France : vers la désobéissance civile de masse

Marie Astier et Gaspard d’Allens (Reporterre), 21 septembre 2019

Face à l’urgence climatique, de nombreux militants se tournent vers des modes d’action plus directs, comme la désobéissance civile. Reporterre s’est penché sur l’engouement qu’elle suscite. Permettra-t-elle au mouvement pour le climat de gagner en puissance ?

En septembre 2018, la première marche pour le climat réunissait des dizaines de milliers de personnes, du jamais vu en France. Cette année, la mobilisation s’étale sur deux jours – hier vendredi et aujourd’hui samedi, alliant grève et manifestations… Mais aussi actions plus déterminées de désobéissance civile.

Depuis quelques mois, elles se multiplient : des décrochages de portraits de Macron aux blocages d’entreprises polluantes comme Amazon, EDF ou Total, de l’occupation du pont de Sully à l’arrêt d’un paquebot de croisière à Bordeaux. Il ne se passe pas une semaine sans que de telles actions aient lieu. La désobéissance civile irrigue tout le mouvement pour le climat et bénéficie « d’un engouement sans précédent », note le sociologue Manuel Cervera-Marzal. Même un tribunal a approuvé la méthode, dans sa décision du 16 septembre 2019, après le procès des décrocheurs de Lyon. Le juge a relaxé les militants qui ont agi, selon lui, par « nécessité ».

« La désobéissance civile est un choix stratégique autant qu’une demande des nouveaux adhérents »

« Aujourd’hui, les formations à la désobéissance civile sont prises d’assaut », témoigne Élodie Nace, du mouvement Action non-violente Cop21 (ANV-Cop21). Un constat partagé par les Désobéissants — un collectif de formation à la désobéissance civile —, Greenpeace, Attac ou Extinction Rebellion (XR). « Fin décembre, on était 1.500 inscrits sur notre forum, raconte Mathilde Gailing, membre de XR. Aujourd’hui, on est 9.500. À Paris, chaque semaine, entre 120 et 180 personnes se présentent aux réunions d’accueil. Tous les weekends, on organise des formations à la désobéissance civile et elles sont pleines. »

La situation est inédite. « Beaucoup de personnes grillent maintenant les étapes classiques du parcours militant – les distributions de tracts, les soirées débats. Ils vont directement vers la désobéissance », remarque Jean-François Julliard, directeur de Greenpeace France. Sur les 2.000 activistes qui ont bloqué, en avril dernier, les sièges d’EDF, Total et la Société Générale à la Défense, deux tiers étaient nouveaux et n’avaient encore jamais participé à une action. « Cela va bien au-delà de nos cercles habituels », constate-t-il encore. « Avec un public plutôt jeune mais où tous les âges sont néanmoins représentés. »

Plus de 2.000 activistes ont mené des actions contre « la République des pollueurs », à La Défense, près de Paris.

Comment expliquer cet élan ? « La désobéissance est à la mode. C’est le Groenland qui désobéit en fondant beaucoup plus vite que ne le lui avaient ordonné les scientifiques, et les entreprises qui désobéissent en enfreignant les normes environnementales », plaisantent des membres du collectif Désobéissance écolo Paris.

« Face à l’urgence, et devant une rehausse des alarmes, il faut en parallèle une rehausse de nos engagements », dit Jean-François Julliard. « J’ai changé mon mode de vie, signé des pétitions, participé au collectif des Citoyens pour le climat qui organise les marches », liste Mathilde Gailing d’Extinction Rebellion. « Mais il n’y a pas de résultat. Je me suis engagée à XR car les actions sont plus radicales. » « Depuis le mouvement des Gilets jaunes, il y a une volonté d’aller plus loin dans le type d’actions menées », ajoute Élodie Nace.

La désobéissance civile vient prendre le relais d’autres mobilisations. « Cette forme de contestation apparaît dans un moment où les luttes liées au travail disparaissent petit à petit », observe aussi Désobéissance écolo Paris. « Cet engouement fait écho au fait qu’il y a de moins en moins de militants dans les partis politiques », dit Manuel Cervera-Marzal.

