Majd Kayyal, As Safir, 10 mai 2021
Kayyal est chercheur et romancier palestinien de Haïfa
Ces dernières années, l’intensité de l’assaut israélien contre Jérusalem a été exceptionnelle, peut-être même sans précédent. La révolte populaire d’aujourd’hui à Jérusalem est une rébellion spontanée contre une configuration sioniste monstrueuse, de taille incommensurable et sans limites, qui cherche à détruire la société palestinienne de Jérusalem. Cette dévastation sociale est la seule clé dont dispose Israël pour resserrer son emprise d’oppression sur les 350 000 Palestiniens qui vivent dans sa « capitale » et pour maintenir la suprématie juive dans la ville occupée.
Chaque institution israélienne, qu’elle soit officielle ou non, participe d’une manière ou d’une autre à la judaïsation de Jérusalem ou à l’écrasement de sa société palestinienne. Les services de renseignement, les forces de police, les forces municipales, les ministères de l’intérieur et de la sécurité et le pouvoir judiciaire sont certainement tous des acteurs centraux d’un tel assaut. Mais le tableau est beaucoup plus vaste : les universités, les centres de recherche, les centres d’emploi, les ONG, les fonds d’investissement, les bureaux d’urbanisme, les capitaux (tant israéliens que palestiniens), les mouvements de colons, les services d’aide sociale, le système éducatif et d’innombrables autres acteurs – tous travaillent constamment à l’intensification du contrôle sioniste sur la ville.
Les comités et bureaux d’urbanisme remodèlent la ville de manière à diviser les quartiers palestiniens en quartiers isolés (en recourant aux colonies, aux routes, aux parcs et au développement touristique), à perturber leur contiguïté et à couper leurs liens avec leur centre historique. Parallèlement, les colonies juives sont reliées entre elles et avec le centre-ville (notamment par le métro léger), tandis que des vagues de démolitions de maisons sont ordonnées dans les quartiers palestiniens, alors que la pression monte contre des dizaines de milliers de ménages, écrasés sous des amendes économiquement dévastatrices ou contraints de démolir leurs propres maisons. Aux côtés des autorités fiscales, les ministères de la santé et de l’environnement s’attaquent systématiquement aux commerçants locaux en leur infligeant quotidiennement des amendes et des fermetures de magasins, afin d’extorquer leurs propriétés pour les vendre aux colons, pour dénoncer les jeunes manifestants ou pour contrecarrer les événements politiques et sociaux… entre autres objectifs que les services de renseignement peuvent inventer. En coordination inlassable avec le capital local, les fonds d’investissement et les institutions d’emploi et d’intégration économique injectent des dizaines de millions de dollars pour « intégrer » les Palestiniens dans les marchés du travail et de la consommation israélienne ; de même, ils créent des services et des centres commerciaux pour répondre aux besoins des quartiers palestiniens, dans une tentative de substitution du centre-ville et des marchés palestiniens. Main dans la main avec les institutions sionistes, le ministère de l’éducation purge les écoles de Jérusalem de leurs éducateurs et leur impose à la place des programmes scolaires israéliens Les taux d’abandon scolaire annoncés sont contradictoires, avec des pourcentages qui varient entre 40 et 60 % dans les collèges et lycées. Pendant ce temps, le système de solidarité sociale de la ville, qui existait par le biais des cercles nationaux, militants et religieux de la ville, a été intentionnellement battu en brèche, et des tentatives ont été faites pour le remplacer par des services coloniaux de « bien-être social » – dans une société abritant une population dont 80 % vit sous le seuil de pauvreté (et ce, avant l’arrivée de la COVID-19 !).
Les motivations qui sous-tendent l’obsession sioniste de déchiqueter la communauté de Jérusalem ne sont pas un secret. Une importante présence humaine palestinienne (350 000 personnes) vit dans la ville en contact direct et quotidien avec les Israéliens. Il est difficile de les expulser physiquement, mais il est aussi impossible de les contrôler ou de les dominer – à moins de démanteler leur tissu social et de supprimer toutes les tentatives d’organisation, d’union et de construction de mouvements, à moins de les « transformer », c’est-à-dire de les soumettre au système de la citoyenneté israélienne.
Pendant ce temps, les universités, organisations et centres de recherche israéliens tentent de créer des « élites » politiques locales alternatives qui prétendent représenter la population dans la prestation de services, mais tout en travaillant par le biais des canaux gouvernementaux israéliens. Sans parler des organisations coloniales qui dépensent des milliards pour saisir les maisons des Jérusalémites et expulser leurs habitants, non seulement dans la vieille ville mais aussi à Silwan, Sheikh Jarrah et dans d’autres quartiers de Jérusalem, poussant la population à partir pour s’installer dans d’horribles banlieues appauvries, avec une densité de population follement élevée, un accès extrêmement difficile aux services publics et des conditions résidentielles et sociales misérables (aujourd’hui, 80 000 personnes vivent à Kafr ‘Aqab, par exemple, alors qu’elles n’étaient que 20 000 en 2014 !). En outre, les habitants de la ville sont terrorisés quotidiennement par les forces de renseignement et de sécurité, sans parler des centaines d’arrestations arbitraires et des simulacres de procès.
