L’attaque sur le pétrole saoudien annonce-t-elle des bouleversements au Moyen-Orient?

THOMAS CANTALOUBE, Médiapart, 21 septembre 2019

Dans la partie compliquée qui se joue ces jours-ci entre Téhéran, Riyad et Washington, la vieille alliance américano-saoudienne subit un test. La stratégie iranienne est dangereuse mais les hésitations américaines révèlent peut-être un monde en train de basculer.

Jusqu’à présent, une des règles intangibles de la géopolitique moyen-orientale était que les États-Unis protégeaient coûte que coûte leur approvisionnement en pétrole (et donc celui du reste de la planète) et par conséquent le premier fournisseur mondial, l’Arabie saoudite. Mais, depuis l’attaque du samedi 14 septembre 2019 contre deux sites pétroliers saoudiens, cet axiome a soudain perdu de sa pertinence. La moitié de la production d’or noir saoudien, soit 5 % du flot quotidien mondial, a été interrompue par une série de frappes de drones et de missiles et Washington, pas plus que Riyad, n’a répliqué. Au contraire, les signaux envoyés par l’administration américaine ont même paru singulièrement confus.

Certes, la question de la responsabilité de ces attaques reste en suspens. Les Houthis yéménites ont beau avoir revendiqué l’assaut, nul ne croit vraiment qu’ils aient pu mener de leur propre chef une opération aussi compliquée et aussi précise. Les Iraniens ont démenti en être les auteurs mais, dans le même temps, ils s’en sont ouvertement félicités au point d’en livrer également une interprétation. « Les Yéménites n’ont pas frappé un hôpital, ils n’ont pas frappé une école. Ils ont simplement frappé un centre industriel, attaqué pour vous mettre en garde », a tancé le président iranien Hassan Rouhani en conseil des ministres, s’adressant à l’Arabie saoudite. Avant d’ajouter : « Tirez les leçons de cet avertissement et considérez qu’il pourrait y avoir une guerre dans toute la région. »

Le ministère saoudien de la défense a révélé que l’attaque avait été menée par dix-huit drones et quatre missiles de croisière (en plus de trois autres missiles, qui n’ont pas atteint leurs cibles), qui ne provenaient nullement du sud, où se trouve le Yémen, mais plutôt du nord, en direction de l’Iran et de l’Irak. Si l’on ajoute à ce faisceau de présomptions le comportement récent de Téhéran – arraisonnement de navires dans le golfe Persique, drone américain abattu –, il ne fait guère de doute que l’Iran est à la manœuvre. Soit directement, soit plus certainement indirectement grâce à son réseau d’affidés, Houthis au Yémen et milices chiites en Irak.

Cependant, en provoquant ainsi Washington, et aussi Riyad et les Européens qui s’efforcent tant bien que mal de sauvegarder ce qui peut l’être de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015 à l’origine de tous les remous actuels, Téhéran joue un jeu extrêmement dangereux. Car il touche à ce que l’on croyait être un invariant de la géopolitique moyen-orientale évoqué ci-dessus. Mais peut-être ne l’est-il plus ?

Examinons ce qu’a révélé cette attaque inattendue sur l’infrastructure pétrolière saoudienne.

  • Le coup de force iranien

Depuis que Donald Trump a dénoncé l’an passé l’accord de Vienne sur la limitation des capacités d’enrichissement atomique de Téhéran et renforcé toute la batterie de sanctions financières contre la République islamique, « l’Iran se sent acculé et réagit en conséquence », explique le professeur de relations internationales à l’université du Michigan Juan Cole. « Les Iraniens avaient respecté leur part de l’accord, ce que personne, pas même la CIA, ne conteste. Ils se sentent donc trahis : leur économie continue de partir en déconfiture, les jeunes quittent le pays, et les Européens se montrent incapables de s’émanciper de la tutelle américaine pour contourner le régime de sanctions. »

Cette situation, que beaucoup en Iran vivent comme critique – cela fait des années que l’économie tourne au ralenti et ne peut déployer son potentiel – contribue à renforcer les « durs » du régime qui seraient prêts à aller jusqu’à une confrontation avec les États-Unis qui, selon eux, renforcerait leur légitimité. N’ayant plus grand-chose à perdre, ils ont choisi une forme de fuite en avant en provoquant directement Washington et son allié, Riyad : annonce de la reprise de l’enrichissement de l’uranium à un taux supérieur, arraisonnement de navires dans le golfe Persique, menaces de blocage du détroit d’Ormuz et finalement, attaque contre les infrastructures pétrolières saoudiennes.

Pour certains analystes, la situation rappelle celle qui avait conduit l’Irak à envahir le Koweït en 1990. Au sortir de presque dix années de guerre contre l’Iran, confronté à une économie exsangue et à une chute de ses recettes pétrolières, Saddam Hussein avait décidé d’annexer l’émirat voisin pour mettre la main sur ses richesses. Il se doutait certes que Washington réagirait, mais il avait néanmoins « tenté le coup » pour desserrer l’étau autour de son pays.

L’Iran est paradoxalement encouragé dans cette attitude par l’incohérence de la politique trumpienne à son égard. Dans ses discours, ses tweets, ses remarques aux journalistes, Trump ne cesse de souffler le chaud et le froid, mais une constante semble néanmoins émerger : ses actions ne sont pas à la hauteur de sa rhétorique. « On peut penser que les Iraniens sont de fins calculateurs : ils ont compris que le président américain ne voulait pas d’une nouvelle guerre au Moyen-Orient, surtout en année électorale, confie un ancien diplomate de l’administration Obama. Si ce sont eux qui ont attaqué les installations saoudiennes, leur moment était très bien choisi : juste après le licenciement du faucon John Bolton, en pleine élection israélienne, et alors que Trump disait vouloir rencontrer Rouhani en marge de l’Assemblée générale de l’ONU. »

Pile au moment où la Maison Blanche semblait faire une ouverture, les Iraniens ont doublé la mise sur le tapis vert plutôt que d’accepter la partie nulle. C’est certes très dangereux parce que le risque de confrontation est réel. Mais c’est aussi, dans la logique iranienne, une façon de dire que le pays ne se couchera pas et qu’il doit être traité avec respect car sa capacité de nuisance reste considérable.

  • La faiblesse saoudienne

Dans le face-à-face aussi bien religieux que géopolitique qui oppose depuis des décennies l’Arabie saoudite et l’Iran, Riyad possède, en théorie, toutes les cartes : de l’argent par milliards, une population soumise (ou anesthésiée), l’appui des Américains et des Européens. Et pourtant, ce sont les Saoudiens qui viennent de se faire humilier par une attaque sur leur sol contre ce qu’ils ont de plus précieux, leur pétrole.

En 2017, l’homme fort du Royaume, le prince héritier Mohammed ben Salmane (surnommé MBS), par ailleurs ministre de la défense, fanfaronnait dans une interview : « Nous n’attendrons pas que la bataille se déroule en Arabie saoudite : nous ferons en sorte de mener le combat contre l’Iran sur son sol. » Il ironisait par ailleurs sur la faiblesse militaire de Téhéran. Depuis le samedi 14 septembre, ces admonestations sonnent creux et, dans tout pays doté d’institutions démocratiques ou de contre-pouvoirs, le chef de gouvernement (officieux) et le ministre des armées qui auraient laissé passer une telle attaque se retrouveraient sur un siège éjectable. MBS peut bénir Allah d’être le fils du monarque dans un régime totalitaire !

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