémentaire en mars 2016 : suite à un accord entre l’Union européenne et la Turquie, les migrants se retrouvent bloqués sur les îles grecques jusqu’à l’obtention de l’asile s’ils sont éligibles, ou à leur renvoi vers leur pays s’ils ne répondent pas aux critères.

Un seul WC pour 167 personnes, une douche pour 242 personnes

Faute de moyens, de personnel et de relocalisation vers d’autres pays d’Europe, le camp déborde vite sur l’oliveraie alentour. Prévu pour 2880 personnes, il en accueille aujourd’hui plus de 20 000, dans des tentes du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), l’agence de l’ONU en charge de ce dossier… Parfois, face à l’urgence, les exilés se sont construit des abris faits de bric et de broc, de toiles récupérées, de morceaux de palettes. Le moindre incident tourne au drame.

« Il y a deux jours, un incendie s’est déclaré, témoigne Abdullah. Ma tente a brûlé. Je n’ai plus rien, plus de vêtement… Nous avons eu une nouvelle tente et sommes sept à y dormir, sans couverture, ni matelas. Il n’y a pas l’électricité, donc pas de lumière la nuit. » Stephan Oberreit, qui coordonne les opérations de MSF sur l’île, ajoute : « Il faut absolument améliorer le système d’assainissement et d’approvisionnement en eau, ainsi que le système sanitaire dans son ensemble. De même pour le réseau électrique ! »

Pour le moment, les conditions d’hygiène sont dramatiques, comme le prouvent les chiffres : un seul WC pour 167 personnes, une douche pour 242 personnes. Bref, l’isolement en cas de symptômes du Covid, la distanciation sociale, la lavage fréquent des mains, sans même parler de port du masque, toutes ces mesures qui doivent faire barrière au coronavirus sont ici de vains mots. « Le Covid-19 est un stress supplémentaire par rapport à tout ce que ces gens ont pu vivre chez eux ou pendant l’exode », souligne donc Stephan Oberreit. Toutes les ONG préviennent : il faut « désengorger les camps, transférer des personnes vers le continent ».

L’accès aux soins quasiment inexistant

À Serres, dans le nord du pays, un camp a été ouvert le 21 mars. Afroditi Stambouli, médecin dans la région et membre du parti de gauche Syriza s’est rendue dans cet endroit isolé, dans le lieu-dit de Klidi (ironie de la langue, ce mot signifie également, en grec, la « clef »). Quand elle y est arrivée, elle peine à croire ce qu’elle voit : « Le camp est entouré de fils barbelés. Il est en zone inondable. Il n’est relié ni au réseau électrique, ni à l’eau courante. Les tentes de la Croix rouge n’ont pas de lit, mais juste des palettes et des matelas pneumatiques ! » La médecin s’inquiète : « Que va-t-il se passer à la fonte des neiges ? La rivière risque de quitter son lit… Ce sera une catastrophe ! » Or, elle dénombre beaucoup d’enfants, de personnes vulnérables, de femmes, certaines enceintes ou malades à « Klidi ».

Dans ces camps, l’accès aux soins est aussi quasiment inexistant. À Moria, les ONG dénombrent en tout deux médecins, et trois infirmières. Quatre jours après son arrivée à la tête du gouvernement, le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis (Nouvelle Démocratie, droite) a supprimé le numéro d’identification sociale pour les migrants, ce qui leur enlève aussi le droit aux services de santé. Une loi instaurant un nouveau système a été votée en novembre, le décret d’application a été signé en janvier… mais le nouveau système n’est appliqué que depuis le 1er avril. Surtout, il ne couvre que les demandeurs d’asile enregistrés ou les personnes ayant déjà obtenu l’asile. « Ceux qui sont arrivés sur les îles, qui sont pré-enregistrés ou ne sont pas encore enregistrés, n’ont aucune couverture », déplore Apostolos Veizis, directeur de MSF Grèce.

Il alerte donc : « Si le virus arrive, ce sera un désastre. » Entre conditions sanitaires déplorables, surpeuplement, accès aux soins défaillant, toutes les conditions sont réunies pour qu’une contagion engendre un drame humain. Pour l’instant, aucun cas de Covid-19 n’est signalé sur les îles. Sur le continent, en revanche, deux camps, à Malakasa et Ritsona à quelques kilomètres d’Athènes, ont été confinés, transformés en zones retranchées… « Pour combien de temps ? » interrogent les responsables d’ONG. Ils craignent que le virus deviennent un prétexte pour transformer également les hotspots en centres fermés.

« Depuis le début, ce gouvernement utilise le coronavirus ! », s’insurge Natalia Kafkoutou, de l’ONG Conseil grec pour les réfugiés. Elle décrit la logique : « D’abord, des voix xénophobes ont brandi ce virus pour exiger le renfort des contrôles aux frontières. Les habitants des îles ont crié à la menace sanitaire pour eux. Le ministère s’en est servi pour suspendre l’enregistrement des nouveaux arrivants et ses services aux demandeurs d’asile. » Responsable des programmes de Human Rights Watch (HRW) en Grèce, Eva Cosse ajoute : « Pour ces populations vulnérables, la propagation du virus sera une catastrophe ! Mais à voir les dernières mesures annoncées, c’est possible que le gouvernement s’en moque. » Pour elle, « en réalité, la Grèce se sert du Covid-19 pour enfermer les réfugiés sans leur fournir aucune des protections sanitaires nécessaires. »

« Garder des enfants enfermés dans les cellules crasseuses des postes de police a toujours été une erreur, mais désormais cela les expose de surcroît au risque d’infection », ajoute-t-elle. « Le gouvernement grec a le devoir de faire cesser cette pratique abusive et de veiller à ce que ces enfants vulnérables reçoivent les soins et la protection dont ils ont besoin. »

Dans le nord du pays, Afroditi Stambouli s’inquiète du « jeu politique de bas niveau à l’œuvre, qui repose sur la confusion, savamment entretenue, entre camp ouvert et centre fermé… » Elle indique d’ailleurs que pour Klidi, où vivent actuellement environ 700 personnes, la police, débordée, a demandé du renfort. « Un appel d’offre a été publié pour avoir recours à une société de sécurité privée. Le montant proposé est de 153 000 euros pour trois mois ! » En revanche, les allocations de survie aux migrants ont été suspendues pendant le mois d’avril.

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), saisie en urgence par trois migrants hébergés dans un camp en Grèce et qui s’estiment menacés par le Covid-19, a demandé à Athènes de prendre les mesures nécessaires à leur protection