Frapper tout ce qui peut ressembler à une vie collective
Les motivations qui sous-tendent l’obsession sioniste de déchiqueter la communauté de Jérusalem ne sont pas un secret. Une importante présence humaine palestinienne (350 000 personnes) vit dans la ville en contact direct et quotidien avec les Israéliens. Il est difficile de les expulser physiquement de la ville, mais il est aussi impossible de les contrôler ou de les dominer – à moins de démanteler leur tissu social et de supprimer toutes les tentatives d’organisation, d’union et de construction de mouvements – à moins de les « transformer », c’est-à-dire de les soumettre au système de la citoyenneté israélienne. Ainsi, Jérusalem subit l’obsession israélienne pathologique de briser toute tentative de création d’un mouvement politique, quelle que soit sa taille, et de fermer toute institution ou centre intéressé par l’éducation nationale ou des événements collectifs.
Jusqu’en 2019, Israël a brutalement fermé environ 90 institutions palestiniennes dans la ville, interdit d’innombrables événements sociaux et culturels qui avaient l’habitude de rassembler les habitants de la ville, qu’il s’agisse d’activités pour enfants, de représentations théâtrales ou de matchs de football, ou même d’évènements familiaux comme les mariages ou les deuils. Parallèlement, des militants sont persécutés et jetés en prison ou bannis de Jérusalem pendant de longs mois, tandis que des organisations sionistes veillent à ce qu’aucun militant politique ne soit employé par des fonds européens ou américains ou ne reçoive leur soutien – en déposant des plaintes contre eux.
Les organisations coloniales dépensent des milliards pour saisir les maisons des Jérusalémites et expulser leurs résidents, non seulement dans la vieille ville, mais aussi à Silwan, Sheikh Jarrah et dans d’autres quartiers de Jérusalem, poussant la population à partir, pour s’installer dans d’horribles banlieues appauvries, avec une densité de population follement élevée, un accès extrêmement difficile aux services publics et des conditions résidentielles et sociales misérables.
Ces pratiques sont de deux ordres lorsqu’elles se déroulent dans la vieille ville de Jérusalem – le centre historique de la ville, ses marchés, et la mosquée Al-Aqsa – le cœur battant de la ville. Elles tentent de vider les souks, d’isoler spatialement et géographiquement Al-Aqsa, avec des attaques et des provocations répétées des colons dans son enceinte, de terroriser les marchands des quartiers voisins, notamment ceux qui sont adjacents aux entrées de l’enceinte, d’intensifier la présence militaire à l’intérieur, de menacer tous les jeunes hommes qui y entrent, et d’intensifier la surveillance et l’inspection des fidèles, jusqu’à tenter de bloquer les événements sociaux et de divertissement prévus dans la mosquée (il y a quelques semaines, des soldats ont interdit à un jeune homme d’entrer dans la mosquée parce qu’ils l’ont trouvé en possession d’un nez de clown en mousse… c’est aussi grave que cela !).
Avec le début du Ramadan, Israël a atteint un nouveau sommet dans ses tentatives de supprimer l’un des points de repère et des jalons de la vie sociale les plus importants de Jérusalem : il a fermé les escaliers qui mènent à la Porte de Damas. Sa place et ses escaliers constituent un espace public central et sont considérés comme l’entrée principale de la vieille ville. Elle est reliée à des rues commerçantes centrales situées à l’extérieur des murs de la vieille ville (le quartier de la rue Salah Al-Din, la route historique de Naplouse, le quartier de Bab Assahira/la Porte d’Hérode, et les quartiers de Sheikh Jarrah et Musrara) et extrêmement proche des centres de transport palestiniens de Jérusalem (station de bus pour Ramallah, les banlieues et quartiers palestiniens de Jérusalem, et pour Bethléem et ses villages environnants, ainsi que point de départ des bus pour Hébron).
Lorsqu’arrive le Ramadan, la porte de Damas se transforme en un lieu magique de festivités nocturnes, où des milliers d’habitants de Jérusalem se rassemblent après les prières de tarawih dans la mosquée Al-Aqsa, donnant vie aux marchés voisins.
Jusqu’en 2019, Israël a brutalement fermé environ 90 institutions palestiniennes dans la ville, interdit d’innombrables événements sociaux et culturels qui avaient l’habitude de rassembler les habitants de la ville, qu’il s’agisse d’activités pour enfants, de représentations théâtrales ou de matchs de football, ou même d’évènements familiaux comme les mariages ou les deuils.