Des activistes d’Extinction Rebellion ont déversé 300 litres de faux sang sur les marches du Trocadéro (Paris) pour alerter sur les morts de la catastrophe écologique.

Cette appétence pour la désobéissance vient bousculer les associations traditionnelles. Greenpeace le reconnaît : « On a dû s’ouvrir, apprendre à travailler avec d’autres groupes et plus seulement avec notre petite équipe de grimpeurs et de professionnels », dit Jean-François Julliard. Attac y a même vu « la possibilité de se renouveler », nous indique sa porte-parole Aurélie Trouvé. « La désobéissance civile a été un choix stratégique autant qu’une demande des nouveaux adhérents. »

« On transformait les procès en tribune ! On retournait comme un boomerang la répression que l’on subissait »

L’éclat que possède aujourd’hui la désobéissance civile doit aussi s’observer à la lumière de son histoire. « Elle a commencé dans les années 60 contre les essais nucléaires, raconte Manuel Cervera-Marzal. Ensuite dans les années 70, il y a eu [la lutte contre l’extension d’un camp militaire] dans le Larzac, le manifeste des 343 pour l’avortement. Dans les années 90, il y en a eu encore plus avec [l’association de lutte contre le sida] Act Up ou le Réseau éducation sans frontières qui hébergeait des familles de sans-papiers. »

En 2007, des militants d’Act Up-Paris ont déversé une centaine de litres de faux sang sur le ministère de la Santé.

Christian Roqueirol, éleveur de brebis membre de la Confédération paysanne, incarne à lui seul ces différentes époques. Il n’a pas fait son service militaire et a occupé illégalement une ferme sur le Larzac. Faucheur volontaire d’OGM, démonteur du McDonald’s de Millau avec José Bové, militant contre les essais de la bombe atomique dans le Pacifique, il a largement goûté aux gardes à vue, un peu à la prison et été à la barre des accusés dans nombre de procès. « On les transformait en tribune !, se souvient-il. On retournait comme un boomerang la répression que l’on subissait. »

Le terme de désobéissance civile, lui, remonterait au XIXe siècle et serait apparu pour la première fois en titre d’un ouvrage de l’écrivain américain Henri David Thoreau, Civil Desobedience, explique Christian Mellon, du Centre de recherche et d’action sociales (Ceras), dans un article. Mais la publication sous ce titre a eu lieu à titre posthume. À l’intérieur du texte, le terme n’apparaissait pas. Reste que Thoreau y expliquait qu’il est légitime de ne pas payer son impôt, en signe de désaccord avec la politique esclavagiste de son État. L’expression a ensuite été adoptée par Gandhi dans les années 1910, ce qui a permis de populariser le terme. L’ouvrage a également marqué Martin Luther King, qui a donné à l’expression un « retentissement mondial », raconte Christian Mellon.

Lors du Camp Climat, les participants se sont formés à la désobéissance civile lors d’une grande « simulaction ».

Aujourd’hui, la désobéissance civile « est d’abord une action illégale », explique Manuel Cervera-Marzal, « mais commise en vue de l’intérêt général, non violente dans le sens où elle respecte l’intégrité physique et morale de l’adversaire, à visage découvert car on assume les conséquences de ses actes. » Il distingue désobéissance civile directe et indirecte : « Quand le mouvement des droits civiques porté par Martin Luther King, aux États-Unis, pénétrait dans une bibliothèque interdite aux Noirs, ils contestaient directement la loi incriminée. Mais quand vous décrochez un portrait de Macron dans une mairie, ce n’est pas pour s’opposer à la propriété privée. C’est pour attirer l’attention sur l’inaction climatique du gouvernement. »

Un succès plus symbolique que concret ?