Cela fait plusieurs années qu’Israël intensifie sa présence militaire autour de la porte de Damas et modifie les contours de sa place. Des avant-postes militaires en béton et en métal ont été construits pour y installer des soldats chargés d’inspecter, de surveiller et de harceler les habitants qui passent par le centre de la place et ses environs. Ils appliquent une politique de harcèlement et de menace à l’égard des visiteurs, et sont même allés jusqu’à procéder à un certain nombre d’exécutions sommaires. Cette année, les autorités israéliennes ont décidé de bloquer l’accès des escaliers de la porte par des clôtures en fer la veille du début du Ramadan – pour interdire sans équivoque aux gens de s’y rassembler. Israël a ainsi tenté d’étouffer le plus bel événement annuel qui relie et rassemble dans la ville sainte des habitants de Jérusalem issus de familles et de quartiers différents, ainsi que des visiteurs venus de tous les coins de la Palestine. L’amour que les habitants de Jérusalem et les Palestiniens en général partagent pour cette occasion et son ambiance festive est en effet indescriptible ; il a toujours déroulé un tapis de joie sur la catastrophe que nous vivons.
Une nouvelle vague de rébellion
Dans une situation sociale aussi épouvantable, à cause de l’oppression brutale et arrogante d’Israël, à cause de la tentative de nous voler la moindre de nos joies restantes, une autre génération a vu le jour à l’ombre de la catastrophe. À sa naissance, chaque Palestinien était témoin de l’un des crimes israéliens. Certains des enfants d’aujourd’hui sont nés le jour atroce où Mohammed Abu-Khdeir a été brûlé vif, et ils voient l’étendue de l’humiliation et de l’oppression auxquelles Israël a recours pour briser notre esprit et chaque parcelle de vie en nous – , pour nous transformer en monstres qui alimentent le système colonial et ses centres commerciaux, en créatures qui croulent sous le poids de la pauvreté, de la criminalité, de l’arriération et de l’ignorance organisée, alors que notre lien intellectuel et culturel avec notre propre histoire et notre propre civilisation a été rompu, tout comme notre droit d’accéder à une histoire sociale riche et ininterrompue. Nous avons assisté au délitement des valeurs et de l’éthique qui alimentaient la lutte pour la justice, la liberté, la solidarité sociale et la volonté politique.
Ce qui a commencé comme l’acte d’un enfant espiègle et non politisé sur Tiktok, où « frapper les colons » était considéré comme une sorte de farce de caméra cachée – qui est né de l’oppression et de la haine subies, de la persécution qui n’épargne aucun effort pour humilier d’une manière horrible – s’est transformé, à la vitesse de l’éclair, en une manifestation politique massive qui s’est heurtée aux soldats israéliens et a attaqué le ministère de la justice et la cour d’ « injustice » de la rue Salah Al-Din, en essayant d’y mettre le feu.
Pourtant, si Israël a réussi jusqu’à présent à supprimer l’organisation politique dans la plus large mesure possible et à étouffer le travail culturel et social patriotique dans une large mesure, il n’a pas réussi, et ne réussira pas, à produire le monstre parfaitement opprimé. La révolte actuelle a commencé sur Tiktok – un média social utilisé par une génération du « défi » – au sein duquel « frapper les colons » est devenu une sorte de farce en caméra cachée. Très vite, cependant, le discours politique patriotique a retrouvé son statut impératif. Ce qui était au départ une espièglerie enfantine non politisée – née de l’oppression et de la haine qu’ils subissent, de la persécution qui ne ménage pas ses efforts pour les humilier d’une manière horrible – s’est transformé, à la vitesse de l’éclair, en énormes manifestations politiques qui affrontent l’armée israélienne et attaquent le ministère de la justice et le tribunal d’ « injustice » de la rue Salah Al-Din, en tentant d’y mettre le feu.
Néanmoins, l’espoir et l’enthousiasme qu’une telle révolte populaire, et d’autres semblables, peuvent raviver en nous ne doivent pas nous empêcher de voir l’ensemble du tableau de ce que vit Jérusalem, et à quel point la situation est dangereuse et enracinée. Cette ville a été l’objet de l’ingérence coloniale la plus intense et la plus rapide jamais vue en Palestine, ses habitants ont été abandonnés à leur sort, privés de tout soutien, de tout appui et de toute vision pour s’opposer à l’entreprise sioniste. Les acteurs qui imaginent une forme de renaissance patriotique de la ville sont supprimés, tandis que le soutien important dont bénéficiait la ville de la part des Palestiniens de 1948 s’est trouvé grandement affaibli lorsque le Mouvement islamique et l’entreprise Qawafel Al-Aqsa ont été interdits, et lorsque les marabouts ont été visés en général. Quant à l’Autorité palestinienne… aucun mot ne pourrait mieux la décrire que ceux de son propre président sénile.
L’entreprise sioniste à Jérusalem est vraiment brutale ; elle ronge plus profondément que nous ne pouvons le voir et plus largement que nous ne pouvons l’imaginer. Pour y résister, il faut un engagement sérieux, de l’énergie, des ressources et, avant tout, une volonté politique. Le soutien à cette révolte est indispensable, tout comme sa diffusion et son expansion, bien sûr. Mais en attendant, il serait tout aussi indispensable d’étudier les révoltes précédentes et de comprendre ce qu’elles ont apporté et leurs limites, ainsi que la réponse israélienne qu’elles ont reçue, en essayant de la prévoir et de la contester. Comme il serait tout aussi indispensable de lire et comprendre le tableau de Jérusalem… un tableau effroyable, sans aucun doute.