Les écologistes pratiquent donc aujourd’hui, la plupart du temps, une désobéissance civile indirecte. « Les décrochages, c’est symbolique, ça fait parler, c’est bien, observe Christian Roqueirol. Mais je ne vois pas beaucoup d’actions qui remettent de manière déterminée en question ordre étatique. Il faut qu’on passe à la vitesse supérieure ! »

Quel en est alors l’efficacité ? « Si succès il y a, c’est par l’impact médiatique que ces mobilisations créent, estime Albert Ogien, sociologue à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Mais au niveau des résultats concrets, on doit encore attendre ». « Leur impact matériel est quasi nul », juge de son côté le collectif Désobéissance écolo Paris. « Les ONG voient la désobéissance civile comme une stratégie d’interpellation du pouvoir ou de la population, via des formats d’action symbolique, plutôt que comme une véritable stratégie efficace permettant d’arriver à ses fins par soi-même. »

« Avec les décrochages, on touche l’image du président de la République. Ce qui n’a rien d’anecdotique. »

Élodie Nace d’ANV Cop21 pense, au contraire, qu’avec les décrochages, « on a touché l’image du président de la République. Ce qui n’a rien d’anecdotique. On aurait jamais imaginé que cela allait susciter une réaction aussi forte des autorités. » Les blocages ont, selon elle, également eu leurs premiers effets, « lors de la grève pour le climat qui a suivi le blocage de la Défense, 13 tours avaient leurs accès réduits de manière drastique : ils craignaient une nouvelle occupation. Cela construit un rapport de force. »

Les organisations écologistes espèrent un « mouvement de masse, populaire, radical »

Plusieurs organisations se demandent désormais comment accentuer cette pression. « On ne fait encore que chatouiller le pouvoir, observe Mathilde Gailing d’XR. Mais la perturbation de l’activité économique est notre cœur de cible. » Le mouvement programme une « rébellion internationale » début octobre afin de bloquer plusieurs capitales (Londres, New-York, Sidney, Paris, Berlin, etc.).

Pour peser, les organisations écologistes parient sur la massification. « Notre objectif est de construire un mouvement de masse, populaire, radical », souligne Élodie Nace, « d’avoir des portes d’entrée pour que des gens qui n’ont jamais manifesté de leur vie puissent participer à des actions de désobéissance civile. » « Il faut montrer que nous sommes nombreux à prendre le risque d’une interpellation, d’une garde à vue ou d’une condamnation judiciaire », ajoute Jean-François Julliard.

Des risques que tout le monde ne peut pas prendre, rappelle le collectif Désobéissance écolo Paris, contacté par mail : « La police ne réagit pas de la même manière à une action organisée par des blanc.he.s bourgeois.es qu’à une action des jeunes de banlieue racisés ou des Gilets jaunes. La non-violence n’est possible qu’à partir du moment où l’opposant — l’État et la police — veut aussi être non violent à votre égard. S’il faut massifier, il est souhaitable aussi d’articuler avec d’autres modes d’action. »

Inventive et combative, la Zad de Notre-dame-des-Landes est un exemple à suivre pour de nombreux militants.

Les pionniers de la désobéissance civile n’avaient d’ailleurs pas une position si tranchée qu’on l’imagine sur la violence et la non-violence. « Dans le mouvement de Gandhi pour l’indépendance de l’Inde, il est arrivé que des non violents, provoqués par les forces de l’ordre, finissent par réagir de manière extrêmement violente, rappelle Manuel Cervera-Marzal. Idem pour le mouvement des droits civiques aux États-Unis : le récit dominant consiste à opposer Martin Luther King à Malcolm X, mais des échanges épistolaires témoignent d’une grande estime réciproque et d’un respect pour le choix stratégique de chacun. »

Pour de nombreux militants, l’équilibre trouvé à la Zad de Notre-dame-des-Landes incarne la voie à suivre. Le bocage rebelle a réussi à bloquer le projet d’aéroport pendant 40 ans, de multiples manières dans le respect d’une diversité des tactiques. Des actes de désobéissance – une occupation d’abord illégale, des sabotages, des manifestations parfois interdites – ont ainsi abouti à l’une des plus grandes victoires du mouvement écologiste des dernières années.

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